21.4.06

C'était vendredi soir, et il était prêt. Il avait apporté au bureau des vêtements de rechange qu'il enfilait dans la toilette après avoir punché (05:12P). Pendant six jours, il avait suivi le même chemin pour venir travailler, le chemin prescrit par la compagnie d'autobus locale. À présent, il était libre. Il sortait par la porte arrière, celle qui donnait sur la ruelle et le mur en béton de la compagnie voisine, avec l'immense graffiti qu'il ne remarquait plus. La porte refermée, il commençait à marcher, puis s'arrêtait, s'accroupissait pour resserrer le laçage d'un soulier, et repartait. La ruelle le déposait sur la rue qu'il ne quitterait plus jusqu'au lendemain.

Il avançait toujours au hasard. Au début, le hasard était plate, parce que toutes les possibilités de ce quartier qu'il connaissait bien avaient été essayées. Mais après une demi-heure peut-être, les choses commençaient à devenir intéressantes. Il suivait un chat méfiant jusqu'à ce qu'il disparaisse sous un balcon, arrêtait un moment pour voir une ambulance avaler un inconnu à l'horizontale, longeait les vitrines peintes de lettres formant des mots qu'il ne pouvait pas comprendre, suivait de loin des passants attardés, se mêlait à la demi-foule d'une artère de quartier. Il laissait les rues le mener.

Et puis il avait faim. C'était le moment de l'entorse à la procédure: il entrait dans un café quelconque, mangeait un sandwich au jambon ou une soupe, regardait autour de lui, puis repartait. Une fois ou deux seulement, il s'était pris à parler avec un voisin de table. La dernière fois, en fait, c'était une voisine. Il ne se rappelait même plus comment ça avait commencé, par quel objet échappé ou quelle question il lui avait lancée. Toujours est-il qu'ils s'étaient mis à parler. Mais tout au long de la discussion (on peut dire beaucoup, quand on veut, le temps d'un sandwich), il ne pouvait s'empêcher de penser à ce qui était prévu, c'est-à-dire les rues. Et pourtant elle lui plaisait, cette fille. Sa solitude lui plaisait, et aussi la franchise avec laquelle elle répondait à ses questions. Mais sa tête était prise. Alors il était parti et, bien sûr, une fois perdu par les rues de la ville, il avait pensé à elle tout au long de la nuit, marchant inutilement et ne remarquant rien, distrait seulement par son pied qui lui faisait mal.

La plupart du temps, il sortait sans incident du café et se remettait à marcher. Les rues peu à peu se vidaient, jusqu'à cette heure où le fait de voir des gens, des ombres, faisait monter en lui une saveur de crainte. Alors il devenait ombre lui-même, passant furtif, tournant à gauche ou à droite au besoin, cherchant quelle rue le mènerait bien jusqu'au matin. Il marchait toute la nuit, ne s'arrêtant que pour pisser contre un mur froid ou pour observer ces choses inattendues auxquelles nous rend réceptif l'oubli. C'était un arbre trop vieux, une lampe allumée, un nuage pressé, ou même une idée qui passait au-dedans. Il avait oublié. Arrêté un moment, il en venait parfois à se demander où il se trouvait, ce qu'il faisait là. Mais il inspirait et relançait le mouvement.

Les rues droites et sans fin devenaient son labyrinthe d'élection. Elles se changeaient quelques fois en allées ondoyantes qui perdaient leurs trottoirs: la chose ne le dérangeait pas, puisqu'il marchait souvent dans les rues dès qu'elles étaient libres de voitures. Et puis ça lui permettait de se perdre. Il se disait qu'il avait réussi son coup quand, au petit matin, il se trouvait dans un quartier anonyme et inconnu, perdu dans la brume, ou bien le long d'usines silencieuses, patientes, et qu'il se savait si loin que l'idée même de revenir ne l'effleurait pas.

Il faisait un effort pour ne jamais regarder les noms des rues; de toute manière, c'était le plus souvent des noms idiots.

Certaines nuit s'étaient terminées au bord de la campagne. Là, il regardait quand c'était possible le soleil se lever avant de tourner les talons et de replonger dans la ville. Pas assez de rues par là, se disait-il. Pas assez de choix. Et avec le jour revenu, il adoptait un rythme plus lent, observant les gens qui partout obéissaient aux mêmes rituels, accomplissant les gestes que lui-même retrouverait dans quelques heures à peine, s'il parvenait à retrouver le chemin de son appartement. Il y parvenait toujours, ce qui parfois le surprenait. Comme guidé par un signal, il déambulait en se rapprochant sans cesse de l'immeuble auquel il était tant habitué mais qu'au fond il connaissait si peu. Sans avoir à y penser, il se retrouvait, quelque part dans l'après-midi, sur sa rue à lui, fatigué, étonné. Il entrait. Il prenait l'ascenseur. D'ordinaire il faisait venir quelque chose à manger.

Et puis il dormait.