30.11.05

Je suis tanné d'être devant l'ordinateur. Mais je suis têtu. Il y va de mon orgueil.

Décompte? Un bon six heures de ma journée de travail passé devant l'écran. Plus une heure ce midi et une heure et demie ce soir à tenter de finir une nouvelle (échéance demain). Et m'y voilà encore, le dos endolori, les paupières lourdes. J'aimerais pouvoir souffler dans un petit bâton à bulles et qu'il en sorte mes mots.

Heureusement, il y avait la séance de yoga pour introduire un peu de variété. Dernière de la saison, avec des poses plus difficiles qui m'ont fait trembler tant je tenais mes muscles à bout de corps, qui m'ont fait tomber parce que je perdais l'équilibre et qui m'ont fait rigoler parce que je ne m'étais jamais vu dans ces positions-là. J'aime les noms: le clair de lune, le chien qui regarde en bas, l'enfant ou l'insecte crevé, le cobra. En langue sanskrite (je crois), c'est aussi très beau mais qu'on ne me demande pas de les répéter. Jen nomme chaque posture à mesure qu'elle nous les fait faire, mais ces noms d'ailleurs, d'autrefois, d'autres imaginations me sont aussi compréhensibles que l'est l'odeur des fleurs.

J'ai beaucoup aimé cette rencontre avec le yoga. La stabilité montagnarde du zen me manque, cependant, cet état d'attente sans espoir qui me semble plus propice à vraiment méditer. Cependant, le mouvement du yoga est fantastique: le corps, ce corps-ci, notre propre corps devient un pays nouveau qu'il faut soudainement explorer, gouverner et connaître. La posture de l'arbre: je voudrais la tenir le temps que tiendrait un arbre.

Mon corps me fait signe: arrête, Christian. Ça suffit. Il ne faut pas tromper la nuit. Elle aussi est un pays qu'il ne faut pas négliger faute de perdre connaissance de ce qu'on est. J'aime à croire que pour ce pays-là je peux encore m'inventer un passeport, y faire mettre de jolis tampons, y arriver sans souci.

L'autre nuit, j'ai quitté le sol. Ce n'était pas tout à fait voler, mais c'était essayer. C'était vouloir rejoindre la posture naturelle que nous permet le rêve.

29.11.05


J'aurais aimé, ce soir, accompagner mon texte de sons plutôt que d'une image. J'aurais aimé partager avec vous les bruits qui animaient le quartier replié sur lui-même alors que j'arpentais ses rues en revenant vers la maison. La photo est bien, mais elle ne parvient pas tout à fait à exprimer la couleur de la nuit. Encore moins les sons.

Vous auriez entendu les feuilles sèches, balayées par le vent, qui râclaient l'asphalte. Dociles, elles suivaient un trajet toujours pareil, à angle par rapport au mien qui se fiait au tracé orthogonal des rues de Vancouver. Crrr... Crrr...

Deux fois, je suis passé près d'un carillon, seules voix dans la noirceur. Le premier était fait de longs tuyaux; il avait une musique solennelle. Le second faisait tinter de petites tiges qui dansaient dans le vent. Et le vent, le vent lui-même parlait, soufflait, sifflait, me racontait des histoires que je n'avais pas besoin de comprendre. Il charriait jusqu'à moi le bruit d'un avion insouciant, d'une voiture pressée. Il passait entre les branches des arbres comme la chevelure passerait entre les doigts d'une main. Il était froid.

Je voulais avoir avec moi une enregistreuse, car je me disais que rien d'autre que le son ne saurait capter efficacement cette atmosphère. Les images d'une caméra n'auraient eu qu'un effet distrayant sur ce qui se passait vraiment. Oui, j'aurais tout enregistré pour le faire rejouer comme une photo pour aveugles, comme une capsule de conservation du temps destinée à qui voudrait bien l'ouvrir.

Et voilà que tout ça est terminé. Ou plutôt, ça continue, mais pour d'autres; le témoin est passé. Moi, j'ai laissé la noirceur de la nuit pour aller me réfugier bientôt dans celle du sommeil. À vous, qui arpentez maintenant les trottoirs, à vous la nuit, à vous les feuilles, à vous le vent. À vous la froide saveur de vivre.

28.11.05

Une des visions que j'ai: je vis dans une petite maison en campagne. Le matin j'écris, et l'après-midi je coupe mon bois et m'occupe du jardin ou de la maison. Petite vie tranquille de création et d'entretien, de communion avec le monde et l'esprit. Un peu comme faisait ce poète-vigneron suisse sur lequel j'avais lu un article dans le Monde, il y a jolie lurette. Sympathique. Or, après avoir vu The End of Suburbia, je me demande si une vie de ce genre ne sera pas de toute manière inévitable. Sauf qu'il n'y aura peut-être pas de maison en campagne. Ou qu'il manquera le petit aspect romantique dont mon esprit baigne tout cela.

Car le grand bouleversement qui ne manquera pas de venir si le monde suit la courbe descendante de la disponibilité du pétrole, ce grand boulerversement aura des effets profonds. À quoi travaillerons-nous? Combien d'entre nous occupons à présent des emplois qui n'auraient plus de raison d'être dans une économie qui ne serait plus de loisirs mais de subsistance? Notre paysage de routes sous-utilisées, que deviendrait-il? Et toutes ces maisons bâties au «Parcours du cerf», une fois abandonnées, que deviendront-elles? On peut espérer que, pillées comme les pyramides d'autrefois, les matériaux qui les constituent seront au moins réutilisés. Mais que faire avec du vieux gypse et des planches de faux bois? Avec des portes d'armoire en mélamine et des planches de recouvrement en vinyle? (La fin du pétrole aurait au moins ceci de bon que ces dernières disparaîtraient probablement!)

Aurons-nous encore de quoi construire et faire fonctionner nos ordinateurs? De quoi communiquer, tenir le Web en vie par exemple? J'ai lu quelque part que Nicola Tesla avait supposément découvert une façon de capter et d'utiliser l'énergie contenue dans l'environnement, je ne sais plus s'il s'agissait de celle qui provient du soleil ou de l'électromagnétisme de la terre, ou quoi encore. Peut-être (re)découvrirons-nous cela, et que le grand bouleversement sera dévié. Mais peut-être aussi que je devrai modifier ma vision. Après tout, l'après-midi pourrait ne pas suffir pour le travail nécessaire à nourrir la famille. Le papier ira-t-il jusqu'à manquer? Alors je lancerai mes mots dans les airs, entre deux rangs de carottes, pour le bénéfice des moineaux qui, eux, ne verraient rien de changé à leur ordinaire... sauf peut-être d'être chassés plus souvent.

27.11.05

L'Odyssée, les Fleurs du mal, les anges de Rilke ni le cosmos des poèmes à venir ne valent la douceur de s'étendre près du corps chaud de celle qu'on aime. Je laisse les mots retomber comme poussière. Bonne nuit.

26.11.05


L'oiseau-tonnerre autrefois survolait ce pays. Quand on croyait encore en lui. Il passait peu à travers le ciel, soit par timidité, soit parce que celui qui règne ne doit pas trop se faire voir. Il doit entretenir un certain mystère. Mais quand il passait, impossible de le manquer. Difficile de parvenir à le voir cependant: une ombre seulement, parfois, était distinguée dans les nuages. C'est par le son qu'on le savait planant au-dessus des têtes. Chaque claquement de ses ailes, chaque battement produisait un coup de tonnerre, relâchait des éclairs, et la terre en tremblait. Les hommes, instinctivement, levaient un bras comme si ce geste avait pu les protéger.

Les aigles n'étaient que les éclaireurs du roi du ciel.

Il y a donc eu un autrefois où les êtres non-humains pouvaient atteindre au rang de demi-dieu. Où les êtres sans parole tenaient en respect ceux qui avaient réussi à extraire les mots des mines de l'invention. Les poètes et les sculpteurs savent de tout temps que ces jours sont passés sur la terre, et ils en avertissent parfois leurs frères et soeurs. Ils s'émerveillent devant tant de force brute, devant tant de beauté indomptable, et disent aussi de ne pas oublier. Car qui sait si les oiseaux-tonnerre ne reviendront pas cacher le soleil de leurs ailes immenses? Nous avons appris trop vite à croire que c'est à nous, humains, qu'a été remise la terre. Mais nos mains sont trop petites.

J'aimerais, quant à moi, pouvoir connaître la peur respectueuse qu'on doit à ce type d'être. Ce serait bien autre chose que la peur des truands, que la peur du semblable. Je n'aurais d'autre choix alors que de m'en remettre à Dieu. En ce sens, les oiseaux-tonnerre ne sont probablement rien d'autre que les anges qui veillent sur les terres brutes de par ici. Des anges frustes, terribles et puissants dont le seul passage inspire la crainte et l'amour de la vie. Des anges d'avant et d'au-delà la parole.

25.11.05

Tout part du souffle. Sinon d'où? «Au commencement était l'inspiration.»

Je ne me souviens pas de mon premier souffle. Qui le pourrait? Pourtant, nous sommes faits pour nous rappeler ce qui entre dans les replis du corps. Les odeurs. Celle de la mer avant qu'on ait vu l'eau, mystère derrière l'iconostase des dunes. Celle de la dernière pluie avant l'été. Celle des régions du sud, chaude et sucrée. Celle du premier sexe de fille dans la bible de ses doigts. Cartographie des senteurs: je pourrais nommer des noms d'endroits, mais je préfère le silence puisque le souffle ne connaît pas de mots. Et puis à chacun ses sentiers, ses villages, ses souvenirs. À bas le dictionnaire de la pensée. Entrez, odeurs sans nom.

Il faudrait être aveugle. N'avoir un moment qu'un sens, comme il n'y a en réalité qu'un océan. Sombrer dans les odeurs, les yeux fermés, par en arrière, les bras écartés si tant est qu'on ait encore des bras ou qu'on s'en souvienne. Et puis, à un moment, une main prend la nôtre et nous rappelle que nous ne sommes pas seul.

L'invention du langage, c'est chercher à dire à l'autre l'odeur qui nous a soulevé.

24.11.05


Chronique de brume. Cinquième jour.

On aimerait se dissoudre dans l'air lourd et mouillé. Perdre sa substance, la prêter aux gouttes en suspension. Glisser lentement dans cent directions opposées, refléter un instant la lumière, traverser un rayon insistant. Devenir cette nuit liquéfiée.

Le jour a échoué. Il s'est réfugié dans les hauteurs, au-dessus de la vie des hommes. Il patiente.

Grands mouvements sans bruit, ombres passagères, sons étouffés des pas et des mains rentrées dans les poches. Froissements. Drapées d'attente, les figures des vivants glissent sur les chemins pavés, le visage baissé. Le temps fait des vagues, des vagues qui se brisent sur ceux qui voudraient avancer.

Marées humides, marées de souvenances et de fécondation.

On aimerait oublier, imploser, improbables marcheurs aux respirs translucides. De nos poumons aux parois suintantes sortent des souffles étonnés. De nos pupilles largement agrandies ne sort rien. Et le front porte l'eau et l'espoir de renaître.

Celui qui le peut allume une chandelle et s'invente une étoile.

23.11.05


Elle habite au bord du chemin. Les passants la croisent, le matin, détournent un instant le regard puis poursuivent leur route. Tout le monde a quelque part où aller.

Elle connaît les voisins. Ils se sont faits peu à peu à sa présence. Ils n'aiment pas quand les enfants approchent trop, et pourtant elle les aime bien. Elle aimerait leur offrir des bonbons, mais elle ne le fait pas. On ne sait jamais ce qu'ils pourraient penser. Elle réserve pour eux ses sourires, de grands sourires qu'elle s'efforce de réussir sans qu'il paraisse qu'il lui manque une dent. Elle est heureuse: cela lui rappelle deux ou trois sessions d'un cours de danse où on lui faisait pratiquer la révérence. Elle aussi était enfant. Elle ne se souvient que des dames lui aient souri.

Elle a un horaire bien réglé, ce n'est pas une traîneuse. Quand elle perd du temps, c'est qu'elle n'a pas eu le choix, c'est qu'elle a été retenue. C'est qu'elle veut cacher sa peau bleue. La peau ne devrait pas être bleue.

Elle se promène drôlement, parfois. Elle le sait. Elle fait de son mieux, mais... Oh, et puis des fois elle se laisse aller. Elle se dit qu'eux aussi se laisserait aller... S'ils savaient. Mais personne, apparemment, ne veut savoir. Ils aiment mieux faire un grand détour que de savoir. Elle, elle n'aime pas les détours. Elle aime ce qui est simple. Si difficile... Et pourtant la liberté, ça devrait être simple. C'est ce qu'elle pensait, au début. Et puis elle s'est aperçu que ça, comme tout le reste, était monnaie d'échange. Alors il a fallu acheter la liberté.

Elle aime ces petites libertés, toutes petites, qui grandissent en elle. Elle aime pouvoir choisir d'être libre. Quand elle veut. C'est un pays qu'elle aime parce que là, on ne lui demande rien. Comme au pays de l'enfance idéale.

Elle attend, maintenant. Le jour s'achève; ils ont fini de travailler. Ils vont bientôt passer, ralentir, abaisser les vitres. Alors, elle devra bien s'approcher. Elle voyage par affaires. Elle colporte la simplicité.

Elle veut gagner sa liberté.

22.11.05


Un autre jour de brume sur la ville. Quelle merveille: le monde est redevenu mystérieux! La mer se termine là, à bout de bras, et se jette dans le néant de la fin du monde. Les bateaux restent au port. Dans les rues on avance lentement, on ne sait pas trop. On s'arrête pour regarder un tronc d'arbre et la lumière qui filtre entre les branches. On passe la main dans l'air: elle en revient mouillée.

L'eau est calme. Elle veut perdre elle aussi les navigateurs imprudents. Ou alors, perdue elle-même, elle attend le retour de la lumière. Tout est patience. Le temps semble idéal pour un meurtre crapuleux; c'est peut-être pourquoi les trottoirs sont silencieux. Attendre, attendre et observer. Tiens, là-bas, un autre vivant... On se regarde du coin de l'oeil. On essaie de ne pas marcher trop près l'un de l'autre. L'air trop épais rend visqueuse notre bienveillance. C'est un temps pour la solitude. Pour l'illumination?

Quand même: le monde peut être si beau quand il est fait d'ombres chinoises. Comme dans ces films d'animation tchèques aux personnages d'ombre que j'aimais tant autrefois, tout est en à-plat, tout se donne des airs et des poses exagérées pour compenser le manque de couleurs et d'épaisseur. Il faut donc s'imaginer ce qui manque: cette texture, ce visage, ce regard. (Les arbres aussi ont des regards.) Le monde des ombres est attirant; il vous rend presque mal à l'aise. Comme le vide: on voudrait tomber dedans.

21.11.05

Je continue. À savoir si l'écriture demeure utile quand on atteint un certain état d'osmose avec le monde. Quand on fait un avec le grand tout, si je puis m'exprimer ainsi.

(Il faut toutefois se poser une question essentielle: est-on vraiment jamais séparé du grand tout? Bien que notre ego puisse nous conduire à le croire, est-il seulement possible que nous, créatures faites de morceaux du grand tout, puissions jamais être séparés du grand tout? On peut en douter. Que nous soyons le sucre dans le gâteau ou le sel de la terre, comment se dissocier du reste? Mais bon, je pense que puisqu'on peut s'imaginer, se croire, se sentir dé-lié de tout ce qui n'est pas nous, le problème se pose. Ça se complique.)

Prenons Vancouver aujourd'hui. La soeur de Céline est en visite, alors nous avons voulu lui faire voir Stanley Park. Un bon début, quand on se trouve à Vancouver. Cependant, en fait de faire voir, c'était raté: une brume incroyable avait envahi la ville. Elle est toujours là, d'ailleurs: sortez, et vous vous sentez comme si le p'tit Jésus avait parti l'humidificateur. L'air vous rentre dedans à moitié liquide, vous le sentez se déposer sur l'intérieur de vos poumons plein de moiteur. Pas étonnant que les arbres dans le coin aient tous le tronc verdâtre de mousses...

Mais ne nous égarons pas et prenons Vancouver aujourd'hui: cette brume, ces plages, ces arbres, cet air, cette mer invisible mais bien là, quelque part, ces montagnes imaginaires mais néanmoins massives, immémoriales, cette belle-soeur, cette blonde, ces enfants, ce moi. Tout cela est fait des mêmes matériaux de base. Tout cela provient du même ragoût primordial. Tout cela est relié. Pourquoi nous en rendons-nous si peu compte? Pourquoi voyons-nous avant tout ce qui nous sépare? Il y a probablement bien plus qui nous lie qu'il y a qui nous distingue. Nous sommes peut-être plus «un» que nous aimerions même le croire...

Je crois que l'écriture sert en partie à poser ce problème, et en partie à tenter de le résoudre. Elle peut bien sûr servir aussi à une foule d'autres choses, comme elle peut probablement aussi ne servir à rien. C'est au choix, ou au besoin. Et si elle est un moyen de la recherche de l'unité, que devient quand l'unité est atteinte? Peut-être qu'elle devient alors unité elle-même. Je pense à Thomas Merton, un grand bonhomme qui a peut-être atteint l'unité. (Si lui ne l'a pas atteinte, alors qui le fera?) Henry Miller: même chose, dans un registre absolument différent. Et pourtant ces gars-là on écrit jusqu'au bout. Peut-être quête au début, l'écriture est ensuite devenue rayonnement; de question elle s'est métamorphosée en déclaration. D'amour, en majeure partie. Car une fois que l'unité est atteinte, peut-on parler d'autre chose? (Ce n'est pas à moi qu'il faut le demander!)

Dire Vancouver aujourd'hui, c'est replonger dans le vécu d'il y a quelques heures tout en étant immergé dans celui de maintenant. C'est inventer un degré de profondeur à l'existence, c'est se faire l'écho de la manifestation. Je proclame par exemple la beauté de cet épaulard sculpé en totem, à l'évent devenu une bouche autour de laquelle deux mains en éventail font le geste qui accompagne le cri, et je me rapproche à nouveau de lui, plus même que j'ai pu le faire en le voyant à trente pieds de distance. Je veux m'unir à lui, à cette beauté plastique, mais aussi à l'intention de ceux qui l'ont créé, à l'animal réel dont on a fait l'image, qui fend les mers quelque part à l'ouest, à l'arbre qui a donné le bois et la vie pour permettre la sculpture, à l'existence qui a permis cette rencontre étrange entre des êtres morts et vivants, vrais et imaginaires. Au temps, dont je ne sais plus trop s'il nous sépare ou nous unit.

L'écriture est comme la brume. Elle peut tout cacher de son écran magnifique ou être ce qui unit et pénètre toute chose. Et elle peut bien sûr être les deux à la fois.

20.11.05

Autrefois est un mot dangereux. Demain aussi. C'est pourquoi les rêves sont si importants. Les rêves sont toujours maintenant: ils n'admettent pas d'autre temps que l'instant même, donc ils n'admettent pas le temps. Il faudrait savoir tirer l'essence de l'instant tel qu'on le vit dans les rêves, le sortir de la nuit et de l'oubli pour en faire la pâte de notre existence. L'un des ingrédients, à tout le moins.

Quand je me rappelle un rêve, j'ai en tête une succession d'événements, mais ces événements sont tous étrangement reliés. Pas par le temps comme ils le seraient dans la vie de tous les jours, mais plutôt comme par une dimension mystérieuse. Comme s'ils étaient les multiples facettes d'un dé. Et le dé roule: impossible de dire vraiment où l'histoire commence, où elle se termine. Le dé roule, c'est tout.

J'écris. J'ai hâte de finir parce que je suis fatigué. Donc je rate mon geste: je suis déjà dans l'après, dans l'espérance du repos. Je ne suis pas tout entier dans ce que je fais. Je rate. C'est le corps, avec sa fatigue, qui empêche l'immersion totale dans l'écriture (mais c'est aussi lui qui la permet grâce aux doigts, au cerveau, etc., on peut donc se réjouir dans une certaine mesure de ce paradoxe). Dans le rêve, pas de corps, pas de temps... mais pas d'écriture non plus.

Écrire, ce serait donc comme de vouloir atteindre un état qui, s'il était possible de l'atteindre, rendrait l'écriture inutile. Étrange, non? Exercice d'équilibre entre hier et demain, entre le rêve et l'éveil, entre soi et tout. Mais il faut atteindre un équilibre qui n'est pas fait d'oppositions. Arnaud Desjardins disait dans un livre que nous sommes comme des bouteilles remplies d'eau flottant dans l'océan, et qu'il fallait parvenir à casser la bouteille pour dissoudre cette frontière que nous tissons entre nous et le monde. Je me demande seulement si, en cas de réussite, l'écriture ne serait pas réduite à des morceaux de verre tombant en spirale au fond de l'océan...

19.11.05


-- C'est la «Mondschein».

Hubert était chiant. Mais à l'époque, c'était encore un ami.

-- De Beethov', tu sais?

Va chier. Bien sûr que je sais. Il ne me manque que de savoir assez d'allemand pour épater la galerie, c'est tout. Hubert, avec cet accent français qui lui venait de son père, te lançait de ces vérités avec une assurance déconcertante. Et quand en plus il y avait de l'allemand là-dedans...

Nous étions chez un autre copain, Gilles, et nous écoutions des disques. Gilles, qui aimait courir les ventes de garage, était revenu ce jour-là avec un trésor: une boîte de dizaines de disques qu'on bazardait pour vingt-cinq dollars. Il avait jeté un coup d'oeil et pris le tout sans trop poser de questions. Il avait fait une très bonne affaire, alors pour fêter, il nous avait invités à boire un coup en écoutant le tout. Au hasard. Et on était tombés sur la sonate Clair de lune. Les premières notes nous avaient instantanément fait taire. Sauf Hubert, qui n'avait pas pu résister à étaler son savoir. Mais même lui se l'était fermée ensuite.

Tout le temps du premier mouvement, nous avions regardé à terre ou, couchés sur le divan, nous avions imaginé dans le plafond des horizons lointains. Une grande nostalgie nous enveloppait, et il s'agissait de ne pas rencontrer le regard des autres. La nostalgie, comme la douleur sa cousine, ça se vit seul. Et puis, après un intermède, le troisième mouvement fougueux, déchaîné, autre, bien que comportant toujours une pointe de tristesse, nous avait fait nous redresser sur nos sièges. Nous nous regardions à présent, comme pour s'assurer que nous entendions tous la même chose, à la fois transportés et éberlués par tant de prouesses. Nous portions nos verres à nos lèvres, mais toujours en gardant le silence.

Gilles mettait la musique très fort, alors après les dernières notes, calme plat. Ce silence oppressant que personne n'ose briser pendant, pendant...

-- Un autre verre?

Oui, bien sûr, tout ce qu'il faut pour enfin revenir à la parole. Hubert, lui, était tout de suite revenu à la musique. Il était chiant, mais il en connaissait long. Et de nous raconter la période de la vie de Beethoven qui correspondait à cette oeuvre, avec des désespoirs qui semblaient d'une autre époque, et un amour impossible, beau et mortel comme une mer du nord. On aurait dit qu'Hubert relatait sa propre vie tant il savait les détails, les dates, les moments décisifs.

Je l'écoutais en regoûtant le vin de Gilles, transporté cette fois par des mots. Gilles avait mis un autre disque, de la musique de fond sans conséquence. C'était parfait.

À la fin de l'histoire d'Hubert, Beethoven était mort, ou sourd, ou les deux, et je n'en pouvais plus de déprime. Alors j'ai proposé qu'on sorte. L'air nous ferait du bien, que j'ai dit, et comme de fait, une fois sortis dans la fraîcheur de novembre, tout allait mieux. Les esprits étaient secoués.

Nous sommes allés au bar habituel. Danser, ça ferait du bien. Boum-boum, rien de plus, et adieu les clairs de lune pathétiques. J'espérais aussi, sans que j'en aie rien dit aux autres, rencontrer Michelle avec qui je flirtais depuis quelques temps. Je savais qu'elle serait là. Comme de fait. Sauf que c'est Hubert qui l'a accrochée. En continuant à parler de Beethoven. J'ai bien essayé de faire dévier la conversation, mais rien n'y faisait. Faut croire que ces deux-là étaient dûs. N'empêche, il faisait chier une fois de plus. Alors j'ai continué à boire avec Gilles.

Plus tard, Hubert et Michelle sont passés près de nous en se rendant vers la sortie. Hubert m'a jeté un regard instantané dans lequel il y avait peut-être une pointe d'excuses: «Désolé, vieux.» Mais ce n'était pas ça qu'il disait, je l'entendais qui parlait à Michelle. Il lui disait «Mein liebe».

18.11.05

C'était sur l'avenue du Parc. D'où me vient ce souvenir? Une baleine bleue en néon dans la vitrine, une porte qui s'ouvrait sur un petit espace enfumé et sympathique, ancien logement transformé en bar. Un aquarium (c'était bien là, l'aquarium?). Le café Timénés. J'habitais tout près, à l'époque, alors je m'y rendais de temps à autre. Il y avait du blues, des chanteurs, mais je revois surtout un groupe de musique brésilienne avec Sari Dajani à la guitare et une fille qui chantait, j'oublie son nom pour l'instant, non: Linda Benoy. À la basse, un gars qui jouait de la six ou sept-cordes, et que plus tard on a vu à la télé. Ils étaient bons, et de toute manière la musique brésilienne a de quoi vous faire fondre. Elle a des secrets qui lui appartiennent en propre. Alors j'arrivais là en soirée, j'avais apporté mon calepin noir à dessins (tous les étudiants en architecture ont un calepin noir à dessins, duquel je m'ennuie d'ailleurs), je m'installais à une table près de la scène, commandais probablement une bière (tout en pensant que je ne pourrais pas trop en commander au cours de la soirée et que donc il fallait rationner) et commençais à dessiner. Je revois très bien certain dessin fait là-bas, un paysage d'Écosse imaginaire, désolé et montagneux mais attirant. Je passais le temps, écoutant à demi les conversations des gens autour de moi. Et puis, quand il le fallait, les musiciens arrivaient. Et la musique, la musique commençait. J'ai toujours aimé le fait qu'il fallait briser la glace dans un concert. Ces premières minutes, qui s'étirent parfois, au cours desquelles les musiciens doivent imposer leur rythme et lancer dans la salle leur atmosphère, un peu comme sur une grande table on étend une nappe, en la lançant au loin, elle flotte dans l'air un instant, et puis on ajuste le nuage de tissu qui se dépose sur l'étendue. Ainsi les musiciens lancent leur émotion dans la salle qui les accueille, et doivent parfois ajuster le tir pour trouver l'endroit qui convient. Certains ne le trouvent jamais: ils ne sont pas encore assez bons. Linda et Sari, eux, n'avaient pas ce problème. Je n'ai souvenir d'aucune chanson, d'aucune musique, seulement une image, comme un sourire, qui demeure en moi. Il n'y a que la musique qui puisse faire ça. Il n'y a que la musique, me disais-je plus simplement alors. J'avais résolu ce soir-là qu'il me fallait devenir musicien... ce qui ne s'est jamais tout à fait réalisé, ou alors pas encore, ou alors pas comme j'en ai rêvé. Après le spectacle, j'étais allé voir Sari pour lui demander s'il donnait des cours, oui, c'est comme ça que je voulais jouer, ce son clair et mélancolique, même dans la joie, si typique à la guitare brésilienne. Il ne donnair pas de cours, tout au plus était-il l'hôte parfois d'ateliers, sortes de jams dirigés. Je n'avais pas, ni probablement ne l'aurais à présent, la confiance pour participer à ce genre d'événement. Alors... Alors je suis retourné chez moi avec pour tout bagage la chaleur d'un rêve, le corps vibrant comme d'un deuxième coeur de toute cette musique que j'avais reçue. Ce devait être l'automne: il faisait toujours froid quand j'allais au café Timénés. L'avenue du Parc, toujours aussi déprimante quand vient la nuit, ne me dérangeait pas ce soir-là, malgré la solitude, malgré l'hypocrisie sous-cutanée de ces promesses qu'on se fait en sachant bien qu'on ne les tiendra pas. Tout allait bien: la musique transcendait tout ça. Et la musique, ça dure, la preuve étant que me voici bien des années plus tard à parler de cette soirée fugace dont rien ne prouve l'existence sinon mon souvenir. De l'air qui vibre: ce n'est pourtant pas bien plus que ça, dirait le scientifique. Mais de l'air qui vibre, et une existence est changée.

17.11.05


J'ai arpenté la nuit des villes. J'ai cherché au fond des ruelles ce que le matin ne m'a jamais apporté. L'amour. La mort. Il faut voir la mort. La peur. Le courage. La solitude.

J'aime les soleils de la nuit, qui ne flanchent jamais, sur qui on peut compter. J'aime la chaleur des autres corps. On la trouve plus facilement, la nuit. Au creux de la ville.

Un jour j'ai sauté à l'eau. J'en avais assez des choses. Même de la chaleur. Même de moi. Surtout. Et puis, là, juste de l'autre côté de la balustrade, toutes ces lumières qui bougeaient, qui dansaient. Si j'avais pu danser, moi aussi... J'ai voulu les rejoindre et j'ai sauté, tout simplement. Bien sûr, c'était une excuse, et puis après? Je ne suis pas si con, quand même. Mais j'aimais bien me dire que j'allais danser avec les lumières. C'est quand même mieux que adieu monde cruel. Évidemment, ça n'a pas marché. Je ne devais pas vouloir assez fort. C'est peut-être mieux comme ça. Mais ce moment où j'ai sauté... Pour ce moment, ça valait la peine. Je ne regrette rien. Je suis con, après tout.

J'aime les lumières de la nuit. Moins celles des tours, ce ne sont que des illusions. C'est pourquoi je les aime mieux dans l'eau. Illusions de chaleur, de belles atmosphères, de bienvenues. Mais essaye un peu d'entrer dans le lobby, juste pour la nuit. Juste pour deux heures, écoute, il pleut ce soir, j'ai besoin d'un peu de soleil. Même d'un soleil à cent watts. Essaye. Alors il reste les lumières des ruelles. Quand on est chanceux, on se trouve un petit coin pas trop dégueulasse. Mais faut pas trop regarder. Faut pas trop en demander. Juste un peu de lumière, bordel...

Il a fallu que j'apprenne à aimer le matin, finalement. À le tolérer, du moins. Assis dans mon entrée de service, pas trop près de la rue, je les regarde passer. Ça commence tôt. Ça marche vite. Je doute. Je me dis qu'ils peuvent pas tous vouloir, qu'ils peuvent pas tous y croire. C'est leur affaire. L'été, ça va bien. Le soleil se pointe deux jours sur trois, au moins. Au creux de la ruelle, on a droit à quelques rayons. Mais quand il fait gris, quand il pleut, câlisse, je me dis que j'aurais mieux fait de rester dans ma nuit. Chez moi. Et puis tous ces chars, qu'est-ce qu'ils croient. Au moins dans le noir ils nous laissent à peu près tranquilles.

Et puis le jour c'est fait pour dormir. Le jour, les lumières ne dansent pas dans l'eau.

16.11.05


Le jour s'était levé en or sur la 2e Avenue. Dans le petit matin j'arpentais la longue plage d'asphalte: vieilles usines, clôtures, rails oubliés, voitures déchiquetées. La mer était bien là, quelque part, invisible, ou du moins l'un de ses bras. Un paysage désolé mais sympathique comme celui de toute zone industrielle qui n'en est plus.

Cette zone-ci vaudra bientôt des millions.

Au-dessus de moi, dans le ciel sans prix, les fils électriques dansaient d'un poteau à l'autre, comme cherchant à s'enfuir ou à s'amuser. Quelques passants passagers; l'un d'eux, me voyant l'appareil-photo à la main, me demande s'il y a une école de photo dans le coin, ce qui expliquerait pourquoi il rencontre si souvent des capteurs de petit matin. Et si c'était plutôt une école de l'aube?

Aubologie 101, cours pratique, pas d'examen. Matériel requis: des souliers (ou alors des pieds nus?), un manteau, un réveil-matin. Évaluation sur photos, dessins ou poésies. Surtout, aucune référence. Aucune note. Aucun bas de page.

Allez, je m'inscris. Encore des crédits bidon que nul autre que moi de reconnaîtra, mais faut ce qu'il faut. L'aube n'arrive qu'une fois par jour.

15.11.05

Le parc Burrardview est un endroit formidable. Un endroit peu connu, qui sert les familles du quartier: les enfants viennent y jouer, les chiens y courir, les gens y marcher. Nous sommes allés y faire un tour aujourd'hui... il faisait tellement beau, pour une fois! Et je suis allé me balancer. Il y a là des balançoires comme je les aime, très hautes, de sorte qu'on peut monter à une vingtaine de pieds du sol. Et là, d'un côté, puis de l'autre, on profite, le temps d'un instant, d'une vue merveilleuse. C'est beau d'en bas aussi, mais en montant on voit un peu plus, ou alors du simple fait qu'on ne touche plus terre on se sent mieux placé.

Le terrain du parc, parsemé d'arbres, descend doucement jusqu'à Wall street. Au-delà, c'est le port, qui occupe cette partie du Burrard Inlet, et de l'autre côté de l'eau, North Van, avec ses petites maisons et ses montagnes. Nous les redécouvrions après plusieurs jours de purée de pois, les montagnes, et elles étaient froides, glacées, leurs têtes pleines de neige. Ah, respirer l'air frais et voir au loin la neige, dans ces parois montagneuses hérissées d'arbres... Je montais, je descendais, toujours sur ma balançoire. J'ai les bras faibles, alors ils commençaient à fatiguer. Un aigle est passé au-dessus de moi, s'appuyant sur l'invisible avec grâce et assurance. Ses ailes larges et puissantes se terminaient par des plumes fines, recourbées comme des cils. L'aigle: le regard du ciel.

Des nuages s'étaient encore faits prendre. Accrochés aux sommets des montagnes, ils ne parvenaient pas à retrouver le courant d'air qui les avaient traînés jusque-là. Pris dans les têtes de Grouse, de Lynn Peak et de Seymour, ils attendaient le vent plus fort qui parviendrait à les déloger.

La balançoire me donne mal au coeur, maintenant. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est toujours comme ça. Plus jeune, il me semble que ça ne m'arrivait pas: pourquoi? Alors après quelques minutes, quand la nausée m'a envahi, il a fallu que j'arrête. Je me sentais un peu comme après les brosses terribles d'autrefois, quand je respirais l'air à pleins tonneaux en espérant que la ventilation puisse faire le ménage et éloigner le mal-être dû à l'alcool. Mais évidemment, rien n'y fait que le temps. Alors j'ai gagné l'un des poteaux inclinés et me suis mis le dos dessus. Les yeux fermés à présent, le visage offert au soleil, j'ai goûté la chaleur inouïe, bienvenue.

Et puis il a fallu revenir. Marguerite avait son atelier de cirque, et je suis allé la reconduire. Dans l'édifice où ça se passe, j'ai regardé un moment ma Mimi courir de tous côtés, immergée dans le présent comme cela doit être. Les enfants sont de grands maîtres dans l'art de l'immersion. C'est peut-être pour ça qu'ils n'ont pas mal au coeur quand ils se balancent, eux?

14.11.05

J'aimerais écrire ceci à la plume. Je viens d'allumer trois bougies, et l'odeur des allumettes, mêlée à celle des mèches fraîchement enflammées, flotte dans l'air. Dans cette lumière jaune d'autrefois (comme on dirait «terre de Sienne»), il ferait bon laisser courir l'encre sur les prairies blanches de quelques feuilles. Mais.

Nous regardions, un peu plus tôt aujourd'hui, des photos d'il y a quatre ans, à l'époque de la naissance de Jeanne. Il y avait longtemps que je ne m'étais pas replongé dans ces images. Étrangement, j'étais incapable de reconnaître, dans ce bébé photographié à plusieurs reprises et dans des circonstances diverses, les traits de ma petite fille telle que je la connais aujourd'hui. Ces images la présentaient dans cette période mystérieuse où l'on n'est pas encore vraiment quelqu'un: on est un bébé. Quand donc devient-on soi, alors? C'est vrai: au début, cet amas de cellules, ce n'est pas encore tout à fait nous. Et puis ce petit être aux allures de crevette, ce têtard, ce n'est pas ça non plus. Alors... quand? Quand est-ce que l'esprit, que l'âme, oui, cela qui nous anime, quand est-ce que ça infuse notre petit corps?

J'aime poser de genre de question. Je n'ai pas de réponse, bien sûr, mais en les évoquant je me sens comme couché dans un champ, abrié de la nuit étoilée. Les mots faillissent, et pour une fois c'est bon.

Sur une des photos, on me voit en train de soulever la petite Jeanne de la table où elle se trouvait pour que je change sa couche. (Étrange aussi, ce sentiment qu'on a en regardant ces photos et en se disant: «À ce moment-là, je ne la connaissais pas encore, je n'avais aucune idée de qui était Jeanne.» La même chose serait-elle vraie si je pense à aujourd'hui et que je me projette dans le futur?) Ce qui m'a le plus frappé de cette photo, c'est tout autre chose que le sujet qu'on y voit, c'est que par les grandes fenêtres de la maison où nous habitions alors, on voit l'hiver. Il éclate de blancheur. Ce devait être juste après une tempête et la rue, les maisons d'en face, les voitures, les arbres, tout était recouvert de neige. C'est quelque chose que j'ai hâte de connaître à nouveau. Cet hiver sera le troisième que nous vivrons sous la pluie et, si les gens d'ici disent souvent préférer ce type d'hiver parce qu'ils ont le loisir d'aller trouver la neige quand ils la veulent, dans les montagnes, pour moi ça n'est pas ça. Je puis dire avec Vigneault que mon pays c'est l'hiver; ici ce n'est ni l'un ni l'autre. Mais ne pas oublier: je me trouve au pays des nuages, au pays des passages, et je me veux des deux l'ami en visite. Le correspondant. Comme dans le poème de Baudelaire auquel, étrangement, je n'avais pas encore pensé depuis que j'écris ici.

«Mais qu'aimes-tu donc, ô extraordinaire étranger?
J'aime les nuages, les nuages qui passent
là-bas, là-bas,
les merveilleux nuages.»

13.11.05


C'est dans les rues de Vancouver qu'il faut chercher la beauté, ces jours-ci. Le ciel a disparu: on jurerait qu'il a fondu et que c'est son produit liquéfié qu'on reçoit sur la gueule depuis trois semaines. Nous vivons dans les nuages, dans une atmosphère sans lointain, presque sans la troisième dimension. Il paraît qu'au XIXe siècle, quand le Krakatoa a fait éruption, les cendres projetées par le volcan se sont répandues par toute la terre et ont modifié le temps pour une année. Je me suis imaginé les pauvres gens d'alors, bien souvent totalement ignorants de ce qui se passait, qui se faisaient voler leur soleil. Un an de ciel voilé, d'inquiétudes... Si aujourd'hui certains croient que la fin des temps approche, qu'a-t-on pu penser alors! Et quand enfin le ciel est redevenu bleu, que la roue des saisons s'est remise à tourner, quel soulagement on a dû connaître!

Aujourd'hui, ces inquiétudes ont disparu. Encore que, avec les changements de climat, elles repointent parfois, chez moi, le bout du nez. Mais je sais bien que la grisaille vancouvéroise n'aura qu'un temps, bien que long. Alors je regarde ailleurs.

Je regarde les arbres dessiner leur spectacle d'ombres chinoises: ils envoient au ciel de longs doigts suppliants, anguleux. Je regarde les feuilles des quelques arbres qui gardent encore les leurs, éclats de couleur presque surprenante dans ces jours en camaïeu de gris. Je regarde par terre, où les feuilles tombées brillent quelques temps encore avant de rejoindre la boue. Dans certaines rues, comme la nôtre bordée de chênes, les feuilles sont tombées brunes et ont déjà été réduites en pâtée visqueuse, glissante sous les roues du vélo. Attention. Le long des trottoirs, dans les rigoles de l'asphalte, les ruisseaux urbains courent, en ligne malheureusement trop droites, mais on prend ce qu'on a: ça nous soulève tellement, de voir couler l'eau! Et la terre gorgée a pris des tons mats, et les flaques grandissantes menacent d'engloutir ceux qui s'approchent trop. La pluie nous oblige à baisser les yeux et, bien cachés sous nos capuchons, soit nous fermons le regard en attendant que le jour s'améliore, soit nous inventons la beauté dans les choses ordinaires: notre pas qui se presse, nos chaussures mouillées, un papier dissolu (un message, une pub, un mensonge?), les changements dans le grain du béton. Les fentes des trottoirs redeviennent ces menaces que nous avions oubliées depuis l'enfance. Et soudain cette victime des sirènes de la pluie: une limace écrasée, dont les entrailles pâles viennent faire contrepoint à la surface noire. Un petit être qui, comme le ciel, a perdu aujourd'hui sa troisième dimension.

Il pleut.

12.11.05

La journée se termine. Et je suis là, penché sur l'ordinateur, à flairer dans l'air de la nuit s'il ne flotterait pas un sujet, une piste, une étincelle. Mais à part le grésillement de l'ampoule, rien ne se fait entendre. À terre, sur le tapis, des livres d'enfants plus ou moins déchirés traînent, les uns par-dessus les autres. J'y vois Biboundé le petit pingouin qui fait de la luge sur le dos de sa mère, et monsieur Peureux, une espèce de tache rose tremblotante avec des pattes. Sur le banc du piano qui bloque un petit passage, une feuille attachée au masking tape proclame «Mimi only» (mais il a été rajouté «and Papa, and Maman, and Jeanne, and Renaud, and Benoît»... un club très exclusif, quoi!). Au-delà, derrière la causeuse, c'est le repaire des filles, là où elles se terrent pour jouer en parlant anglais. Remarque, elles parlent anglais dans le reste de la maison aussi, les vlimeuses.

Tant de choses dans une maison... Devant moi la coccinnelle à pitons qui dit des chiffres et chante si on a le malheur d'appuyer sur elle. Il lui manque une antenne mais elle sourit toujours aussi benoîtement. Et des chaises, et des livres, et des disques, quelques plantes, des toutous, une petite voiture, un tableau noir... Des guitares accrochées au mur. Pauvres guitares, et pauvre moi aussi, nous ne nous rencontrons plus bien souvent. Quand nous nous revoyons, c'est pour se dire les mêmes choses que toujours. Je connais des amitiés qui se sont terminées à cause de ça. Faut faire attention.

La journée se termine, les objets sont endormis. Les enfants aussi, partis chacun de leur côté au royaume des rêves. Ce sera maintenant mon tour. Qui sait si nous ne nous rencontrerons pas là aussi? Ils pourraient peut-être me réapprendre à voler. Il y a bien longtemps que je n'ai pas volé... Bien longtemps.

Bonne nuit.

11.11.05


C'est le temps des bombes. Des jeunes gens se font exploser. Si on pouvait avoir des images au ralenti de ces moments étranges, on verrait leurs corps mouillés de sueur se faire sectionner en deux par la ceinture de mort, puis être vaporisés par la force de l'explosion. L'onde de feu se répandrait ensuite à tous ceux qui ont le malheur de se trouver aux alentours. Jeunes mariés, passagers, travailleurs ou chômeurs, heureux, tristes, bedonnants, aimés, oubliés, seuls et tranquilles, populaires, affairés, gens d'affaires, gens de parole, menteurs, enfants. Humains, quoi. Mais dès le moment où les jeunes gens désespérés appuient sur le bouton, qu'importe tout cela? Chacun devient un verre de cristal fragile, empli de sang. Et au moindre craquement, tout est dit.

Ailleurs, pour d'autres raisons, ou même sans raisons valables, des avions, des véhicules armés crachent un venin d'acier sur une terre dévastée. Et encore s'il ne s'agissait que d'acier: il est probable qu'on parle plutôt d'uranium ou d'autres métaux insidieux, merveilleusement usinés en des formes complexes, balles, obus, roquettes, dont certains peuvent contenir des ingrédients tout aussi insidieux. Des engins conçus pas des ingénieurs bien payés, à l'emploi de sociétés cotées en bourse, qui vont au boulot en chemise blanche sous leur veston, qui prennent un autre café vers 10h, touchent des primes à la fin de l'année si les projets de bombes nouvelles sur lesquelles ils planchent avancent bien, si le contrat auprès des armées a été profitable. Des gens qui reviennent à la maison le soir pour manger le poulet familial et discuter de choses et d'autres. Surtout d'autres.

Les uns fabriquent leurs bombes sur la table de la cuisine comme David a fait sa première guitare. Mais ils ne pourront pas continuer comme lui et devenir un jour luthiers, puisque leur instrument est à performance unique et qu'eux-même en sont en quelque sorte le théâtre naïf et inutile. Les autres font confiance à la machine, la merveilleuse machine qu'ils ont créée et qu'ils maîtrisent comme personne. Et cette machine est nourrie de substances arrachées à la terre, et d'hommes et de femmes qui parviennent à ne voir que le tour de manivelle dont ils ont la responsabilité, qui finissent par ne plus comprendre qu'à la fin du cycle ce sont de vraies bombes qui émergent de la machine et que l'on place sur des palettes spécialisées destinées à la «livraison» dans un pays au fond si lointain...

Les uns comme les autres trouvent les moyens de croire en ce qu'ils font. Et ils ne sont pas seuls: des cohortes d'autres gens s'acharnent à les y aider. Surtout, ne plus y penser. Il faut de l'argent pour l'épicerie. Et puis, c'est le temps des bombes, après tout... Demain, il fera soleil. Nous irons magasiner.

Je souhaite à tous ces gens, à tous, d'oublier comment faire des bombes. Ils auront ainsi de meilleures chances de ne pas perdre leurs petites filles. Et ces dernières pourront sortir leurs crayons, par un dimanche légèrement ennuyeux, et leur faire des dessins comme celui plus haut, un cadeau de Jeanne à Céline et à moi.

10.11.05

Je suis le pêcheur qui rentre bredouille à la fin du jour. Je tenais un poisson entre les mains, mais ses chairs glissantes m'ont échappé; il a su retourner à l'eau dont il n'aurait peut-être jamais dû sortir. J'avais écrit un texte: il s'est volatilisé, perdu on ne sait où, et je me suis retrouvé devant un écran blanc. Mais qui sait si, comme le poisson, ces mots ne continueront pas leur chemin dans un autre niveau de l'existence, à une autre profondeur?

Je suis fatigué. Je regarde le petit dessin d'Hermeto Pascoal qui se trouve devant moi: emmitoufflé dans sa barbe et ses beaux cheveux blancs, il a les yeux fermés derrière ses lunettes. Il s'est retiré au-dedans de lui pour aller rejoindre le pays où naît la musique. Ou peut-être pour se reposer, faire un somme un moment. Ah, comme je me sens loin soudain de toute latinité, ici, au pays des nuages. Je ne connais pas vraiment Pascoal, mais il me fait penser au Brésil de la musique, et l'écho de sons lointains résonne en moi.

Dans le texte-poisson, je parlais des Salish, nos grands frères, ceux qui peuplaient autrefois ces régions. D'eux aussi, je ne connais que quelques images, quelques dessins dont je ne sais pas trop ce qu'ils veulent dire. Ils sont beaux comme des langues oubliées. Quelles musiques avaient-ils, les grands frères, pour peupler les longues nuits mouillées de la côte? Quels instruments? Quelle était leur voix des jours de fête, quand ils voulaient répondre au corbeau et à l'aigle, et chanter leur présence, leur espérance?

La musique et la voix des Salish: un autre poisson vigoureux qui a su regagner sa liberté en plongeant dans l'oubli.

9.11.05

« Les hommes cachent si bien leur détresse. » Voilà ce que m’écrit Angèle. Elle sait lire ces choses, et moi je peux les confirmer. Oui, je sais de quoi on parle, bien que mes détresses à moi n’aient jamais été aussi profondes que celles dont elle parlait. Il y a des niveaux de détresse.

Oui, les hommes savent devenir des êtres d’illusion. Nous avons inventé le théâtre, croirait-on. Ou plutôt le camouflage. Ou plutôt la muraille, cet éternel réflexe de s’emmurailler. Élever des palissades et vivre sur ses réserves plutôt que de tenter une sortie pour aller s’expliquer. L’Europe, et peut-être les anciens mondes d’Asie avec elle, est semée de châteaux érigés par des hommes qui trouvaient probablement plus facile de crever des serfs à la tâche pour parvenir à s'installer confortablement derrière des murs, que de se présenter dans toute leur innocence, dans toute leur humanité. Mais combien ont pourri de détresse derrière leurs murs bien gardés?

Aujourd’hui, le Québec a la palme des suicides chez les jeunes. Et il n'y a pas que les jeunes. Ailleurs ça y ressemble peut-être, mais il me semble que c’est chez nous que c’est pire. Comment imaginer une chose pareille? Comment concevoir semblable détresse? Les châteaux d'aujourd’hui ont des murs plus subtils, mais tout aussi infranchissables. Le ver ronge. Quelles sont donc ces détresses au-delà de la détresse, quand on n’a même plus la force ou l’envie d’appeler au secours? Quand on préfère se laisser sombrer, même si parfois cela veut dire en traîner d’autres avec soi? Je nous vois comme de beaux mollusques qui s’affairent à créer le plus beau coquillage – le coquillage parfait. Mais voilà qu’il se referme sur nous, ce coquillage, ou alors que nous y voyons des défauts, des imperfections, et que nous décidons de ne jamais le montrer à personne, même s’il nous a coûté un temps fou et que nous y avons investi émotions et cœur. Nous plaçons la barre trop haut, et peut-être qu’il ne se trouve personne pour nous dire « C’est correct, tu as bien travaillé. Ton coquillage est beau. » Nous préférons parfois nous laisser tomber par le fond. Le coquillage descend dans un beau mouvement oscillatoire. La beauté, une dernière fois, une seule peut-être. La beauté ultime : celle que personne ne verra.

8.11.05


D'accord: la rue Trinity, à Vancouver, est fort probablement nommée ainsi à cause du Trinity college d'Oxford (je crois). Les autres rues du coin se nomment d'ailleurs Oxford, Eton, Cambridge, McGill: hauts lieux du savoir dont on a souhaité s'approprier, en même temps que leurs noms, un peu de la renommée. Mais c'est pour parler d'église que je choisis l'image. Faut bien partir de quelque part.

(Un autre bon sujet aurait été la Sainte trinité de Plume, mais je n'y connais malheureusement pas grand chose...)

L'église, pour moi, c'est la grande église NDG, magnifique à l'extérieur, riche, froide et ratée à l'intérieur, le monument autour duquel a tourné une partie de ma jeunesse. Les séances de confession obligatoires du primaire... Le père François Couture qui venait nous chercher à l'école et nous faisait marcher jusqu'à l'église deux cents mètres plus loin. Nous nous asseoyions sur les bancs, faisions des farces en attendant notre tour, nous levions en ordre alphabétique en nous demandant ce qu'on allait dire, puis revenions. C'était faux, tellement faux. Nous étions plus impressionnés par les sinistres placards à péchés en bois sombre que par les fautes imaginaires que nous allions y avouer. Je suis certain que le père Couture n'y croyait pas plus que nous. C'était par un homme gentil, le père Couture. Nous nous sommes côtoyés dans les scouts pendant quelques années, ensuite, juste comme ça. Je me souviens de son sourire sincère. Plus tard, il a été à l'église des dominicains, sur Saint-Denis. Je l'avais rencontré par hasard un jour, et j'avais été surpris de le voir habillé en blouson, avec des bottes de cuir...

L'autre église, pour moi, c'est celle qui se trouve à Sherbrooke, juste derrière la maison de mes grands-parents. J'ai jamais été foutu de me rappeler son nom. Sainte-Jeanne-d'Arc, peut-être. J'y suis allé parfois avec grand-maman, les dimanches où j'étais là. Comme tous les enfants qu'on a emmenés à la messe, je me souviens surtout de l'endroit où se trouve l'horloge dans l'église... Mais ce lieu reste très cher à mon coeur, du moins dans son incarnation antérieure. Ce parcours: il y a d'abord la cuisine de grand-maman, avec une porte en bois. Un loquet qu'on soulève du doigt. On passe dans la grande galerie couverte, en bois peint gris: vieilles fenêtres aux carreaux ondulants, pots de peinture, plaques d'autos d'avant ma naissance. On marchait en faisant craquer le plancher pour sortir à travers une autres vieille porte dans la cour en gravelle. Et là, juste là sous l'ombre agréable donnée par des arbres, une clôture de bois marque le fond de la cour. De l'autre côté c'est le terrain de l'église avec son chemin en asphalte, son gazon bien taillé, et le bâtiment lui-même, imposant et simple à la fois dans sa proximité. Voisin. L'été, un air d'inutilité flottait tout autour.

Il y avait dans cet espace de la cuisine à l'église, un espace qui se franchit en quelques dizaines de pas, quelque chose qui m'enchantait. Peut-être cette impression de me trouver dans une autre époque, pas si lointaine mais juste assez distante pour que j'en ressente un heureux pincement au coeur. Une époque de cordes à linge, d'enfants nombreux, pas de misère mais de simplicité parfois abusive. Misère d'esprit occasionnelle qui serait venue avec une naïveté riche, importante, qui permet la foi ou la facilite. Une naïveté qui impose le respect.

Il y avait aussi, bien sûr, le son des cloches! Ici, à Vancouver, je peux dire que c'est une chose qui me manque. Et pourtant je n'accours pas à la messe quand elles sonnent! Mais le plaisir, la douceur du son des cloches, qui rythme la vie, qui saute dans l'air et s'entend chaque fois différent selon qu'il fait beau ou qu'il neige, qu'on célèbre un mariage ou une vie terminée... Ici, ça n'existe pas, exception faite de l'église italienne qui fait entendre un carillon préenregistré et quétaine. On n'est pas dans le même monde.

Inutile de dire que chez grand-maman, les cloches, si proches, devaient rythmer la vie! En tout cas, on ne pouvait pas les manquer et j'aimais être près de ce son, il y avait là-dedans quelque chose de sensuel, une présence enveloppante qui me fait penser au chat de la Géante de Baudelaire...

L'église catholique, dans son état actuel, est foutue. Mais elle a su s'inscrire dans le paysage, dans nos vies, de plusieurs façons dont certaines sont agréables et même bonnes. Et parfois, quand je pense au Québec, j'ai envie de la neige, du parler des vieilles personnes, de ma famille, de mes amis, de certaine cour en gravelle d'autrefois et du son des cloches. C'est comme ça.

7.11.05

Tu le sais, toi, ce que veulent les anges?
Ce que dansent les étoiles?
Tu es tombé de l'une d'elles, pourtant
j'avais vu son reflet dans les yeux de ta mère
à travers le confort crépuscule de mes lunettes noires
j'étais une star à ma façon...

Tu le sais, ce que valent les mots?
Quelquefois pas grand chose
au départ
ils ne servaient à rien
puis nous en avons fait des métiers à tisser
à tisser le présent, le passé
et les terres inconnues de là-bas

Les mains, les yeux, les corps: tous nos autres outils
Et nous avons construit

Moi je sais peu de choses:
Que les fleurs et les yeux des enfants sont étoiles sur terre
Que tempêtes et nuages ne peuvent en voiler la couleur
Qu'ils sont comme puits pleins d'eau, et aussi de beauté
Qu'on y voit le reflet d'une ou deux vérités
Qu'on y trouve un parfum et l'espoir
Qu'on saura ce que veulent les anges

Mais tout ça, n'y penses pas
Toi
Tu sais tout ça déjà

6.11.05

La nuit dernière j'ai eu le sentiment, un moment, que je mourais. Ça s'est passé dans ma poitrine, du côté gauche, une sorte de pincement bref mais dérangeant (bien que pas intense), et comme tout ça est arrivé dans un demi-sommeil, quand la conscience est en train d'être accrochée au vestiaire, j'ai eu peur.

Il faut dire que j'ai peur des maladies. Moi qui ne suis que rarement malade, il suffit d'une bonne grippe pour que je croie que je vais y passer, pour que je n'arrive plus à m'imaginer ce que c'était avant le mal ni à savoir qu'un après viendra éventuellement. Alors j'ai eu peur. Je me suis dit mais oui, ce n'est pas exclu, ça pourrait arriver maintenant, dans ce lit, au demi-sous-sol d'une maison de la rue Eton à Vancouver, avec Céline qui dort à côté, sans même que j'aie le temps de la réveiller. Ce sont des choses qui arrivent.

J'ai acheté le Vancouver Sun aujourd'hui, et quand je suis passé sur les pages nécrologiques, je me suis arrêté un instant, comme je le fais toujours. Encore une fois: toutes ces histoires, touchantes ou plates, peu importe. Vraies. Tristes aussi, parfois, mais pas toutes. Aujourd'hui seulement, il y avait deux mecs dans la trentaine: un cancer et une autre maladie qui n'était pas nommée mais qu'on devinait grâce à l'endroit où on demandait d'envoyer un don à la place de fleurs. Sur la photo, le gars au cancer avait un grand sourire. Trente-cinq ans, je crois. Ce sont des choses qui arrivent, voilà tout.

Bien sûr, le cancer, les maladies, sont chiantes parce que microscopiques, parce qu'invisibles. Quand on se fait bouffer par un ours, au moins, c'est de la malchance, mais on sait que c'est lui le plus fort. On comprend. Avec des petites cellules, on ne saisit pas vraiment. Mais c'est une autre histoire.

Reste que ce sentiment de la possibilité de mourir, c'est quelque chose. Je me suis senti petit, impossiblement démuni. Et puis je me suis mis à imaginer le moment où ça arrivera vraiment. Où est-ce que je serai? Avec qui? Seul? C'est un mystère qui n'a d'égal que celui de ce qui arrivera après.

Mon défi: être prêt, comme un bon petit scout que je suis demeuré. Et parlant de scouts, de scouts et de mort, je revois ces vieux magazines scouts des années cinquante qui appartenaient à mon oncle Denis, je crois, et qui venaient de France. À chaque numéro, une rubrique «Rentrés à la maison». Comme je trouve cette expression paisible, presque invitante. J'aimerais avoir ce regard et ces mots.

5.11.05


Ce jour-là, Benoît a connu l'attirance de la mer. Il l'avait déjà vue, mais à son âge, je crois qu'il ne s'en souvenait plus. Et puis cette fois-ci, il marchait! Il pouvait maintenant s'aventurer partout où il voulait... ou plutôt partout où je le laissais aller. Alors il courait vers l'eau, et je le soulevais de terre juste avant qu'il s'y mouille. Je prenais sa main et la trempais dans les vagues qui venaient lécher Third Beach; je lui faisais goûter le sel merveilleux.

Magnifique et dangereux instinct des enfants, qui les pousse à avancer vers ce qui les fascine, à goûter à tout ce qui leur tombe dans les mains, comme si le fait de voir et d'entendre ne suffisait pas, non, toucher, même, ce n'est pas assez, tu comprends, papa, pour connaître le monde j'ai besoin de le faire entrer en moi... Alors il y allait de poignées de sable, de morceaux de bois.

J'aimais son regard fasciné par la mer. Fasciné et un brin inquiet, comme s'il comprenait qu'il se trouvait devant une puissance bien plus grande que lui. Il avait la peur qu'inspire le respect, qui fait froncer les sourcils mais n'empêche pas de s'approcher. Pendant un long moment, il ne l'a pas quittée des yeux, la mer, et quand je le prenais et le tournais de bord pour qu'il vienne jouer tranquille sur la plage (et que je puisse m'asseoir tranquillement sur un billot), il faisait aussitôt demi-tour et venait au plus près de l'eau. Il avait maintenant compris qu'il y avait une limite. Il se tenait debout, un peu maladroit dans les souliers qu'il n'avait presque jamais portés avant. Il bougeait un peu devant l'eau comme une algue sous le courant.

Bien des années auparavant, j'avais trouvé infiniment émouvant ce passage du film sur Marie Uguay, vu avec Jérôme, je crois, où elle se rend à la mer. Marie Uguay a 25 ans, elle sait que le cancer qu'elle porte en elle va l'emporter, et elle veut aller voir la mer pour la première fois de sa vie. Son chum (dont j'ai appris récemment qu'il s'agissait de Stefan Kovacs, qui a fait les photos abstraites qui illustrent L'outre-vie) la conduit jusque-là, dans le Maine ou les Maritimes, je ne sais trop. Et elle raconte dans le film cette expérience de connaître la mer enfin, oui, en fin de parcours mais la mer, elle, n'a pas, n'a pas de fin, et c'est ce qui sauve Marie Uguay, se dit-on peut-être en regardant le film, et qui donne une miette de poésie à cette fin si absurde qu'on sait être survenue entre le moment où les images ont été captées sur pellicule et celui où, assis dans le confort relatif d'un fauteuil de cinéma de répertoire, on profite de leur lumière.

La lumière de Marie Uguay demeure dans de petits livres pleins de signes noirs. Et celle de la mer, qu'elle soit faite de reflets brillonnants sous le soleil ou de cette grisaille mouvante et pacifique de novembre, nous attire à jamais jusqu'à elle.

4.11.05


Ah. La paix du soir.

Malgré le bruit du lave-vaisselle qui baratte son liquide, une immense paix est tombée sur la maison. Relativement parlant, on s'entend. Les parents qui liront ceci me comprendront quand je dirai que, depuis que les enfants sont couchés, je respire. Je rîlaxe. C'est pas qu'on les aime pas, bien au contraire, mais des fois on veut juste qu'ils soient couchés. Voilà: c'est fait.

Je suis malade aujourd'hui. Pas la grosse maladie débile, mais ce malaise désagréable au fond de la gorge, cette sensation d'étourdissement, cette fatigue. Bon, Benoît se réveille et crie un peu dans son lit, et je sens mon coeur qui s'agite. Pas à mach 2 comme celui de Gainsbourg, mais quand même. L'eau calme est troublée un moment pas un caillou lancé par un garnement. Il faut se lever, aller rabrier (comment s'écrit ce mot?) le coquin, lui chanter un couplet ou deux, essuyer les larmes sur les joues chaudes... jusqu'à la prochaine fois.

Souvent je me dis que plus tard, je m'ennuirai de toute cette agitation. Quand il ne restera de tout ceci que souvenirs et sourires, empreintes sur la mémoire. Mais vaut mieux ne pas ambitionner sur le futur, il y a assez à vivre maintenant.

Avez-vous vu ces fossiles instantanés qu'on trouve sur les trottoirs? Traces des feuilles qui furent là un moment, indices presque photographiques d'un passé récent. «Leaf was here», nous dit ce message. Et où es-tu maintenant, chère? Tu t'es abandonnée aux caprices du vent, tu as été victime du pas d'un passant... Parfois, je trouve plus émouvant de savoir que quelque chose, que quelqu'un, a été, que de savoir qu'elle ou il est. Pourquoi ça? Tout est question d'histoire. Ce qui a été, nous n'en avons que des impressions, nous avons le loisir d'en imaginer la plus grande partie. La trace de cette feuille est comme un de ces dessins qu'on faisait en reliant les points dans les cahiers d'activités de la jeunesse. Les meilleurs dessins ne se laissaient pas deviner avant qu'on en soit aux tout derniers points: avant ça, durant le temps où le crayon retraçait la mémoire des points, il fallait se fier à notre imagination.

Ce qui est, ce qui peut se présenter devant nous dans toute son eccéité, pour reprendre le mot pédant qui fait que je ne lirai jamais ce livre de Hamelin malgré le grand respect que j'ai pour lui, ne laisse pas autant de place à l'histoire inventée.

Traces, je vous aime!

3.11.05


Évasions...

Sur nos écrans d'ordinateur, nous mettons des paysages. Le mien, au travail, montre un beau lac québécois tranquille, vivant, sur lequel un kayak a laissé une traînée paisible. Le gars dans le kayak, vu de dos, se dirige vers cet endroit magique: les eaux peu profondes du bord du lac, près d'une berge touffue d'arbres aux branches qui trempent dans l'eau. Sur mon portable, on voit le gravier spiralique, galaxien, d'un jardin zen bien entretenu.

Sur les murs de nos appartements, nous mettons des images: tableaux, affiches invitant au pays d'un film, photos de nous-mêmes et de nos aimés en d'autres lieux, en d'autres temps.

Nous ouvrons des fenêtres dès que nous en avons l'occasion. Nous cherchons l'air d'ailleurs, même si ce doit être celui d'un ailleurs imaginaire. Et s'il n'y a rien, si les murs sont vides, nous en dessinons.

Quel est ce besoin d'autres paysages, d'autres lieux, d'autres vues que celles qui sont là, réelles, sous nos yeux? Pourquoi nous embarasser d'images alors qu'il suffit probablement, fort probablement, de ralentir la vitesse à laquelle nous faisons passer notre regard sur quelque chose pour faire une découverte? À côté de moi, l'ombre de la chandelle et du bougeoir, sur la table, crée une balle sombre et mouvante qui vibre à mesure que j'écris. Une balle d'ombre: ce que la chandelle ne peut effacer.

Est-il merveilleux, est-il désespérant, ce besoin de se projeter ailleurs? De s'inventer des bambous sur un mur en béton? C'est peut-être la nature grise du béton qui nous pousse à être imaginatifs. Nous refusons la grisaille de la commodité! Sur les pavés, dessinons des plages!

Allez, à vos craies!

2.11.05

Novembre déjà. Et novembre me fait penser à Rilke. J'imagine le poète dans les brumes de la Suède, seul ou presque dans un château prêté par une duchesse. (S'il y a une chose pour laquelle Rilke était doué, mis à part la poésie, c'est pour se faire prêter des châteaux par des duchesses.) Promenades sous les pins mouillés d'eau et d'odeurs. Plaisir infini d'un sentier plein d'aiguilles jaunies. Roches. On revient, et il a bien valu de se faire mouiller un bon coup pour connaître la richesse d'un feu qui attend. Cette image pour moi est dorée comme une icône, et pourtant elle est ambigüe. Les icônes ne le sont pas, à ce que j'en sache. Voilà l'espace de l'écriture qui s'étend devant l'homme, toute une Suède offerte à la création silencieuse et riche comme l'humus. Longues, trop longues journées de la plume et du papier, poésies à n'en plus finir, une solitude si pesante qu'elle écrase toute incertitude. Seule la création, légère, immatérielle, n'est pas affectée. Lettres, mots, offrandes. Pureté.

Et pourtant, voilà aussi le continent de la solitude. Rilke, le moustachu, le pas beau, seul dans son château inutile, seul comme un chien, seul comme une pensée oubliée. Seul comme novembre en juillet. Et je demande en anglais: Sont les deux choses non-miscibles? Création et société? Bien sûr, je connais la réponse. Mais le doute subsiste malgré tout. Quoi: il y a bien ces chartreux qui considèrent que leur relation avec Dieu ne peut s'épanouir autrement qu'à travers la solitude la plus complète. Il se peut qu'ils aient raison...

Ah, oui: comme dans les domaines du château suédois, il existe de nombreux chemins. À chacun de prendre le sien -- et si on veut, on peut même choisir de faire une battue à la machette pour s'en créer un propre à soi, ou alors se faire pousser des ailes pour voler au-dessus de tout ça et transcender l'idée même de chemin. Il existe bien des façons. La mienne, semble-t-il, consiste en partie à pétrir longuement le doute, à préparer un pain d'oppositions. Il serait temps de mettre ça au four, de le bouffer jusqu'à être malade et de passer outre, à quelque chose de plus unifié. Dieu est à la fois dans la solitude, dans la moustache de Rilke, dans les châteaux suédois et dans les autres. Peut-être surtout dans les autres, ou dans ce qui nous lie à eux. Et dans l'encre, la belle encre verte!

« De quelle attente, de quel
regret sommes-nous les victimes,
nous qui cherchons des rimes
à l'unique universel? »

1.11.05

Le mouroir aux alouettes.

C'est un endroit étrange au plancher de béton. Par constellations, des ensembles de graines qui ne seront jamais picorées. Ici et là, un oiseau sautille en titubant, sachant la fin imminente, ne prenant plus la peine de rien, de rien sauf d'avancer quelques pas de plus. Et pourtant il fait beau dans l'aube et la rosée. Il fait clair. C'est le moment où l'esprit ne peut être que net, espérant. Malheureusement, les alouettes n'en ont pas beaucoup, d'esprit. Alors elles titubent, ne voulant qu'une chose: se tenir à l'écart des espaces gazonnés. Sur le béton au moins, elles ne tomberont pas, continueront d'avancer. Elles sont plusieurs mais c'est chacune pour soi. Comment sont-elles arrivées là au juste? Aucune ne semble s'en souvenir. Mais qu'importe. Il faut agir une dernière fois, et tituber, c'est déjà beaucoup. C'est chaud.

Ceux qui ont l'occasion d'observer cet endroit sont attendris mais ne peuvent rien. On ne dé-nomme pas si facilement un mouroir. Sorte de zoo bizarre où l'on essaie de mettre en cage la... Barreaux? Inutiles. C'est précisément ce qui fait qu'on s'attendrit. Prisonnières d'elles-mêmes, les alouettes gambadent du mieux qu'elles peuvent leur danse dernière. Voler, c'est déjà oublié. Abandonnées par le vent, que voulez-vous qu'elles inventent encore?

Je te plumerai, chante un enfant mal commode. Mais il ne parvient pas à sourire. Et les alouettes, les ailes bien repliées, tentent de conserver le peu de chaleur qui leur reste.