14.4.06

Ce soir, une fois de plus, c'est Claudio Arrau et les Nocturnes de Chopin qui me tiennent compagnie.

Depuis combien d'années ai-je ces disques? Un paquet. C'est un de ceux qui me font penser à de vieux amis. J'ouvre le boîtier: toujours le même imprimé blanc et rouge de Philips, toujours le même Claudio, en habit chic mais dans une posture presque décontractée, comme s'il nous accueillait chez lui pour une occasion à la fois grande et simple, qui me regarde.

Les pièces commencent. Leur lenteur. La nostalgie qu'elles laissent flotter dans l'air comme une fumée d'encens se joint à l'habitude que j'ai maintenant d'elles pour créer l'atmosphère de repos qu'il me faut. À chaque respir, les soucis sortent de moi comme la sève d'un arbre entaillé. Qui donc pourrait en faire des gâteries?

Il y a dans cette musique quelque chose qui me rappelle mon tout premier choc profond de musique classique. Peut-être parce que Chopin s'est aussi trouvé là, vers les débuts, lors de ces soirées mystérieuses où Julie et moi écoutions chez elle le disque de Polonaises de ses parents.

Mais le premier vrau choc, c'était Rachmaninov. Et c'est peut-être parce que nous avions lu Proust à l'école: deux découvertes qui s'assemblaient. Mais d'où tenais-je cette cassette du deuxième concerto pour piano? L'avais-je achetée moi-même? C'est possible: dans les bacs à aubaines qu'il pouvait y avoir à l'époque chez Sam ou ailleurs. J'avais dix-sept ans, et les dimanches de l'été étaient longs, alors je sortais, le lierre de mon Walkman remontant jusqu'à mes oreilles, avec dedans cette cassette de Rachmaninov. Je remontais Monkland et pénétrais l'enceinte magique de Villa Maria (n'était-ce pas de là, après tout, que sortaient les dizaines de belles jeunes filles que, bien des années auparavant, je regardais chaque jour passer, assis dans les marches de l'escalier?). Il ne se trouvait personne dans ce jardin immense. Il faisait chaud; je suivais la grande allée et tournais à gauche en haut pour me rendre au bassin triste et sec. Au milieu, une sorte d'île symbolique, faite de pierres rondes et de ciment, soulignait encore plus le manque d'eau. Mais en me couchant sur le dos contre le béton du muret, je pouvais regarder les cimes des peupliers dressés contre le ciel bleu et me croire en Italie.

Et pourtant, le passage musical qui me retournait aurait mieux convenu à un soir de brouillard (je venais aussi à cet endroit par des temps semblables, après tout). C'est un moment tout simple dans ce remue-ménage de musique, un repos, une feuille de nostalgie prise entre deux pages noircies de notes fières. Et pour moi, ce passage est devenu ce que pourrait être non pas la seule phrase de Vinteuil dans Proust, mais bien toute la saveur du monde que contenait le premier livre. C'était à la fois la trame sonore idéale de ma recréation imaginaire de l'époque et une vision de l'espèce de tragédie lente, triste et belle du monde finissant de Swann et de son entourage.

Je retrouve un peu de ces mêmes sentiments dans mon Chopin, à des années de distance. Tiens, j'aurais même le goût de me replonger dans Proust... mais il est trop tard, ce soir, pour ce genre d'entreprise. Allez, encore un Nocturne, et au lit!