1.9.06


Je suis sorti sous les étoiles pour vous écrire une fois encore. Pour m'écrire et vous écrire une dernière fois dans ce journal. Pour tenter encore... mais tenter quoi? Pour quoi faire? Avant tout être là, être ouvert au vent qui passe, prendre le temps de raconter les odeurs qui y volent, les souvenirs qui y flottent. Être là pour donner ce que je peux donner.

Mes cadeaux parfois étaient bien ordinaires, je le sais. Bien des soirs, j'ai été porté par le défi plus que n'importe quoi d'autre. Et pourtant il est arrivé, comme lorsqu'on tond le gazon par nécessité et qu'on tombe sur une petite fleur qu'autrement on n'aurait jamais remarquée, cachée près de l'escalier rouillé, invisible sous nos yeux, il est arrivé donc que par les pires soirs, ceux où je me sentais fonctionnaire au ministère du blogue, où je m'ennuyais moi-même, rempli du remords de perdre mon temps en «public» et de peut-être le faire perdre à d'autres, il est arrivé que jaillisse quelques mots, une phrase qui rachetaient mon entreprise. Oui, si souvent il suffit d'une seule phrase...

La dernière année m'a vu passer du Pacifique au Saint-Laurent, du pays des nuages à celui des racines, par des états très divers, dont celui de maladie qui m'a fait m'absenter six jours (un septième s'est ajouté pour quelque autre raison). Et je suis heureux d'avoir fait cette route, bien que content d'arriver au bout. Tout au long du chemin, de belles pancartes pouvaient être vues au passage: les messages que vous m'avez écrits. Certains m'indiquaient quelque chose à voir, d'autres la bonne route à prendre. D'autres encore me parlaient de leur chemin à eux; et il me semblait qu'il devait être juste là, derrière la colline, ce sentier parallèle au mien. Souvent je croyais lire dans ces messages ce qu'on aimerait voir, pour soi seul, sur une pancarte verte le long d'une autoroute: «Lâche pas!» J'essaie.

Je suis toujours habité de doutes, mais ici, sous les étoiles, dans le silence bruyant de la nuit, il me semble que ces doutes forment en moi une autre sorte de constellation. Et ainsi je me sens frère de ces fées qui scintillent là-bas.

J'aime bien ces mots: «là-bas», «là-haut». Ils nous proposent le dépassement, petits nords magnétiques qu'on jetterait devant soi avant de sortir sa boussole. J'ai encore quelques-uns de ces mots dans mes poches. Je ne sais pas où ils tomberont, quand je les aurai lancés. Dès que j'en saurai plus, je vous écrirai.

Merci.

31.8.06

« Bois du vin ! Longtemps tu dormiras sous la glaise
Sans ami, sans compagnon, sans camarade, sans épouse !
Écoute la parole sincère de Khayam :
Bois du vin ! Sois un coquin ! Fais du bien ! »

Cher Khayam ! J’aime entendre ta parole goûteuse, répétitive comme le battement du coeur, enjouée. Tu me sembles parfois le G.O. de la poésie. Pas mal pour un esprit persan et médiéval ! J’ai perdu cependant la traduction qui m’avait fait te découvrir. Longtemps j’ai cherché à retrouver ce petit livre rouge qui contenait une préface amoureuse, et puis j’ai abandonné et me suis rabattu sur cette version dont le langage me paraît décevant. « Sois un coquin. Fais du bien. » Quel est le boîteux qui nous a donné ça? J’ai aussi un texte anglais, mais ça ne va pas plus. Enfin, je tente tout de même de te rejoindre malgré qu’il me faille en quelque sorte décoder ces mots qu’on m’offre.

« Cette chair, ce costume corporel, c’est rien !
Cette enceinte, cette voûte tentière des cieux, c’est rien !
Fais la fête ! Dans ce tintamarre de vie et de mort
Nous ne tenons que par un souffle, et ce souffle c’est rien. »

Ô fabricant de tentes, tu veux à la fois lever le pan de celle qui te cache le vrai monde et y passer la nuit au secret, à boire en jolie compagnie, dans la lumière hors du temps, bien à l’abri de la poussière. Je te comprends.

Tapis épais, belle compagne, et camarades du voyage sans nom, danseurs, acrobates, vins aux noms de poème et de terre, vins aux saveurs enivrantes, le grand champ de la nuit nous les découvre tous, et nous donne le temps, et nous rend innocents. Importants.

Ô la nuit de l’éveil !

30.8.06


Où notre héros s’enjoint lui-même à ne pas désespérer.

***

«Les fauteurs de merde n’arriveront à rien, en fin de compte», se disait-il pour se donner du courage. En y pensant bien, il croyait à l’enfer, finalement, quelle que soit la forme que cet endroit ou cet état puisse prendre, et il se disait qu’il était impossible que les salauds de ce monde ne s’y retrouvent pas. «L’enfer, c’est peut-être un passage de plus sur la terre.» Il avait dit ça, une fois, en discutant de cette drôle d’idée qu’ont les hindous, la réincarnation et tout. Une vie dont le seul but serait d’en expier une précédente. Mais alors, il s’imaginait un esprit vraiment tordu, le diable en personne, puisque le diable peut certainement être plusieurs personnes, qui aurait découvert le truc et à qui ça ne dérangerait pas trop de faire le mal, de crever et de recommencer, ainsi de suite jusqu’au jugement dernier. Juste pour être sûr que le mal, inextricable comme un pissenlit stéroïdé, perdure.

Pas de danger avec ça. Mais après tout, s’ils veulent faire le mal, qu’il le fassent. Ça, notre héros le pensait. Il n’osait plus le dire à haute voix, ce qui en disait beaucoup sur le confiance relative qu’il avait en cette idée.

«Tant pis pour eux!», sermonna-t-il soudain.

La dame du banc d’en face s’était retournée un instant, les yeux inquiets, avant de reprendre son livre et d’y replonger le regard. Notre héros était dans l’autobus, il faut bien le dire, et ces réflexions sur le mal occupaient son esprit blasé par des paysages trop connus. Ah, s’il s’était trouvé dans le bon vieux temps, il aurait bien sorti son paquet de cigarettes et en aurait grillé une juste là, assis sur la banquette orange, le coude contre l’appui de la fenêtre. Il s’imaginait combien cela l’aurait détendu et distrait, mais bon, on n’était pas dans le bon vieux temps et d’ailleurs il n’avait jamais fumé.

Autour de lui, les gens étaient les mêmes que d’habitude, et pourtant il ne reconnaissait personne. Il y avait les jeunes filles en route vers l’école, les hommes et les femmes qui se rendaient au travail. Certains pourtant avaient un air à n’aller nulle part. Les plus âgés des voyageurs adoptaient déjà des attitudes d’après-midi, c’est ce que se disait notre héros sans pour autant pouvoir parvenir à expliquer cette assertion; mais il avait l’impression que les vieux étaient toujours en avance dans leur journée, et cela lui rappelait la maison de sa grand-mère, où dès neuf heures trente le matin, l’air se chargeait de l’odeur de la soupe poulet et nouilles qui allait mijoter en attendant un dîner hâtif.

Il poussa un soupir. Soudain, il aimait cette paix de matin de semaine, où chacun se rend à ses occupations ordinaires. Il était impossible de trouver quoi que ce soit de méchant, ici -- au pire un brin de tristesse. Et les humains d’âges et de conditions diverses qui se côtoyaient en remuant tendrement le faisaient avec une résignation qui se muait parfois en un début de camaraderie. Il n’était pas rare, par exemple, d’entendre deux inconnus amorcer une discussion toute simple, pour nulle autre raison que de passer le temps plus agréablement, pour rompre le silence comme on le fait du pain et accéder à quelque chose de meilleur.

«Le mal existe, se disait-il, comme les cloportes. Mais je ne suis pas obligé de me préoccuper ni de lui, ni d’eux.» C’est tout ce qu’il avait pu trouver comme comparaison. Il savait qu’elle était boîteuse, mais elle lui convenait pour aujourd’hui. Demain, peut-être s’il devait tuer le temps en attendant l’autobus, il aurait le loisir d’en trouver une autre.

29.8.06

Mardi. Le jour de Mars, dieu de la guerre. N’existe-t-il pas un dieu de la paix, d’après lequel on pourrait commencer à nommer un mois, un jour, ou tout au moins un moment? La paix. La coopération, l’entraide. Comment se fait-il que ce soient choses si difficiles?

Ah, oui, l’industrie de la guerre a l’avantage d’imposer le gaspillage parfait, la méthode ultime de faire rouler l’argent. Un missile de lancé: la valeur de plusieurs voitures qui part en fumée. Et il faut bien recommencer, en construire d’autres... Dans les grandes villes, des ingénieurs ingénieux s’affairent à concevoir des armes toujours plus salopes que celles qui sont venues avant. Et dans les petites villes, là où on ne crache pas sur une job, des usines cachées derrière des drapeaux fabriquent ces armes aux noms soit évocateurs, soit nébuleux. Plus tard et très loin, heureusement, des avions invisibles laisseront tomber leur cargo démoniaque («Je n’ai fait que suivre les ordres»), et des bombes de taille respectable, par exemple, se sépareront en dizaines de plus petites, conçues pour s’écarter les unes des autres et couvrir une large zone, descendre lentement sous leur petit parachute de plastique et exploser, tuer, quoi, déchiqueter (mais les militaires trouveront d’autres mots, des mots castrés, pour décrire tout cela, eux, les embourbeurs du langage comme il savent l’être de la pensée), faire entrer dans la chair de ceux qui ont le malheur d’être en bas la leçon numéro un que cherche à donner la guerre: tasse-toi de là que je m’y mette.

Et si, si au moins il ne s’agissait que de cette guerre qu’on s’imagine, enfant, quand on commence à entrevoir que cette chose existe et qu’on se renseigne sur elle à travers livres, images, etc. Il y aurait des bons, des méchants, ou au moins des convictions. De l’honneur? Mais non. Rien de tout cela ne justifie plus une guerre; rien d’autre que l’argent ne compte. L’argent n’a même pas besoin de dieu pour le représenter: il a le culot de se poser en déité.

Mais un dieu de paix... Les druides, peut-être, en avaient? Les amérindiens? Où vont donc les dieux oubliés? Sous quelles montagnes dorment-ils, que nous allions les sortir de leur torpeur? Il nous faut un nouveau héros, une nouvelle quête, il faut partir à la recherche de ce dieu endormi et trouver le moyen de le réveiller. Bien sûr, comme pour toutes les quêtes, la chose est impossible, impensable, même. Et pourtant, il faut essayer.

28.8.06

Je regarde le temps se passer, numérique. Les chiffres changent au coin de l’écran. J’ai passé à travers quelques mois de photos en pressant la flèche gauche de mon clavier. Des anniversaires. Des endroits visités: villes, forêts, parcs, maisons des copains. Des tempêtes, des lilas. Un avion. Toutes ces petites choses qui font qu’hier n’est pas aujourd’hui. Et pourtant les sourires sont les mêmes aux visages des enfants. Certaine joue un peu moins ronde à présent, peut-être.

Les yeux me piquent mais ça, au moins, n’est pas l’effet de la nostalgie.

Le monde est vaste, et l’âme aussi. Et la tristesse, c’est quand tout ça est rétréci. Attention, donc. Que quand on ferme les yeux, ce soit pour rêver. Que quand on pose la tête dans les mains, ce soit pour imaginer. La pluie, ce n’est qu’une rosée qui n’en finit plus de se déposer. Et quand le soir devient frais, ce fantôme qui nous sort de la bouche à chaque fois qu’on respire, il vient pour nous apprendre qu’il suffit de changer quelque chose pour qu'un monde invisible nous soit soudainement accessible.

Il faut chercher la trace de sève qui attend dans les poteaux électriques, mais aimer aussi malgré tout leur substance craquée. Et grise du baiser des hivers.

Je regarde le temps passer mais je ne dois plus regarder les chiffres. Je dois apprendre à compter les fantômes et les gouttes de pluie, à trouver ce qui cloche et le laisser sonner, à regarder enfin s’il le faut mon regard. À trouver la mesure de mon temps.