30.4.06

Aux profondeurs des tombeaux égyptiens
au souvenir du passage de ta main

à marcher sur la route, yeux fermés
à entendre demain les oiseaux appeler

à ces nuits d'autrefois plus lointains
que l'enfance ou les volcans éteints

aux chansons entendues et chantées
que jamais rien ne peut arrêter

«à Bifteck, baron du homard»
à ce cher et lumineux anar

aux idées, surtout celles qu'on oublie
à la vie, comme un feuille qu'on déplie

merci

29.4.06

J'ai parfois eu des visions dans les bois.

Je dis ça parce que j'ai devant moi une photo d'un boisé de bouleaux, une bétuleraie, pour utiliser le mot savant, et ce réseau de minces fûts blancs me rappelle distinctement deux moments précis de ma vie en forêt.

J'ai écrit «visions», mais en fait, il s'agit plutôt de moments de grâce, ou d'éveil. Il est difficile de trouver le mot juste. Le mot «entier» me vient à l'esprit. «Magique», aussi.

Les deux fois, c'était dans le contexte de camps scouts. Dans les grands jeux d'après-midi, il y avait parfois place à être seul, soit parce qu'on suivait sa quête vers quelque part, soit parce qu'on s'écartait un moment de l'objectif et qu'on partait dans ses pensées, oublieux de toutes ces histoires de cartons à trouver et d'indices à découvrir. J'étais très bon dans la seconde option.

Je me suis donc retrouvé un jour par les sentiers chauds et secs de l'août, plus pris par mon propre imaginaire que par quoi que ce fût d'autre. Et puis, à l'endroit où le sentier se divisait en deux, je les ai vus.

Il y avait là trois bouleaux qui faisaient tronc commun. C'était tellement bien défini, comme s'il s'agissait de trois champignons ou de trois feuilles partageant la même origine. Mais il s'agissait bien de trois arbres, légèrement courbés à la base, puis droits et clairs dans la lumière de l'après-midi. En haut, leurs feuillages confondus faisaient qu'ils s'unissaient de nouveau. Et je n'ai jamais bien compris pourquoi, mais je me suis dit à ce moment-là «Voici ce que je suis. Ces arbres-là me représentent, ils sont moi.» J'ai pensé ensuite que si un jour je devais avoir un blason, il serait à l'image des trois bouleaux.

Je suis demeuré là quelques minutes, méditatif, l'esprit plein mais sans pensées, me balançant peut-être légèrement comme un arbre dans le vent. Et puis j'ai continué: là-bas, le lac m'appelait, avec à ses berges les rochers chauds et les pins, ces autres arbres magnifiques.

La seconde fois, j'étais devenu animateur. Et dans ces fonctions, parfois, nous faisions des jeux CONÇUS pour que les jeunes aient à se lancer dans quelque quête, perdus dans les bois, ce qui nous laissait quelques temps de repos et de silence. Par un après-midi semblable, j'étais donc allé m'asseoir sur l'immense rocher près du lac. Il faisait beau. Un petit vent doux berçait l'existence. Et je me suis mis à regarder, là-bas, juste au-delà du quai rudimentaire qui nous permettait de sauter à l'eau, un petit peuple de bouleaux (je l'aime donc, celle du peuple, et je la reprends de temps à autre, en tirant mon chapeau à Maupassant). Les feuilles des bouleaux, vous le savez peut-être, ne s'agitent pas autant que celles des peupliers faux-trembles quand le vent s'éveille, mais elles se dandinent quand même pas mal. Et leur danse sans nombre m'hypnotisait, perdu que j'étais dans ces milliers de reflets vert d'or qui disparaissaient aussi vite qu'ils étaient nés. (Jean-François, dis-moi, était-ce là le jour où nous avions débouché le Gewurzstraminer???) La chevelure des bouleaux avait un parfum baudelairien, et ses mouvements évoquaient en moi des souvenirs d'avant ma vie. Les troncs graciles aussi bougeaient selon une chorégraphie plus discrète mais tout aussi touchante, faite d'ondulations fascinantes et de taches d'ombre et de lumière (mais l'ombre est si claire sur la peau blanche des bouleaux!).

Toujours assis sur mon rocher, je regardais cela, et sentais moi aussi le vent m'appeler à la danse. Je partageais le dessein de la forêt.

Mais ces moments sont fugitifs. Un nuage est-il passé, une pensée a-t-elle surgi? Je ne sais plus, mais il m'a bien fallu retrouver mon nom, mon corps, mon esprit d'animateur. Et la journée a repris en jeux, en repas, en feu de camp.

Les bouleaux étaient redevenus des arbres.

28.4.06

«Ce que tu as accompli n'est pas peu.
Ce que tu as achevé est une grande gloire.»

Tout est dans cet «achevé».

On ne peut pas se reposer sur ce qui est en train. Il faut finir. Que ce soit pour recommencer, pour passer à autre chose, par défi ou enfin quelle que soit la raison, il faut finir. C'est là que j'ai de la misère.

Et pourtant, et pourtant, ce journal, si virtuel soit-il, est un exemple d'accomplissement. Ce petit texte n'est-il pas le deux cent trente-neuvième de la série? Un long chapelet de courts accomplissements; beaucoup d'ordinaires, on s'entend, mais tout de même, il y a au moins là-dedans la richesse de la persévérance. Mais c'est autre chose aussi que j'aimerais accomplir, achever.

Demain, je retournerai au café Grind & Gallery, sur Hastings. Là d'où j'observe les poulets se faire conduire à l'abbatoir. Il y a bien un mois ou six semaines que je n'y suis pas allé. J'ouvrirai mon sac à dos, en sortirai mon carnet, et j'écrirai. Ce sera agréable, cette écriture secrète, que personne d'autre ne lira. Ce sera coulant, plein de détours, comme d'habitude. Mais comme d'habitude, ça tournera un peu en rond, tout simplement parce que je n'ai nulle part où aller.

Ce n'est pas nécessairement grave. Je fais confiance à l'écriture, je me laisse mener. Mais il est temps que je mette mes choses en pot pour aller les montrer au jardin. Ou que je mélange mon kool-aid et que je m'installe sur le trottoir pour le proposer aux passants.

Il faut les deux, cependant. Il faut garder un peu pour soi, comme on le fait avec les pensées et le temps. Il faut l'équilibre. Et avec mes cahiers que j'engraisse d'encre verte et que j'empile une fois remplis, je penche un peu trop d'un bord. Ce n'est pas bon pour qui cherche à parcourir la voie du milieu.

Évidemment, le blog est là pour compenser. Mais, éternel insatisfait, je demeure insatisfait. C'est vrai, quoi, j'en ai parfois honte. Je parviens tout de même à écrire pas mal (quantitativement du moins), pour un gars qui a travail et famille. Et la patrie, c'est un peu ce que j'essaie de construire à force de mots. Est-ce forcé?

C'est parce qu'il manque l'achèvement. Oui, j'ai laissé quelques belles bornes ici et là. Bien achevées, bien colorées. Mais là, le terrain commence à devenir vaste, indompté, forestueux. Et avant que de me perdre dans ces champs où poussent l'oubli, je dois laisser quelques marques, inukshuks tremblants et vertueux faits de souffle, de franchise. Oh, pas pour marquer mon territoire, je ne crois pas à ces choses-là. Non, il ne s'agit en somme que de graver quelque chose à l'intention d'autres passants éventuels. Quelque chose qui ressemble moins à «Christian was here» qu'à «Regardez, écoutez ceci...».

Le vent qui passe, la nuit qui monte, souffle froid.

Mais ces choses majestueuses, elles ne sont jamais achevées, elles. Et elles ne se plaignent pas!

Tout s'écroule. Zut, alors!

27.4.06

Deux coupures.

Quand je pense à ma circoncision, je me dis que ça devrait être un moment déterminant de mon existence. Et pourtant, je ne crois pas que ce soit le cas. Il est vrai que dans le fond, ce n'est pas énorme: un petit bout de peau de moins, un changement d'apparence que je ne perçois pas comme tel puisque je n'ai pas vraiment souvenir d'avant. Et pourtant c'est arrivé quand j'avais onze ans, tout de même... Une infection, ou quelque chose, et la décision a été prise: il fallait trancher! Le cabinet d'un médecin sur Côte-des-Neiges. Et puis l'hôpital, le petit Christian couché sur un lit roulant, l'anesthésiste qui peine à enfoncer son aiguille au bon endroit dans le dos de ma main (il n'y avait pas là à l'époque la géographie de veines qu'on y trouve aujourd'hui). L'étrange sommeil, évidemment, je ne m'en souviens pas, mais le réveil pâteux, incertain, dans une chambre d'hôpital d'un jaune impersonnel, je l'entrevois encore. Et puis, après le retour à la maison, je me revois aussi très bien, assis dans la salle à manger où se trouvait la télé. J'étais installé par terre, sur les énormes coussins qu'avait faits ma mère, dans la tranquillité de l'après-midi. Je manquais l'école et je regardais la télé, un sac de glace entre les jambes. Il ne fallait pas trop bouger. La plaie était rouge et noire, ces couleurs de charcuterie, et la peau enflée. Il a suffi d'attendre, et la chose est passée.

Et puis? Et puis c'est tout. La vie a continué, pareille, ou en tout cas semblable, ne se souciant pas de ce petit bout de peau que j'avais perdu. On perd bien pire tous les jours, allez. Et pour moi la chose est demeurée une curiosité, rien d'énervant, et après tout quand on pose la question autour de soi, on se rend compte que beaucoup d'homme sont circoncis. Quelle étrange affaire! Seule conséquence peut-être dans mon cas: il était absolument exclus que je fasse faire ça à mes enfants. J'ai souvent parlé à des parents -- et pas des juifs -- qui l'avaient fait faire parce que la tradition, parce que ça pourrait disaient-ils éviter des problèmes... Bullshit. Mais ça montre à quel point les habitudes sont solides. Et peut-être aussi la peur d'une certaine «saleté». Ça tient fort, comme un hameçon accroché à la joue d'un poisson.

Et pourtant, pour moi, il s'agit bien d'une borne dans ma vie. Mon corps a changé ce jour-là, et j'ai certainement dû m'adapter à une réalité un tantinet différente. Mais pas grand-chose.

En fait, il va bientôt falloir que je vive une expérience cousine à celle-là. Le temps de la vasectomie est arrivé! Je l'écris, et ça me paraît étrange. Bien sûr, ce sera bien, et pratique, et cetera. Facile en plus: c'est tout juste si les médecins qui font ça ne s'annoncent pas à la télé. Incision, coupe-coupe, est-ce que les Flames ont gagné hier soir?, et voilà, on ne se revoit pas le mois prochain. Depuis que j'y pense, cependant, c'est le côté symbolique de la chose qui me chicote. Le changement d'état, le passage volontaire à l'incapacité de se reproduire.

Je pense à chaque fois à Martin Gray, dont j'avais écouté le récit en cassette, Martin Gray qui après avoir perdu sa famille entière, quand il était enfant, dans les camps nazis, avait fondé sa propre famille, eu quatre enfants, et tout semblait beau. Sauf que femme et enfants sont disparus dans un incendie tragique. Incapable de se résigner à s'éteindre sans progéniture (ou simplement parce qu'il avait rencontré une autre femme qu'il aimait, je ne sais plus), voilà notre Martin qui à cinquante ou soixante ans passés recommence une autre famille. Porté par l'espoir de la vie.

Évidemment, je ne pense pas que quelque chose de semblable m'arrivera... sauf que je vais aller remettre au vestiaire cette «assurance» de pouvoir donner au monde des enfants. Mais oui, je sais, si ce n'est pas moi ce sera très certainement mon frère qui peuplera le monde. Il ne manque pas de candidats de ce côté-là. Je sais. Mais il y a une sorte d'instinct, au-dedans qui, lui, ne le sait pas.

Allez, ne vous en faites pas: demain, je le jure, je change de sujet!

26.4.06

Bienvenue au calme. Aux moments de certitude, déposés avec attention comme des billes sur le rebord d'une fenêtre, ou soufflés dans nos mains comme des plumes confiées au vent. Bienvenue à la marée tranquille et nourrissante qui nous pénètre et se retire, infatiguée.

Un instant de regard doux, solide, qui voit par-delà les siècles.

Assis, debout, le corps est une montagne. Sachons accepter cet enracinement. Sachons lui souhaiter la bienvenue. Le geste doit être utile, précis. Ou alors inutile mais beau, joueur comme le corbeau qui danse au sommet. Car le jeu est une forme mouvante du calme.

Il faut parfois ne plus avoir besoin de voir, et déposer simplement le regard, objet pour un moment superflu qu'on reprendra tantôt. Se confier à celui qui se trouve en-deçà des sens.

Bienvenue à la simplicité qui se trouve dans les choses avant qu'elles aient un nom, dans les orteils, ces oubliés, dans les étoiles obstinées, dans un vieux pot plein de crayons, dans les chansons, dans les gestes qui habitent notre sommeil, dans une pomme, dans tout ce qui se voit vernis par l'habitude.

Plus le regard est calme, plus il peut décaper.

25.4.06

La chaleur est un bien étrange, qui nous rentre dans le corps d'un coup. À vélo, les jambes sont nues soudain, étonnées de connaître le vent. Les yeux, éblouis par le soleil du matin, se reposent le soir, émerveillés par le ciel rose et les montagnes en ombres chinoises bleu-vert. Et près de l'eau, on capte les odeurs de goudron qui montent des piliers réchauffés. Soudain le monde est ouvert, la maison semble minuscule, comme à la petite chèvre (encore elle!) le pré un matin insignifiant.

Cette chaleur me fait penser à Grenade que je verrai peut-être un jour. Allées de pierres blondes et rouges, jardins secs et odorants, jeux d'une eau précieuse, célébrée, et présence de l'histoire dans l'air comme une odeur riche, presque faisandée. Collines à gravir lentement en imaginant la mer, quelque part par là, trop loin mais néanmoins présente, dissoute dans l'air. Richesse de l'ombre que l'on veut caverneuse ou fine comme la dentelle selon l'heure du jour. Apprendre le temps de Grenade.

Je pourrais penser à bien d'autres villes, mais c'est elle qui me parlait aujourd'hui dans le ciel infini, dans le souffle déjà chaud, c'est elle qui m'invitait, qui me disait si jamais tes pas te conduisent par là, n'oublie pas, n'oublie pas...

Je n'oublierai pas !

À présent le jour voyage ailleurs. Il est temps pour moi de faire pareil. Bientôt, cependant, je pourrai m'installer sur le balcon d'en arrière pour écrire mes quelques mots du soir. Je vous conterai alors les personnages qui se trouvent dans les montagnes, anciens et reposants. Des personnages qui n'ont même jamais su que Grenade existait, mais qui connaissent bien d'autres choses. Je tenterai des les écouter assez fort pour pouvoir vous rechuchoter leurs mots. À demain.

24.4.06


Comme quoi le jour, parfois, ressemble un peu à une estampe japonaise!

Et le ciel du Pacifique veillait sur nous aujourd'hui, bleu comme l'océan jamais n'arrivera à l'être, et certainement aussi profond. Nous sommes allés visiter les grands arbres dans les hauteurs de Deep Cove; il y avait beaucoup, beaucoup de monde! Il faut dire que c'était le première vraie belle fin de semaine chaude.

Nous avons dîné près des grands rochers qui surplombent Indian Arm, à l'ombre discrète d'un conifère. Quand ce fut le temps du retour, j'ai remarqué que le sentier continuait un peu plus haut vers un autre immense rocher. Faut y aller! Quelques minutes plus tard, nous y étions, et la vue était magnifique. Vers le bas, ça ne paraissait pas si différent d'un grand lac des Laurentides. Mais en levant la tête, évidemment, il y a les montagnes enneigées! Il y avait là un couple qui finissait de manger. L'homme nous a demandé si les enfants aimaient le chocolat, quelle question, alors il leur en a offert et nous avons entamé une conversation. Ils étaient vraiment sympathiques; en peu de temps, nous a appris qu'ils étaient d'origine polonaise, qu'ils avaient vécu à Calgary et habitaient Vancouver depuis dix ans. Nous avons aussi parlé de Montréal, et l'homme qui y avait été à la faveur d'un voyage d'affaires nous a dit avoir apprécié le caractère européen de la ville, quelque chose qui lui manquait beaucoup ici, disait-il. Je lui ai dit que je comprenais tout à fait ce qu'il voulait dire.

Il y a eu cette facilité à faire naître la parole, quelque chose que j'admire, moi qui ai plutôt tendance à demeurer dans mon petit fortin. Il y a eu ces mots simples et agréables, ces regards accueillants... c'est le genre de rencontre que j'aurais aimé continuer, quoi. Mais les enfants étaient déjà repartis, il fallait les rejoindre, et puis nous avions établi dans la conversation que notre retour au Québec était prochain. À quoi bon, pense-t-on alors même si on voudrait se défendre de le faire.

C'est drôle, comment ça se termine, ces rencontres sans suite. On se sent un peu mal à l'aise, on ne sait trop si on coupe au bon moment. On se demande si on n'est pas passé à côté de quelque chose. Et puis on s'en retourne, le coeur un peu ambivalent. Ou quelque chose comme. On redescend le sentier.

23.4.06

Il faudrait être prêt à partir sans avertissement. Comme sur un coup de tête. Laisser tomber le chandail qu'on est en train de plier et sortir en laissant la porte ouverte. Ne pas se retourner.

Car c'est peut-être ainsi qu'elle nous demandera de la suivre. Pas le temps d'un adieu, et le crayon pour griffoner une note est tombé. Peut-être.

J'ai appris aujourd'hui qu'une femme que je connais a le cancer. Elle s'en sortira peut-être, remarque. Beaucoup s'en sortent. Mais ça fait réfléchir. On s'imagine que ça nous arrive. On se demande ce qu'on ferait. On voudrait repousser l'échéance... mais ne le voudrait-on pas toujours? Non, un jour il faut pouvoir dire oui. Il faut pouvoir dire c'est d'accord et accepter s'il le faut de quitter en laissant la porte ouverte. C'est le vent frais qui pénètre dans la maison qui à un moment avertira les autres.

Je pensais à tout cela en décrochant le linge de la corde. Des odeurs de viande que faisaient cuire des voisins parvenaient jusqu'à moi. J'avais froid: en arrière, c'est toujours frais parce qu'on se trouve à l'ombre et qu'il y a plus de vent. Les vêtements sentaient bon l'air du printemps, et je trouvais que c'était là une chose qu'il pourrait être difficile de laisser tomber derrière soi. Odeurs simples de la vie, bien-être ordinaire mais bien-être bord à bord qui nous possède quand tout est facile, franc, agréable, même si ça n'est que pour quelques secondes...

Nous ne savons rien, c'est bien ce qui rend les choses difficiles. Et pourtant nous nous rattachons à ce rien. C'est pourquoi nous pensons, ainsi que la petite chèvre, «Pourvu que je tienne jusqu'à l'aube»... Pour nous rattacher à l'illusion que nous décidons de quelque chose. Mais les illusions aussi, il faudra être prêt à ouvrir les mains pour les laisser tomber.

22.4.06

Rêve imaginaire


Nous étions au bord de la mer, à l'endroit exact où mon grand-oncle s'était noyé des années auparavant (ce que j'avais compris sans que personne ait eu à me le dire). C'était en fait la première fois que nous retournions à cet endroit, où tant d'étés avaient été passés, depuis le tragique accident. Mais moi, bien que j'aie évidemment déjà été présent à l'époque, je ne me souvenais de rien. La mer était chaude, c'était l'été, et les jours se passaient d'abord en baignades dans la baie et en pique-niques dans les prés qui venaient se dissoudre là où commençait la plage. Il y avait une grande maison qui, avec le ciel bleu à perpétuité, semblait être la seule chose qui se trouvait au-dessus du sol. Le silence y régnait; même le vent, qui pourtant passait la journée à souffler à travers les portes et fenêtres entrouvertes, n'y faisait aucun bruit. Je me rendais compte soudain que lorsque j'essayais de parler, aucun son ne sortait de ma bouche. Dans cette maison, tous les autres semblaient se comprendre rien qu'à se regarder, profitant d'une connivence qui n'avait pas besoin de mots pour s'exprimer. J'observais leurs discussions qui, pour silencieuses qu'elles étaient, n'en paraissaient pas moins intéressantes ou même drôles pour ceux qui y prenaient part. Parfois un visage se retournait vers moi, me regardait un instant en souriant, puis revenait à sa position première sans changer d'expression, de sorte que je n'étais même pas certain qu'on m'eut vraiment remarqué.

Et puis je me suis trouvé sur la plage à la nuit tombée. Je sentais, sans la voir, la maison derrière moi, et je percevais aussi que les discussions y continuaient, qu'on y avait allumé les lumières contre la nuit précoce. Il en émanait une chaleur qui se perdait dans l'espace avant qu'elle pût se rendre jusqu'à moi qui n'étais pourtant pas bien loin. Je regardais au loin et tout à coup, deux yeux émergeaient de l'eau. Je ne sais pas s'ils étaient reliés à une tête, à un corps, je ne voyais que ces deux yeux, et avant de vraiment savoir s'ils étaient effrayants, s'ils avaient en eux une quelconque expression, j'avais peur d'eux, de ces yeux, je n'étais pas capable de soutenir leur regard car, chose certaine, ils me regardaient. Je me retournais et courais dans l'espoir de revenir à la maison, mais voilà qu'autour de moi il n'y avait que la nuit, la maison n'était nulle part, le vent soufflait sans faire de bruit. Je sentais bien que quelque part, non loin, se trouvait toujours la réunion animée et silencieuse de ceux avec qui j'étais venu ici, mais je ne pouvais pas les trouver, j'étais seul et ne pouvais que courir dans la nuit, fuyant l'étendue de la mer pour me perdre dans celle des champs qui avait au moins l'avantage de n'avoir pas de profondeur...

21.4.06

C'était vendredi soir, et il était prêt. Il avait apporté au bureau des vêtements de rechange qu'il enfilait dans la toilette après avoir punché (05:12P). Pendant six jours, il avait suivi le même chemin pour venir travailler, le chemin prescrit par la compagnie d'autobus locale. À présent, il était libre. Il sortait par la porte arrière, celle qui donnait sur la ruelle et le mur en béton de la compagnie voisine, avec l'immense graffiti qu'il ne remarquait plus. La porte refermée, il commençait à marcher, puis s'arrêtait, s'accroupissait pour resserrer le laçage d'un soulier, et repartait. La ruelle le déposait sur la rue qu'il ne quitterait plus jusqu'au lendemain.

Il avançait toujours au hasard. Au début, le hasard était plate, parce que toutes les possibilités de ce quartier qu'il connaissait bien avaient été essayées. Mais après une demi-heure peut-être, les choses commençaient à devenir intéressantes. Il suivait un chat méfiant jusqu'à ce qu'il disparaisse sous un balcon, arrêtait un moment pour voir une ambulance avaler un inconnu à l'horizontale, longeait les vitrines peintes de lettres formant des mots qu'il ne pouvait pas comprendre, suivait de loin des passants attardés, se mêlait à la demi-foule d'une artère de quartier. Il laissait les rues le mener.

Et puis il avait faim. C'était le moment de l'entorse à la procédure: il entrait dans un café quelconque, mangeait un sandwich au jambon ou une soupe, regardait autour de lui, puis repartait. Une fois ou deux seulement, il s'était pris à parler avec un voisin de table. La dernière fois, en fait, c'était une voisine. Il ne se rappelait même plus comment ça avait commencé, par quel objet échappé ou quelle question il lui avait lancée. Toujours est-il qu'ils s'étaient mis à parler. Mais tout au long de la discussion (on peut dire beaucoup, quand on veut, le temps d'un sandwich), il ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui était prévu, c'est-à-dire les rues. Et pourtant elle lui plaisait, cette fille. Sa solitude lui plaisait, et aussi la franchise avec laquelle elle répondait à ses questions. Mais sa tête était prise. Alors il était parti et, bien sûr, une fois perdu par les rues de la ville, il avait pensé à elle tout au long de la nuit, marchant inutilement et ne remarquant rien, distrait seulement par son pied qui lui faisait mal.

La plupart du temps, il sortait sans incident du café et se remettait à marcher. Les rues peu à peu se vidaient, jusqu'à cette heure où le fait de voir des gens, des ombres, faisait monter en lui une saveur de crainte. Alors il devenait ombre lui-même, passant furtif, tournant à gauche ou à droite au besoin, cherchant quelle rue le mènerait bien jusqu'au matin. Il marchait toute la nuit, ne s'arrêtant que pour pisser contre un mur froid ou pour observer ces choses inattendues auxquelles nous rend réceptif l'oubli. C'était un arbre trop vieux, une lampe allumée, un nuage pressé, ou même une idée qui passait au-dedans. Il avait oublié. Arrêté un moment, il en venait parfois à se demander où il se trouvait, ce qu'il faisait là. Mais il inspirait et relançait le mouvement.

Les rues droites et sans fin devenaient son labyrinthe d'élection. Elles se changeaient quelques fois en allées ondoyantes qui perdaient leurs trottoirs: la chose ne le dérangeait pas, puisqu'il marchait souvent dans les rues dès qu'elles étaient libres de voitures. Et puis ça lui permettait de se perdre. Il se disait qu'il avait réussi son coup quand, au petit matin, il se trouvait dans un quartier anonyme et inconnu, perdu dans la brume, ou bien le long d'usines silencieuses, patientes, et qu'il se savait si loin que l'idée même de revenir ne l'effleurait pas.

Il faisait un effort pour ne jamais regarder les noms des rues; de toute manière, c'était le plus souvent des noms idiots.

Certaines nuit s'étaient terminées au bord de la campagne. Là, il regardait quand c'était possible le soleil se lever avant de tourner les talons et de replonger dans la ville. Pas assez de rues par là, se disait-il. Pas assez de choix. Et avec le jour revenu, il adoptait un rythme plus lent, observant les gens qui partout obéissaient aux mêmes rituels, accomplissant les gestes que lui-même retrouverait dans quelques heures à peine, s'il parvenait à retrouver le chemin de son appartement. Il y parvenait toujours, ce qui parfois le surprenait. Comme guidé par un signal, il déambulait en se rapprochant sans cesse de l'immeuble auquel il était tant habitué mais qu'au fond il connaissait si peu. Sans avoir à y penser, il se retrouvait, quelque part dans l'après-midi, sur sa rue à lui, fatigué, étonné. Il entrait. Il prenait l'ascenseur. D'ordinaire il faisait venir quelque chose à manger.

Et puis il dormait.

20.4.06

Si j'étais dans un conte de fées, je me trouverais dans une forêt. La nuit tomberait, et une grande rivière ferait entendre son grondement tout près. Il y aurait une petite cabane quelque part, mais j'aurais quitté son confort rustique voilà déjà quelques jours. Il serait question de quête, la chose est certaine. Quelque chose d'impossible, peut-être, dans quoi je me serais pourtant lancé sans hésitation. Les hésitation, elles viendraient ensuite, pendant le trajet. Des monstres? Peut-être. Certains invisibles; d'autres évidents mais subtils, des maîtres de déception. Des traîtres. Quant à moi, je serais un héros nébuleux, grand et beau comme une maison hantée. Au-delà de la rivière, il y aurait une montagne à franchir, mais aucun sentier de tracé. La forêt serait lourde d'humidité et de silence, les tentations provenant plutôt du vertige de la solitude que de la rencontre d'improbables Circés des bois. Le chemin serait long, et les dieux absents. Malgré tout, au creux de mes mains je serais parvenu à recueillir une essence magique me permettant d'affronter le chemin avec fierté. C'est que là-bas, sur le lointain versant descendant, tout près de l'endroit où le soleil du soir viendrait dorer les troncs des pins et les rochers, se trouverait le trésor fugace. La chose à atteindre parce qu'après tout, il faut parvenir à vivre heureux jusqu'à la fin des temps. Sinon, ça ne vaut même pas la peine de commencer une histoire! Et je ne sais pas si j'arriverais là, par-delà la rivière, la forêt de broussailles et la montagne, avant que les pages ne manquent au conte, mais j'essaierais. J'essaierais...

19.4.06

Bagatelles

Uisge beatha: l'eau de vie. Ah... Chaleur, force, introspection. Élixir -- sinon de confiance, au moins de bien-être. Un peu comme Vrksâsana, la posture de l'arbre. Comme je l'aime, celle-là, qui fait se tenir haut et droit, et vibrant comme un peuplier! Et quand un même jour fait se rencontrer yoga et whisky, sanscrit et gaélique, on peut dire que nous sommes vraiment dans un monde de métissages!

J'ai passé de nouvelles heures assez inconfortablement assis sur une chaise de bureau recouverte de tissu gris. Je dois me sortir de là, à tous les niveaux.

La bouteille de verre qui se tient là-bas, en décoration sur la cuisinière, est une énigme. Trouvée dans l'espace en terre qu'il y avait directement sous le plancher du 4421 Rivard, elle porte, coulés en elle, les mots «Vin au quinquina». Je n'en saurai jamais plus, mais quelle beauté dans cette matière inégale, pâte durcie à une autre époque, dans ces courbes où court juste un peu de vert...

Et la pluie, ce matin, était fantastique. Pluie sur le coeur, déclencheuse d'odeurs par les rues de Vancouver; comme il était bon de rouler sur l'asphalte mouillée, de fendre l'air humide, de connaître le vrai visage du jour.

En revenant ce soir, le quartier était plein de couples qui se rendaient vers le Pacific Coliseum. Les hommes portaient immanquablement un chapeau de cowboy et des bottes de cuir pointues (certaines avec le bout recouvert de métal), au talon penché vers l'avant. Ça doit être le concert de Brooks and Dunn: j'avais vu deux immenses camions à leurs noms avant-hier.

Je me laisse pousser les cheveux.

Le country ne me dit rien, mais j'ai déjà possédé une cassette de Willie Lamothe. Il y avait quelques bons trucs, mais je ne peux pas dire que je m'en ennuie. J'aime bien le peu que je connais de Johnny Cash. Mais c'est une histoire de gênes, cette musique, ou alors d'enfance. On ne vient pas au country, on dirait qu'il habite ceux qui l'aiment depuis toujours.

Dans le journal d'aujourd'hui, il y avait des histoires de meurtres horribles. C'était plein. Que de familles et de vies bouleversées en une fin de semaine. Que de vies terminées, aussi, fragiles qu'elles étaient, comme un glaçon en plein réchauffement climatique. Mais plutôt que de simplement fondre, elles ont vu un pan d'iceberg leur tomber dessus. Le lien entre toutes les histoires lues aujourd'hui: les meurtriers étaient tous connus comme de ben bons gars. D'où vient cette violence?

Dante et Virgile viennent d'entrer au Purgatoire. Je dois aller les y accompagner: sans moi, ils ne réussiront pas à continuer leur route.

18.4.06

Je commence à sentir qu'une fois de plus, je veux m'échapper. Je ne sais pas encore comment, ni vers où, mais la chose est là, comme un coin placé dans une fissure du roc. J'attends la pluie qui me fera gonfler.

Le problème, c'est que j'ai toujours attendu après quelque chose. C'est peut-être ainsi que je fonctionne. J'avoue que j'aimerais mieux être du type décideur, sans peur et sans reproche, et au diable les conséquences... mais je suis autre. Alors je me positionne et j'attends, comme un insecte qui aurait subi une métamorphose non pas du corps, mais de l'intention.

J'ai des pistes. J'ai toujours été très bon avec les pistes. Enfin, disons pas mal bon. Prendre la décision: voilà ma faiblesse. Et pour quelqu'un qui cherche à s'échapper, c'est tout un handicap. Mais s'échapper n'est peut-être pas le bon mot. Migrer? Évoluer? J'avance selon la courbe infinie d'une spirale, me rapprochant à petits pas du but mais sans jamais l'atteindre. Et je continue à faire confiance à la géométrie... tout en possédant un instinct qui me dit que mon chemin à moi n'a pas nécessairement cette forme. Est-il plus droit, suit-il une autre courbe? Je n'en sais trop rien, mais je cherche le court-circuit, l'embranchement par moi créé qui me fera quitter la voie spirale pour trouver celle, mois parfaite peut-être mais plus vraie, qui m'appartient.

Je veux surgir.

Sur le petit érable dans le jardin d'en avant, je regardais ce matin les nouvelles feuilles, à peine libérées de leurs bourgeons, et leur mystère me prenait comme jamais. Qui eût pu dire que ces petites formes dures et rebelles qui avaient franchi l'hiver cachaient tant de matière, et surtout tant de fragilité? Mais cette fragilité regorge d'intention: elle est organisée, non pas fripée mais repliée savamment, prête à bondir sans perdre trop de temps pour ne pas concéder une minute de faiblesse de trop à qui voudrait en profiter. Ces petits bouts d'émergence qui viennent par quatre connaissent le pouvoir de l'équipe pour faciliter le passage à travers les moments critiques. Mais surtout, ils ne connaissent pas l'hésitation, ou alors s'en défont dès qu'ils le peuvent, comme ils font avec les pans maintenant inutiles des bourgeons.

Pourquoi ce sentiment de n'être pas parvenu encore à émerger tout à fait? Et comment le vaincre? Me voici, cherchant le soleil, les deux pieds enserrés par la terre. Peut-être même plus que les pieds: mais je n'ose pas abaisser le regard pour m'en rendre compte, par peur d'une déception et par désir de conserver quelques illusions auxquelles apparemment je tiens ferme. Comme il fait beau. Tiens, la vue doit être magnifique de là-bas, mais... non, c'est aussi bien ici, après tout, quelle différence? La vue est très bien d'ici, très bien. Ils sont beaucoup qui n'en ont pas une aussi belle...

Émerger.

17.4.06

Autrefois, le monde tenait sur le dos d'une tortue. Ou d'un éléphant; de quelque chose de solide et d'ancien, en tout cas. Et d'un horizon à l'autre, une déesse se penchait pour protéger les vivants; son corps devenait la nuit et les étoiles étaient ses bijoux, ou alors l'éclaboussure d'un peu de lait fécondateur échappé de son sein. Le monde a toujours été mystérieux, mais autrefois il était plus simple. Comme j'aimerais, moi aussi fouler la carapace de la mère des tortues, et que mon chemin soit fait des nervures entre les plaques de son dos. Je me sentirais en sûreté.

Évidemment, c'est tout à fait ainsi que je me sens en parcourant la couenne de le terre. Mais ce n'est pas pareil: sous elle, bien loin, il y a le vide. Qu'y avait-il donc en-dessous de la grande tortue? Et derrière le corps de la déesse? Se posait-on la question, autrefois? À présent, les horizons se sont élargis comme des tapis qu'on déroule, mais ce seraient des tapis tridimentionnels... Et le rouleau est sans fin.

Ces jours-ci, j'ai fait l'expérience d'une sensation étrange: à quelques reprises, j'avais l'impression que mon corps était «dans mes jambes», je m'y sentais un peu coincé, et mal à l'aise. C'est peut-être dû à divers maux qui me hantent, ou plus simplement à quelque chose d'anodin et de mal commode, comme quand on a trop chaud la nuit et qu'on ne sait plus quoi faire pour se sortir de cette sensation dérangeante. Mais c'était là. Alors je me suis demandé si je n'étais pas en train de changer d'âge, comme nous sommes tous passés de l'âge de la tortue à celui des horizons déroulants.

La venue d'un monde sans carapaces...

16.4.06

Quatre petits corps prisonniers du sommeil.

Je les ai trouvés en montant à l'étage des chambres. Ce soir, exceptionnellement, je n'étais pas allé border les enfants, écrasé devant la télé que j'étais, à regarder l'excellent A Fish Called Wanda et à laisser Céline s'occuper de ce dernier devoir. J'étais crevé, aussi, d'avoir été marcher dans la forêt avec Marguerite et Jeanne. Il pleuvait, nous étions allés trop loin, les filles étaient fatiguées et trempées, le sentier montait, truffé de racines glissantes... Elles devaient être claquées elles aussi. Reste qu'à la fin du film, quelque chose manquait à ma routine, alors je suis monté faire la tournée.

Au deuxième étage du lit fait par mon grand-père, Renaud était couché sur le côté, les mains repliées sous sa joue et son épaule. J'ai placé mes mains à moi sur son front et son épaule, l'écoutant respirer, caressant ses cheveux, avec ce doux sentiment d'être celui qui veille sur l'autre. Il grandit, et ces moments se font plus rares. Il était beau et tranquille.

Marguerite et Jeanne dorment toujours ensemble la fin de semaine. Image de leur relation faite d'une grande proximité, de beaucoup d'amour mais aussi de friction. L'une faisait face à la pièce, l'autre au mur. Marguerite s'est retournée quand je l'ai embrassée, ennuyée peut-être par une mouche imaginaire.

Benoît s'était comme toujours désabrié, alors j'ai replacé sur lui ses couvertures, suis allé chercher une suce que j'ai placée près de son visage pour qu'en cas de réveil il puisse trouver cet accessoire essentiel et se rendormir. J'ai décollé sa tête des barreaux du lit pour qu'il soit plus confortable.

Tous ces gestes quotidiens en viennent parfois à prendre des airs de tâches, comme il faut aussi faire la vaisselle et passer l'aspirateur. C'est le danger qu'apporte la répétition. Alors, quand on a la chance de décaler un peu les gestes pour leur faire prendre un éclairage nouveau, c'est une bonne chose.

C'est toute une richesse, que de veiller sur le sommeil de quelqu'un.

15.4.06


Ces grands chênes qui entremêlent leurs branches me rappellent certaines rues du quartier de l'enfance. Hampton, Oxford, et d'autres encore dont le nom m'échappe pour le moment. Quand l'été devenait mûr et chaud, les lumières des lampadaires enfouis dans les feuillages se changeaient en étoiles domestiquées pour le jeune citadin que j'étais. Et la voûte de ces branches chargées de légèreté formait un dais sous lequel bien des heures sont devenues sacrées. Baisers, discussions et silences, promenades, désoeuvrement... Par tous les temps, que de secrets sont restés ainsi près de nos coeurs, retenus dans les filets tendus par les grands arbres! Je souhaite à tous ceux qui vivent par ici que ces chênes de la rue Eton remplissent pour eux le même rôle.

Ah, marcher par les rues que la nuit transforme en coulisses, seul, se répétant des tirades qui ne serviront jamais à rien... Sous les branches des arbres, je prenais mon temps. Je ne pouvais pas me tromper de chemin.

14.4.06

Ce soir, une fois de plus, c'est Claudio Arrau et les Nocturnes de Chopin qui me tiennent compagnie.

Depuis combien d'années ai-je ces disques? Un paquet. C'est un de ceux qui me font penser à de vieux amis. J'ouvre le boîtier: toujours le même imprimé blanc et rouge de Philips, toujours le même Claudio, en habit chic mais dans une posture presque décontractée, comme s'il nous accueillait chez lui pour une occasion à la fois grande et simple, qui me regarde.

Les pièces commencent. Leur lenteur. La nostalgie qu'elles laissent flotter dans l'air comme une fumée d'encens se joint à l'habitude que j'ai maintenant d'elles pour créer l'atmosphère de repos qu'il me faut. À chaque respir, les soucis sortent de moi comme la sève d'un arbre entaillé. Qui donc pourrait en faire des gâteries?

Il y a dans cette musique quelque chose qui me rappelle mon tout premier choc profond de musique classique. Peut-être parce que Chopin s'est aussi trouvé là, vers les débuts, lors de ces soirées mystérieuses où Julie et moi écoutions chez elle le disque de Polonaises de ses parents.

Mais le premier vrau choc, c'était Rachmaninov. Et c'est peut-être parce que nous avions lu Proust à l'école: deux découvertes qui s'assemblaient. Mais d'où tenais-je cette cassette du deuxième concerto pour piano? L'avais-je achetée moi-même? C'est possible: dans les bacs à aubaines qu'il pouvait y avoir à l'époque chez Sam ou ailleurs. J'avais dix-sept ans, et les dimanches de l'été étaient longs, alors je sortais, le lierre de mon Walkman remontant jusqu'à mes oreilles, avec dedans cette cassette de Rachmaninov. Je remontais Monkland et pénétrais l'enceinte magique de Villa Maria (n'était-ce pas de là, après tout, que sortaient les dizaines de belles jeunes filles que, bien des années auparavant, je regardais chaque jour passer, assis dans les marches de l'escalier?). Il ne se trouvait personne dans ce jardin immense. Il faisait chaud; je suivais la grande allée et tournais à gauche en haut pour me rendre au bassin triste et sec. Au milieu, une sorte d'île symbolique, faite de pierres rondes et de ciment, soulignait encore plus le manque d'eau. Mais en me couchant sur le dos contre le béton du muret, je pouvais regarder les cimes des peupliers dressés contre le ciel bleu et me croire en Italie.

Et pourtant, le passage musical qui me retournait aurait mieux convenu à un soir de brouillard (je venais aussi à cet endroit par des temps semblables, après tout). C'est un moment tout simple dans ce remue-ménage de musique, un repos, une feuille de nostalgie prise entre deux pages noircies de notes fières. Et pour moi, ce passage est devenu ce que pourrait être non pas la seule phrase de Vinteuil dans Proust, mais bien toute la saveur du monde que contenait le premier livre. C'était à la fois la trame sonore idéale de ma recréation imaginaire de l'époque et une vision de l'espèce de tragédie lente, triste et belle du monde finissant de Swann et de son entourage.

Je retrouve un peu de ces mêmes sentiments dans mon Chopin, à des années de distance. Tiens, j'aurais même le goût de me replonger dans Proust... mais il est trop tard, ce soir, pour ce genre d'entreprise. Allez, encore un Nocturne, et au lit!

13.4.06

Patience.

Le temps est une récompense.

Dans la douleur et dans l'absence, dans le silence, dans ce qui est amer et souvenances, il faut apprendre à parler le langage du temps.

Autrefois sonne creux et doré à la fois; c'est le pays-miroir, la grand-lande où l'on s'en va chercher les besoins de la cause, le carnaval sépia fait de fête et d'oubli toujours là pour qui veut s'effacer.

Les chemins sont plus longs que ce qu'on imagine, et c'est ce qui les fait difficiles et heureux; les amitiés sont toutes inattendues, et parfois même obscures, étonnantes; les jours se suivent et ne se ressemblent que si on ne leur porte pas assez attention; l'eau aussi prend un goût surprenant pour peu qu'on lui en donne la chance.

Et là-bas, ces contours que l'on entrevoit nous attirent, mais il n'y a qu'à s'y rendre pour connaître autre chose et comprendre que tous ces fantômes ne voulaient rien dire, que c'est nous qui voulions à tout prix qu'ils nous parlent.

Dans les recoins du temps, derrière des portes jamais closes, se terrent des monstres et se cachent des poussières; mais toutes ces choses sont nécessaires.

Ailleurs? Tout est comme pétri d'espérance.

Patience.

12.4.06


J'ai toujours aimé les autobus. Depuis que, tout petit, je prenais pour dix sous celui qui passait sur Girouard ou Côte-Saint-Antoine, et plus tard le 24 qui se rendait au centre-ville. Là, à la Plaza Alexis-Nihon, pour une raison étrange et avec un compagnon dont je tairai le nom au cas où il devait un jour être admis au sénat ou faire une demande d'emploi à la GRC, j'allais voler des trucs, comme une barre Toblerone à la pharmacie qui faisait le coin sur Sainte-Catherine.

J'ai aimé plus tard les autobus qui m'ouvraient les chemins entre les villes. J'ai aimé, pour la même raison, les avions. Et jusqu'à ce jour, quand je monte dans un autobus où on respire un peu, comme ici dans le 3 Main, une fois passé la station de SkyTrain où la foule descend, je me sens bien. Je suis seul. J'ai le temps.

J'aime écouter, regarder, sentir. Dans une ville nouvelle, j'aime voir ce qui est différent: comment les bancs sont faits, les formes des poteaux, les publicités, l'uniforme du chauffeur, les billets. Il y a dans tout autobus beaucoup de ce qui fait l'importance des voyages. Il y a qu'on n'est nulle part.

Oui, bien sûr, on longe Main Street, on suit Powell, on parcourt Sherbrooke. Et on en vient à connaître chaque coin de rue, la plupart des commerces, les boîtes à malle; on se trouve à Vancouver, à Montréal ou ailleurs. Mais si on peut apprendre à être simplement en un lieu indéfini, quelque part entre l'arrêt de départ et l'arrêt d'arrivée, on est bien. Beaucoup lisent, moi aussi souvent, plusieurs parlent maintenant au téléphone ou écoutent de la musique. Mais je pense qu'il faut aussi ne rien faire; être ouvert.

J'aime cette chance que l'on possède de se laisser mener. Pour deux dollars vingt-cinq, on acquiert cette tranquillité d'esprit: on se rendra bel et bien au point B. L'esprit est libre.

J'aime revoir les mêmes gens de temps en temps. Apprendre à connaître leurs habitudes. Quand je prends le 4 à 7h35, je tombe toujours sur un gars qui descend au même arrêt que moi, coin Powell et Main. Au moment où l'autobus ralentit et puis stoppe à l'arrêt, il lance inévitablement au chauffeur un «Thanks, Bud!» de la porte arrière. Et puis nous descendons. Parfois, je regarde les chaussures des gens et j'essaie d'imaginer de quoi ils ont l'air juste avec cet indice. Quand il fait beau, je regarde par la fenêtre. Comme en avion.

L'autre jour, dans le 10 qui remontait Hastings, deux jumelles revenaient de l'école. De grandes filles asiatiques âgées de dix-sept ou dix-huit ans, avec des visages étranges, longs et beaux. Elles étaient fatiguées et, affalées sur la banquette en face de moi, elles avaient leurs deux têtes accotées l'une sur l'autre. Elles ne parlaient pas mais restaient là, ondulant du mouvement de l'autobus, bougeant parfois les mains comme pour tenter de ne pas s'endormir tout à fait. Il y avait là tant de tendresse et d'intimité que c'était gênant de les regarder, ce que pourtant j'essayais de faire le plus possible.

J'aime cette confrérie ordinaire qui fait que parfois, un inconnu tirera pour un autre le cordon pour demander un arrêt s'il voit que l'autre veut descendre mais ne peut l'atteindre.

Je suis parfois triste en descendant de l'autobus. Entendons-nous bien: souvent, comme tout le monde, je ne veux qu'en sortir au plus maudit et me retrouver chez moi ou alors n'importe où pourvu que je ne sois pas obligé de côtoyer tous ces gens. Mais parfois, je ne descends que parce qu'il le faut vraiment, que je suis arrivé et que vraiment ce serait ridicule de continuer alors que je suis attendu à la maison ou au boulot. Alors, je marche lentement, très lentement pour me rendre là où il faut, comme si je voulais faire durer cet espace de rêverie, de lente découverte. Et je garde dans ma poche, en souvenir du dernier voyage et en symbole de tous le autres, ce carton imprimé de mots tout simples et d'une bande magnétique, ma correspondance.

11.4.06


J'ai entendu Jeanne renifler, de ces reniflages qui viennent avec les pleurs. Elle s'était levée et se tenait dans la noirceur, accotée contre le montant de la porte de sa chambre.

-- Papa... J'veux pas que on meure.

Elle pleurait. Alors je me suis levé, silencieusement mais avec urgence, pour aller tenter de la réconforter. Je l'ai reconduite jusqu'à son lit. Je l'ai prise dans mes bras mais je n'avais rien à lui dire.

-- Papa... Pourquoi on DOIT mourir?

-- Je sais pas, chérie.

-- Papa... Qui est là, quand on meurt?

Je lui ai dit que peut-être qu'on rejoignait les âmes de ceux qu'on a connus et aimés. J'en sais rien, mais ça se peut. C'est ce que tendent à faire croire les témoignages de ceux qui ont fait les premiers pas dans la mort et en sont revenus. Des témoignages très poignants et incroyablement convaincants... Mais c'est drôle à quel point l'angoisse qu'on peut vivre soi-même ramollit le réconfort que d'autres nous ont apporté.

Ce qui est drôle aussi, c'est que Jeanne est ensuite partie sur une tangente, me demandant ce que mangeaient les loups-garous, puis les loups, puis les dinosaures. Et puis quand on est mort, est-ce qu'il y a des dinosaures? Et puis est-ce qu'on pourrait un jour aller à une place où ils ont trouvé des os de dinosaures et ils les ont mis ensemble?

Je lui dis que j'avais justement pensé qu'on irait cet été.

-- Papa, c'est quoi l'été?

J'ai ri. L'enfance avait dissout un drame de plus.

Et puis, c'est étrange, quand même... Dans les livres sur les rêves, la perte des dents peut être symbole de mort. Et Jeanne a justement perdu sa première dent hier. Première réalisation de l'impermanence...

10.4.06

Craquement du gravier
une voiture arrive
puis le silence

les enfants retournent leurs petits corps
dans leurs lits
reniflent un grand coup
soupirent
on attend le sommeil

dans le salon aux stores clos
mes horizons se sont réduits
un lampadaire me sert d'étoile
là-bas
dans le seul éclat de fenêtre
encore ouvert

le grand miroir ne reflète plus rien
sa journée à lui
est terminée
et les plantes bientôt se replieront
sur le souvenir du soleil

tout se referme
les disques sur leur musique
les livres sur leurs histoires
ma bouche sur mes mots
le monde a besoin de repos

la lampe fait un cercle au plafond
labyrinthe sans cloisons
de lumière et de plâtre
et je ne la vois pas
mais la poussière est là
citoyenne de la nuit
qui descend tout conquérir

et tout cela est bien
il ne manque que les peurs d'autrefois
qui, à bien y penser
ne sont peut-être pas bien loin
elles naissent avec la nuit
comme la rosée avec l'aurore
et elles aussi, certainement
viennent imprégner quelque matière
pour l'aider à se soutenir jusqu'à
demain
il y a tant de choses qu'on ne comprend pas
comme les possibilités que renferme
un piano

parfois
la nuit devient un instrument
mais qui peut dire savoir en jouer?

8.4.06

Je triche un peu. Je suis déjà demain, mais je vais reculer les pendules et me croire hier. J'ai ce privilège. C'est que j'ai regardé un film qui n'en finissait plus: très bon, mais violent, très violent. Et ça me laisse un malaise qui persiste encore, quelques minutes après la dernière scène.

De Niro jouait un truand, Pacino un policier, et ça finissait évidemment par la rencontre entre les deux. Ils s'étaient déjà parlé auparavant, ils s'étaient avertis: si on se retrouve, ce sera toi ou moi. Et à la faveur d'une ombre traître, De Niro se fait descendre (dernier macchabée d'une série incroyable tout au long des deux heures et quelques du parcours...). Et tout de même, dans cette conclusion un peu convenur, cette image forte: il agonise, fait comprendre qu'il préfère tout de même ça à se retrouver une fois de plus en dedans, puis il tend la main à l'autre. Lui qui répétait ce mantra que dans son boulot, il faut être prêt à tout laisser en trente secondes quand vient le temps de sauver sa peau, il a besoin , au moment ultime, du contact humain, de la main de son adversaire. Il a besoin de celui qui malgré tout reste son frère. Intéressant, parce que tout le monde y perd, l'un qui tue, l'autre qui se fait tuer, c'est le délire total et la déchéance, mais en bout de ligne, considérant que l'honneur a été respecté bien sûr, il a besoin de l'autre et l'autre est prêt à l'aider. Ils deviennent en quelque sorte solidaires devant l'épreuve qui les fait pareils.

Bon. J'inspire un bon coup. Je dois faire descendre le stress. Tout à l'heure, en allant à la toilette, j'ai entendu la pluie tomber et ça m'a fait du bien, ça nettoyait l'asphalte, le gazon et l'esprit. Je crois que je vais aller la réécouter une minute... et puis je pourrai revenir à demain.


«Free as a bird...»

J'ai quelques images en face de moi (le collage que j'ai fait), et je viens de réaliser qu'il s'y trouve plusieurs oiseaux. Un noir, en dessin, qui parle à l'oreille d'un monsieur à la Magritte, avec chapeau melon; deux espèces de pélicans en plein vol, leurs ailes noires et blanches réduites à l'état de fils magiques parce que prises au moment où elles étaient vues dans le sens de l'épaisseur; deux corbeaux qui se laissent glisser sur les courants d'air des montagnes; un héron perché dans la grisaille de l'aube, au sommet d'un conifère. Le héron qui, soit dit en passant, est un de mes oiseaux préférés.

Et il y avait cette chanson de John Lennon, ressortie des cavernes il y a une dizaine d'années, qui disait Free as a bird. Quelle simplicité dans cette toune, que l'on entendait jouée sur le piano droit de la maison. On s'imaginait à côté du grand John, qui vraiment était un grand parmi les grands, assis à l'instrument hérité du grand-père. Un son craquant qui rappelait un vieux 78 tours, avec une voix parfois hésitante mais vraie, ô, vraie comme peu de voix le sont dans la même sphère de musique.

J'ai dans la tête une toune de Corbeau avec ce son de piano droit mal accordé, mais eux, c'était parce que c'était tout ce qu'ils avaient, probablement, à leurs débuts, et ce n'est pas une des glorieuses... Et puis aussi Robert M. Lepage. Sur son disque qui commence avec les sons de la ruelle Marquette (oiseaux, enfants), il y a une pièce émouvante faite de messages téléphoniques laissés par son père («Allô Robert? C'est ton père...»), souvenirs d'un homme récemment décédé, qui alternent avec de la musique jouée au vieux piano, le son duquel évoque le temps passé. C'est très beau. D'ailleurs, ça me rappelle soudain le piano droit qui se trouvait chez mon grand-père. Je parle de lui, mais ma grand-mère y était évidemment, y est toujours d'ailleurs, sauf que c'était lui qui jouait, lui et ma mère et mes tantes, et le souvenir de ce piano qui se trouvait dans ce qu'on appelait à l'époque le boudoir est une des belles choses qui se trouvent en moi. Quelle saveur incroyable ont ces souvenirs d'enfance! (Les vieux pianos: titre aussi d'une chanson de Léveillée, mais je n'y associe aucune musique ni aucune parole. Je ne le connais pas assez, même si j'ai eu la chance d'aller l'entendre ici à Vancouver. Comme il criait plutôt qu'il ne chantait! On aurait dit quelqu'un qui lançait son chant du cygne, qui voulait prouver à quel point il pouvait encore... ce qui était à vrai dire un peu le cas. Belle soirée tout de même, surtout que grâce à Marc qui le connaissait nous étions allés lui dire un mot dans sa loge.)

Léveillée, cependant, me semble assez free as a bird.

Hier, en quittant la job, je descends l'escalier en portant mon vélo puis, juste en bas de la plate-forme de réception des marchandises, je l'enfourche et pars. La ruelle (derrière Ploutos Carpets), puis la rue Manitoba quelques secondes, puis à droite sur la 3e Avenue. Et là, étrangement, aucun son dans mes oreilles. D'ordinaire, quand je roule, j'entends le vent qui siffle, ça crée un bruit de fond continuel. Mais là, rien. Le calme tout autour. C'était fantastique. Ça n'a pas duré longtemps, à peine la longueur d'un bloc, mais ça a valu la peine. Je roulais comme sur un nuage, sans effort, sans bruit, avec cette aisance qui ne vient qu'à vélo. Grâce au silence, tout était plein.

Free as a bird.

7.4.06

En l'espace de quelques jours, trois lettres étaient arrivées.

École d'architecture: accepté.

École de design industriel: accepté.

Département de littérature française: accepté.

Je ne me souviens pas avoir hésité. À vrai dire, je ne suis plus certain de la nature du sentiment qui m'avait fait demander d'être admis à la troisième institution. Un peu de suivisme, peut-être. Une pointe d'honnêteté, certainement. Mais certains obstacles, réels ou imaginaires, m'avaient fait jeter cette lettre. On ne recyclait pas, à l'époque.

Deuxième lettre: c'était gentil de m'accepter, mais ce n'était pour moi qu'une porte de sortie de secours. J'avais entendu dire qu'il fallait faire la demande aussi en design pour y passer une année de purgatoire dans le cas où l'on n'était pas admi en archi. J'avais suivi la recette. Je suis bon là-dedans.

J'ai choisi archi. Je me demande parfois pourquoi, aujourd'hui. J'ai un profond sentiment envers l'architecture, la question n'est pas là. Et puis j'avais été tellement fier, à l'époque, quand on nous avait dit que nous n'étions que 70 sur quelque 800 applicants à avoir été admis! Mais j'ai découvert, à travers un processus long et parfois frustrant, que beaucoup de dimensions de la pratique m'étaient antipathiques, étrangères même. Telles qu'on nous les présentaient, du moins. Et le problème, encore une fois, c'est que je n'ai jamais vraiment fait l'effort de remettre en question ce qu'on nous présentait.

Ce fut long. Long et solitaire. Ça a eu ses bons côtés, bien sûr. Mais j'y ai plus appris à faire le mouton qu'à être moi. Après la première année échouée, j'ai recommencé, têtu. Je me revois, en cette fin de deuxième année, me disant que bah, puisque j'en étais là, aussi bien aller jusqu'au bout. J'ai un bac en entêtement. Nous, les taureaux, on nous dit parfois bons pour ça. Je le confirme. Mais quelle connerie. Ah, j'ai réussi à y trouver des intérêts. Ce voyage en Israël, par exemple, fut un épisode fantastique de ma vie. Saveurs, couleurs, apprentissages, camaraderie, les yeux ouverts sur la vie, quoi. Tellement que j'y ai puisé les ingrédients d'une nouvelle magique, entre bien d'autres choses. Voyages à crédit cependant, prêts étudiants qui servaient à justifier le sérieux de ces entreprises naïves. Cet octobre, dix ans après avoir fini mes études, je finirai enfin de rembourser.

Et le pire, c'est que j'ai continué. Mais la chose se précisait, la fascination naissait enfin... Sauf qu'il fallait que ce fût pour l'architecture médiévale: un plan pour s'endetter encore plus sans rien trouver au bout qui permette de payer. Oh, j'ai trouvé bien autre chose, si fait. Je ne me plains pas. Je questionne.

L'étrangeté, c'est que j'ai fini par me retrouver tout de même sur les bancs de deux cours de littérature, bien des années après la lettre numéro trois. Une belle classe menée par Yvon Rivard, dans laquelle se trouvaient aussi Thomas Hellman, qui chante aujourd'hui, et ce grand maigre qui étudiait Joyce, et cette fille qui aimait Brassens et qui croyait que j'avais nommé ma fille Jeanne (qui venait de naître) à cause de la Cane de Jeanne. C'est là que pour la dernière fois j'ai connu le plaisir des cours, d'apprendre mais aussi de créer... ou disons d'essayer.

Et puis bon, il a fallu passer à autre chose, presque dix ans sur les bancs des universités, ça fera... Il fallait continuer par soi-même. Le problème, c'est la confiance en soi. Bardé de diplômes dans des domaines où je ne pratiquais pas, je me retrouvais un peu perdu. J'ai appris ensuite qu'il faut lire entre les lignes, et que Maître en sciences médiévales peut vouloir dire bien d'autres choses aussi. Mais il demeure encore malgré tout ce sentiment du butineur, facinant d'une part parce qu'il a touché à de nombreuses choses, désespérant parfois parce qu'il n'en maîtrise aucune. Ou alors que celles qu'il maîtrise ne portent pas les noms qui sont écrits sur les diplômes: à quoi bon, alors?

Ah, je vous ennuie. Je m'ennuie, en tout cas. J'aurais voulu, partant de mes trois lettres, transcender, mais je tombe à plat. Ça me plaisait, cette idée des trois lettres. Comme cette chanson que Clapton chante: «Well, I went down to the crossroads...» La réalité, c'est qu'il y a peut-être des crossroads bien plus souvent qu'on le pense. J'ai peur cependant qu'on ne s'en rende pas compte. Ou alors qu'on choisisse de les ignorer, parfois, par esprit pratique. Par convenance -- convenience, diraient les Anglais.

Une fois, j'étais assis en posture de zazen, dans un camp de méditation zen, et je sentais d'une façon précise et agréable ma respiration entrer en moi, voyager dans mon corps lentement, faire une pose et en ressortir. Dans ce processus, mes organes internes se mouvaient dans une sorte de marée terriblement naturelle, et je ne pensais à rien, j'étais là, occupé seulement à exister, et à bien le faire à part ça.

Je cherche une écriture, je cherche une façon d'aimer, je cherche une façon de vivre qui soit comme ma respiration à ce moment-là. Car je savais alors que je possédais l'assurance du maître et la détermination optimiste du pèlerin. Il n'était plus question de «pouvoir», mais bien d'agir, sans attendre qu'aucune lettre vienne me servir de passeport.

6.4.06

que fut aujourd'hui ?
bouquet d'heures oubliées
trop courte saison

dehors un chien jappe
ennuyé par des fantômes
qu'il voudrait réels

Comédie m'attend
et je veux ce soir encore
descendre en enfer

lire et respirer --
l'air a tant à raconter --
n'est-ce pas pareil ?

que fut aujourd'hui ?
un pays de convenance
fait de maintenants

mais ces maintenants :
illusion ou connaissance ?
un peu de vent frais...

5.4.06


Ça y est, vraiment, les plantes ont ouvert les mains. Ce matin, sur la rue Penticton, les branches des grands maronniers n'étaient plus nues, mais avaient pris un duvet de verdure, jeunes adolescentes offertes au soleil. Les pétales roses des cerisiers partout jonchent les trottoirs, d'autres sans nombre demeurent aux branches et en font des objets quelque part entre froufrous et barbe à papa. D'autres arbres aux fleurs vert pâle les côtoient, attendent leur tour. Lourdes, lourdes, les fleurs des magnolias se défont et leurs pétales un à la fois s'abandonnent. Ailleurs, de petits arbres aux fleurs blanches jaillissent du sol ou d'une haie, lancent un éclair de beauté aveuglante dans l'ordinaire du jour.

Mais cette rose date de l'année passée; cette photo est son souvenir.

Comme nous aimons les fleurs, leur instantanéité! Céline a aussi acheté quatre tulipes, qui se trouvent dans un vase devant moi. Nous réservons des territoires incroyables à la culture des ces belles de jour, dépensons des sommes folles à les faire changer de mains, à arranger leur présence sur telle table de chevet, dans telle cuisine, contre tel coeur. Nous dépensons une énergie précieuse à les réchauffer pour qu'elles naissent en toute saison. Nous les faisons venir de l'Uruguay s'il le faut pour gagner leur parfum quelques heures. Nous avons besoin d'elles. Évidemment, notre vie dépend littéralement des fleurs, aussi. Leur présence partout est un gage de notre survie. Surtout, ne pas les prendre à la légère, ni pour acquises! C'est pourquoi nos jardins sont de nouveaux temples.

Présence des fleurs... Il y a là une qualité d'être à laquelle le plus souvent nous ne pouvons qu'espérer parvenir. Et pourtant nous aussi sommes beaux et belles, présents, ouverts. Mais pas aussi simples, pas aussi francs. Sans défense.

Humilité des fleurs...

4.4.06

Par cette nuit de pluie fraternelle je pense à Alexandrie. Celle des livres, évidemment, la vraie ne s'étant jamais encore retrouvée sous mes pas. Connue par Durrell, par Mahfouz (non, lui, je crois bien que c'était le Caire), par Moustaki même. Savourée à travers Cavafy. Ah, Julie qui me fis connaître ce poète sous carapace! Et ce chapelet d'autres Grecs découverts à la même époque, Elytis le premier... Merci aussi à Angélique Ionatos!

Chaleur, oui, mais surtout comme un désir d'invisibilité, de disparition, d'entrée dans une autre dimension qui serait plus facile. Pour compenser, le poète célèbre la furtivité, l'autrefois, la double vie, la langueur de minutes volées au temps, l'existence derrière un masque. Mais Alexandrie n'est pas Venise, et l'affaire est loin d'être une fête. Plutôt une évasion à longueur de vie, une errance au ras des murs ancestraux de la cité cosmopolite mais vitrifiée. Poésie de la nuit qui efface, heureusement, les visages.

Comme je sais qu'au loin existe la Méditerranée, je sais que voguent encore les mots de Cavafy, qu'ils clapotent en moi et en d'autres, qu'ils vibrent peut-être même dans l'air alourdi de pluie que je respire ici, blotti contre le Pacifique.

Et j'éloigne de moi ces images de mer bleue sur laquelle flottent comme des plumes les reflets argentés d'un soleil vorace. Car cette poésie est plutôt faite d'ombre, d'intérieurs, de l'unique vent frais rencontré à la tombée du jour. De corps sombres et suspicieux, parfois presque honteux, tant à se cacher on en vient à croire qu'il y a de bonnes raisons de le faire. Sur tout cela ondule un voile, forteresse du poète contre sa ville différente.

La poésie naît bien au secret, mais à demeurer cachée, elle risque de pourrir. Sur celle de Cavafy, quelqu'un a ouvert toutes grandes les fenêtres tandis que lui reposait déjà, qui n'a jamais pu le faire.

3.4.06


Un autre tableau à la hollandaise. Un paysage, cette fois, une scène bucolique avec ville en arrière-plan. Les grands arbres sont encore décharnés mais au bout de leurs doigts jaillit l'espoir. Juste assez pour qu'un couple d'amoureux se confie à son ombre naissante. Le ciel est fait de nuages lumineux, de brumes, de ciels, comme si la nature hésitait encore devant une main de cartes disparates. Nous sommes dans les hauteurs de Burnaby. En bas, les rues de cette ville courent vers Vancouver dont le centre-ville se dessine au loin. Au-delà ensuite, la terre semble finir bien qu'en réalité ce ne soit pas tout à fait le cas. Les zones côtières sont ainsi, floues, changeantes. À droite, passé la butte de «Burnaby Heights», émerge l'idée des montagnes. La chaîne Côtière se lève de terre à partir d'ici et, comme un travailleur fier, ne s'arrête pas avant longtemps, longtemps.

C'était un jour comme ça, aujourd'hui.

Juste derrière, il y avait un petit terrain de jeux pour les enfants. (Un homme, me voyant monté sur la poutre qui tient les anneaux pour se suspendre, m'a d'ailleurs passé en souriant un commentaire comme quoi «c'est pour les enfants, hein?») Nous avons joué là un peu, les enfants se sont balancés, ont glissé, ont boudé, ramassé des bâtons. J'ai fait tourner Marguerite et Jeanne autour de moi comme des hélices, en les tenant pas les mains. Ensuite, le coeur me levait; je suis allé m'étendre sur un banc...

Juste à côtté, un homme seul, assis, me regardait de temps à autre. Je le regardais à la dérobée. Il était barbu, silencieux, la soixantaine environ, avec un beau sourire derrière ses poils blanchis. Quelques regards échangés. Rien de plus, mais il me paraissait sympathique. Et puis il était temps de descendre la côte pour retourner à l'auto, ce que nous avons fait. Une fois les enfants assis, j'allais ouvrir la portière quand voilà mon bonhomme juste à côté. Il avait descendu la côte lui aussi pour venir me voir.

«Nous ne nous sommes pas déjà vus à Ottawa?», me demande-t-il dans un français hésitant.

«Non, non. Nous venons du Québec, mais je ne suis pas souvent allé à Ottawa.»

«Ah. Bon. Excusez-moi de vous avoir dérangé.»

«Il n'y a pas de quoi, vraiment.»

Et le voilà déjà reparti vers le haut de la côte.

C'est drôle, mais j'aurais bien aimé que nous nous eussions été rencontrés (est-ce que c'est correct, ça?) à Ottawa. J'aurais voulu parler plus longtemps à ce monsieur solitaire. De le voir repartir, je me sentais responsable de sa solitude, et cela me pesait. J'aurais aimé l'entendre raconter des histoire de sa bouche pleine de dents en métal, savourer son sourire contemplatif. Je sentais qu'on avait des choses à se dire.

J'ai raté une rencontre, aujourd'hui. C'est le secret derrière mon paysage hollandais...

2.4.06

Hier, c'était jour de guitare. Aujourd'hui: relent. Écho, encore. Mais hier...

C'était un de ces jours où l'instrument vous appelle -- peut-être entre autres pour la simple raison que vous ne trouvez rien d'autre à faire. Il faudrait donc ne rien trouver à faire plus souvent. La guitare est au mur; vous étendez la main et la prenez par son col fin; le métal des cordes est un instant froid, mais déjà il emprunte la chaleur de la main. Vous soulevez la guitare pour la libérer du clou; elle attend.

Il fait presque beau: vous allez vous installer sur le perron. Quatre marches en béton entre deux rampes en fer forgé à la peinture écaillée. Personne ne vous entend que les quelques passants et leurs chiens, le gazon, le rhododendron. Vous commencez avec une toune de Jethro Tull. Ah, pas aussi bien, pas aussi coulante que la jouait ce grand farfadet d'Anderson, mais quand même, depuis que vous avez acheté un bon capo et que vous pouvez la jouer dans la bonne tonalité, ça sonne quand même bien.

Les mains se réchauffent. L'esprit aussi: c'est bien. Vous commencez à vous amuser. Et puis vous ressortez une chanson composée autrefois, vous vous laissez emporter. Ça sonne pas mal, pas mal du tout, vous vous prenez à croire qu'il y a du bon stock, là-dedans. Vous en êtes certain. Une fille est partie. D'une autre il demeure un souvenir. Il y a des rêves, des questions: toutes ces choses à propos dequelles on fait des chansons. Le temps déboule; vous êtes déjà allé chercher le vieux cartable où vous conservez vos archives; les souvenirs remontent avec la musique et se métamorphosent en sentiments. Les souvenirs sont devenus maintenant.

Vous pensez à une image étrange, issue d'autrefois, une image de vous vu de l'extérieur, la guitare à la main. Vous ne savez trop qu'en faire, de cette image, mais elle vous fait du bien. Vous lisez quelques-unes de vos poésies à votre blonde, soulignant les passages qui sont bons. Elle sourit.

«je continue ma route
dans un manteau de doutes
j'ai peur de t'oublier
parfois»

Vous savez une fois encore que la chanson, que ce menteur de Gainsbourg décriait comme un art mineur, est en fait ce qui remue le plus. Vous hésitez à aller ranger votre guitare, vous voudriez faire durer ce moment, mais vos doigts sont devenus sensibles. La caresse des cordes les a mis à vif. Vous la remettez au clou. Vous souriez, vous aussi.

1.4.06

Le silence tombe autour de moi
comme la poussière du jour
la chandelle, les linges à vaisselle drapés d'ombre
qui pendent à la poignée de la cuisinière:
une nature morte hollandaise

oui, ces toiles pleines de fruits ouverts
de carafes liquescentes et d'oiseaux morts
peintes immanquablement un dimanche
après-midi
il me semble les retrouver maintenant
presque m'y glisser
et c'est bon
ah, rejoindre la droiture du pli de ces nappes
la ferveur de ces ombres
la rondeur des raisins
me perdre dans ces créations abstraites
fruits superbes de l'inintéressant
ces hommages au geste de peindre bien plus
qu'à ces choses assemblées par hasard

ce vendredi soir est enfin un dimanche
après-midi
hollandais du dix-huitième
et pourquoi pas?
un endroit pour gésir
et s'offrir aux regards sans savoir
s'ils viendront
sans s'en faire
regarder la poussière
comme si c'était l'or ou la mer