14.11.05

J'aimerais écrire ceci à la plume. Je viens d'allumer trois bougies, et l'odeur des allumettes, mêlée à celle des mèches fraîchement enflammées, flotte dans l'air. Dans cette lumière jaune d'autrefois (comme on dirait «terre de Sienne»), il ferait bon laisser courir l'encre sur les prairies blanches de quelques feuilles. Mais.

Nous regardions, un peu plus tôt aujourd'hui, des photos d'il y a quatre ans, à l'époque de la naissance de Jeanne. Il y avait longtemps que je ne m'étais pas replongé dans ces images. Étrangement, j'étais incapable de reconnaître, dans ce bébé photographié à plusieurs reprises et dans des circonstances diverses, les traits de ma petite fille telle que je la connais aujourd'hui. Ces images la présentaient dans cette période mystérieuse où l'on n'est pas encore vraiment quelqu'un: on est un bébé. Quand donc devient-on soi, alors? C'est vrai: au début, cet amas de cellules, ce n'est pas encore tout à fait nous. Et puis ce petit être aux allures de crevette, ce têtard, ce n'est pas ça non plus. Alors... quand? Quand est-ce que l'esprit, que l'âme, oui, cela qui nous anime, quand est-ce que ça infuse notre petit corps?

J'aime poser de genre de question. Je n'ai pas de réponse, bien sûr, mais en les évoquant je me sens comme couché dans un champ, abrié de la nuit étoilée. Les mots faillissent, et pour une fois c'est bon.

Sur une des photos, on me voit en train de soulever la petite Jeanne de la table où elle se trouvait pour que je change sa couche. (Étrange aussi, ce sentiment qu'on a en regardant ces photos et en se disant: «À ce moment-là, je ne la connaissais pas encore, je n'avais aucune idée de qui était Jeanne.» La même chose serait-elle vraie si je pense à aujourd'hui et que je me projette dans le futur?) Ce qui m'a le plus frappé de cette photo, c'est tout autre chose que le sujet qu'on y voit, c'est que par les grandes fenêtres de la maison où nous habitions alors, on voit l'hiver. Il éclate de blancheur. Ce devait être juste après une tempête et la rue, les maisons d'en face, les voitures, les arbres, tout était recouvert de neige. C'est quelque chose que j'ai hâte de connaître à nouveau. Cet hiver sera le troisième que nous vivrons sous la pluie et, si les gens d'ici disent souvent préférer ce type d'hiver parce qu'ils ont le loisir d'aller trouver la neige quand ils la veulent, dans les montagnes, pour moi ça n'est pas ça. Je puis dire avec Vigneault que mon pays c'est l'hiver; ici ce n'est ni l'un ni l'autre. Mais ne pas oublier: je me trouve au pays des nuages, au pays des passages, et je me veux des deux l'ami en visite. Le correspondant. Comme dans le poème de Baudelaire auquel, étrangement, je n'avais pas encore pensé depuis que j'écris ici.

«Mais qu'aimes-tu donc, ô extraordinaire étranger?
J'aime les nuages, les nuages qui passent
là-bas, là-bas,
les merveilleux nuages.»