4.9.05

On n'a qu'à embarquer sur le ferry, et une autre dimension s'ouvre à nous. Oh, pas grand chose, mais tout de même: pour quelques instants, nous quittons notre condition de terriens.

Nous nous rendions à Barnston Island. La traversée ne doit pas prendre plus de cinq minutes. Sur l'eau vert-brune du Fraser, la petite barge fait inlassablement le même trajet ennuyant. Des hommes travaillent là-dessus à la journée longue, et le capitaine du rafiot qui fait avancer tout ça porte ses épaulettes comme n'importe quel autre. Sa chemise blanche bien pressée quand même ouverte de quelques boutons. Les chaînes; les blocs à poser devant les roues des camions; les gants, les vestes fluorescentes; les passants que nous étions, toujours les mêmes, à vouloir oublier la ville un moment.

Nos vélos sortis, nous étions sur le petit chemin de campagne, prêts à faire le tour de cette île à vingt minutes de Vancouver. Dans ce pays magnifique, les champs ne sont qu'interludes. Dès qu'elles le peuvent, dès qu'elles ont laissé l'espace qu'il faut pour laisser passer le cours de l'eau, les montagnes se redressent d'un coup, refermant l'horizon mais se posant en porte ouverte à l'imagination. La route n'était qu'on prétexte à chasser ces mûriers dont on dirait qu'ils aimeraient envahir tout le pays. À aller dire bonjour aux chevaux philosophes derrière la clôture. À passer doucement sous les aigles tournoyants, écoutant leurs cris, admirant le déploiement de leurs plumes, voyant presque le ciel à travers la partie la plus mince de leurs ailes. Les aigles dorés si sûrs d'eux-mêmes.

Sur le territoire de la bande indienne, comme souvent c'est le cas, le paysage change dès la limite franchie. Des cabanes délabrées, des roulottes, des endroits en lambeaux comme j'imagine leur âme à tous ces oubliés. Mais je peux me tromper. J'en reparlerai, de ces humains pour moi mystérieux, à qui on a tout volé ou presque. Il leur reste tout de même au moins le pouvoir de respirer. Autrefois cousins de ces aigles dominoyants, on les a appelés sauvages parce qu'on savait ne pas vouloir employer le mot « libre ». On savait cependant s'occuper de tout ce qui était qualifié de sauvage. Des indiens aujourd'hui pêchaient sur le fleuve tranquille en écoutant Madonna dans leur bateau. Les bruits et les odeurs des moulins à papier se manifestaient dès qu'on s'approchait de l'eau. Mais il en faut beaucoup à la beauté avant qu'elle abandonne un endroit.

Nous sommes revenus en ville où seulement il avait plu.