20.8.06

Doucement, lentement, comme la caresse d’une femme qui veut que la nuit dure longtemps, le soir tombait sur la terre. Et Thomas restait là, allongé sous le grand orme, les yeux perdus dans le ciel sans nuage. Il s’était fait une promesse, et même s’il ne les tenait pas toujours, il sentait que cette fois-ci, les éléments étaient avec lui. Il avait le temps. Couché dans l’herbe de ce qui n’était pas tout à fait un pré, mais pas un terrain vague non plus, il attendait demain. D’abord, du terrain de golf qui jouxtait l’espace où il se trouvait, étaient venus des coups secs qui avaient rythmé le temps. Mais à mesure que le ciel s’encrait, les coups avaient diminué. À présents, les criquets avaient pris la relève, avec leurs chants infinis et en bout de ligne ahurissants comme les étoiles quand on ne peut les compter. Ce qui n’était pas le cas, car la nuit prenait son temps pour tomber, et que les innombrables lumières émanant de la ville voisine se répandaient dans le ciel et formaient une grande flaque de lait qui rendait tout visqueux et flou. Mais Thomas avait le temps.

Il construisait les étoiles qui manquaient, se demandant ce que ça devait bien avoir l’air quand on se trouvait dans le désert. Il croyait pouvoir le dire, il le sentait. Il fermait de longues minutes ses yeux dont la couleur s’était maintenant perdue dans la pénombre, et laissait ses doigts caresser la terre entre les brins épars de gazon. Du bout des doigts, il grattait la matière sablonneuse, sentant ses ongles s’encrasser. Il se savait à l’ombre d’une grande dune, protégé des vents glaciaux mais aux premières loges pour se tenir en équilibre au-dessus de la nuit, retenu seulement par les extrémités de ses doigts plantés dans le sol et le souvenir qu’il y aurait un matin. À chacune de ses inspirations, il sentait un peu mieux cette odeur sèche et pure, juste un peu salée par le souvenir mythique des anciennes mers, qu’avait le désert, et à toutes ses expirations, chacune un instant plus longue que la précédente, le monde autour de lui prenait forme: il n’était pas seul.

Il voyageait en compagnie d’un autre, qui était couché à ses côtés, et avec qui il avait parlé en anglais avant qu’il ne s’endorme ou en tout cas se retourne pour faire comme si. Au-delà, deux feux de rien réchauffaient par l’idée plus que la flamme des groupes d’hommes encore assis. Les grandes masses chaudes et rassurantes des bêtes couchées complétaient la géographie du petit groupe qui demeurait uni contre l’immensité. Car plus loin, nulle frontière, nulles villes n’existaient plus. Et c’est à peine si les quelques noms que les hommes avaient donné à cet escarpement rocheux, à cette dune plus haute, à ce passage entre deux collines sèches, parvenaient à tenir contre le vent qui nuit après nuit les balayait, comme il le faisait depuis avant qu’il y ait des noms, depuis avant qu’il y ait des hommes pour en inventer.

Ici, dans le désert, la nuit n’était pas rassurante comme le feuillage d’un arbre au-dessus de la tête. Elle avait la beauté d’une femme dont on ne voit que les yeux, elle était froide, et donnait le vertige. Et Thomas, tout couché qu’il était, se sentait sur la pointe des pieds, le torse toujours un peu plus haut que la balustrade contre laquelle il était appuyé, sur le pont qui enjambait la rivière de sa jeunesse. Tous, secrètement, auraient aimé y sauter. Un seul l’avait fait, et bien qu’il ne soit jamais revenu pour en parler aux copains, il avait laissé à tous, avec une grande tristesse, une envie jamais assouvie de se laisser tomber...

Thomas ouvrait les yeux. La nuit étaient venue et le grand orme craquait de froid. Thomas ramenait sur lui les pans de son manteau écartés par le vent, embrassait du regard les étoiles qui avaient fini par tomber sur le fond du ciel. Il lui semblait qu’elles n’avaient pas les mêmes places que d’ordinaire. Il ne reconnaissait aucune des figures qu’autrefois son père avait tenté de lui apprendre. Cela le rassurait. Alors il refermait ses paupières comme pour protéger ses yeux du froid, plaçait ses mains sous ses aisselles et se calait un peu plus dans la terre dure au pied de l’arbre. Le matin n’existait toujours pas.