25.8.06


Je me suis fait tirer mon portrait. On dit que c'est ce qui est à l'intérieur qui compte, alors ça convient tout à fait. Ça pourrait s'intituler «Sphinx au miroir» ou «Le baiser des sphinx», ce qui serait mieux, car les sphinx sont trop souvent perdus dans leur solitude et, pour une fois, ça donnerait l'occasion de les considérer autrement. Ici, cependant, on dirait qu'ils sont empêchés dans leurs élan amoureux par une étrange structure qui leur pend du ciel entre leurs deux têtes, sorte d'anti-boule de gui construite par des dieux égyptiens jamais en mal de restes corporels.

Mais il y a d'autres histoires, dans ce cliché. Il y a ces nébuleuses noires, taches d'antimatière flottant au beau milieu de cet espace de moi, et dont je ne soupçonnais même pas l'existence. (Mais n'en est-il pas ainsi de bien des choses dans le monde?) Il y a aussi cette vertèbre, cause de mes maux, qui a tenté de se faire pousser des ailes trop grandes. Peut-être voulait-elle s'en servir pour s'évader; il est vrai que le corps doit sembler une cage, parfois, et que la place immuable, bien précise, qui est donnée à tous ces morceaux doit en fatiguer quelques-uns.

L5, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, se prépare donc depuis longtemps des ailes. Elles en ont toutes, les vertèbres: elles s'en servent pour bien s'imbriquer les unes dans les autres, pour diriger le passage de tel paquet de nerfs, protéger telle gélatine essentielle. Mais notre amie L5 voyait les choses autrement, elle avait de l'ambition. Depuis des années et des années, peut-être bien depuis que je suis tout petit, alors que toutes ces vertèbres n'étaient encore que cartilages mi-rigides, elle se voyait ailleurs. Aussi a-t-elle mis son énergie à se faire ces belles grandes ailes. Mais elle est faite d'os, la pauvre, et plus elle les faisait grandes, plus les ailes devenaient lourdes. Alors, au fil du temps, elle a commencé à les déposer un peu sur le bassin, histoire de reprendre des forces. Au début, ce n'était que momentané, le temps d'un souffle; puis, à mesure que les ailes grandissaient et devenaient lourdes, ce fut un peu plus, et un peu plus. Et les ailes, heureuses peut-être de pouvoir s'abandonner à un repos qui leur semblait plus concret que les idées d'envol et d'évasion, y prirent goût. Elles commencèrent à faire leur nid, pour ainsi dire, dans cet os plus grand qu'elles qui leur semblait si robuste mais tout de même sympathique, avec sa forme de papillon. Et voilà que les os commencèrent à se mêler...

Après tout, il s'agit du même corps, pas vrai? Oui, mais ce corps est fait pour bouger, et L5, avec ses idées de métamorphose, est venue un peu gâcher les choses. Parce qu'elle s'acoquinait avec le bassin, ses voisines ont dû prendre son travail en plus du leur, d'où fatigue, d'où usure, d'où mal, en fait, pour le propriétaire de toute cette belle ménagerie qui n'est probablement même pas au courant qu'elle en a un. Peut-être a-t-elle raison, d'ailleurs, la ménagerie.

C'est pourquoi je préfère voir des sphinx qui s'embrassent, dans cette image embrumée venue d'un autre monde. Autrement, il faudrait que j'y voie moi. Mais je ne sais pas si ce serait juste.