5.11.05


Ce jour-là, Benoît a connu l'attirance de la mer. Il l'avait déjà vue, mais à son âge, je crois qu'il ne s'en souvenait plus. Et puis cette fois-ci, il marchait! Il pouvait maintenant s'aventurer partout où il voulait... ou plutôt partout où je le laissais aller. Alors il courait vers l'eau, et je le soulevais de terre juste avant qu'il s'y mouille. Je prenais sa main et la trempais dans les vagues qui venaient lécher Third Beach; je lui faisais goûter le sel merveilleux.

Magnifique et dangereux instinct des enfants, qui les pousse à avancer vers ce qui les fascine, à goûter à tout ce qui leur tombe dans les mains, comme si le fait de voir et d'entendre ne suffisait pas, non, toucher, même, ce n'est pas assez, tu comprends, papa, pour connaître le monde j'ai besoin de le faire entrer en moi... Alors il y allait de poignées de sable, de morceaux de bois.

J'aimais son regard fasciné par la mer. Fasciné et un brin inquiet, comme s'il comprenait qu'il se trouvait devant une puissance bien plus grande que lui. Il avait la peur qu'inspire le respect, qui fait froncer les sourcils mais n'empêche pas de s'approcher. Pendant un long moment, il ne l'a pas quittée des yeux, la mer, et quand je le prenais et le tournais de bord pour qu'il vienne jouer tranquille sur la plage (et que je puisse m'asseoir tranquillement sur un billot), il faisait aussitôt demi-tour et venait au plus près de l'eau. Il avait maintenant compris qu'il y avait une limite. Il se tenait debout, un peu maladroit dans les souliers qu'il n'avait presque jamais portés avant. Il bougeait un peu devant l'eau comme une algue sous le courant.

Bien des années auparavant, j'avais trouvé infiniment émouvant ce passage du film sur Marie Uguay, vu avec Jérôme, je crois, où elle se rend à la mer. Marie Uguay a 25 ans, elle sait que le cancer qu'elle porte en elle va l'emporter, et elle veut aller voir la mer pour la première fois de sa vie. Son chum (dont j'ai appris récemment qu'il s'agissait de Stefan Kovacs, qui a fait les photos abstraites qui illustrent L'outre-vie) la conduit jusque-là, dans le Maine ou les Maritimes, je ne sais trop. Et elle raconte dans le film cette expérience de connaître la mer enfin, oui, en fin de parcours mais la mer, elle, n'a pas, n'a pas de fin, et c'est ce qui sauve Marie Uguay, se dit-on peut-être en regardant le film, et qui donne une miette de poésie à cette fin si absurde qu'on sait être survenue entre le moment où les images ont été captées sur pellicule et celui où, assis dans le confort relatif d'un fauteuil de cinéma de répertoire, on profite de leur lumière.

La lumière de Marie Uguay demeure dans de petits livres pleins de signes noirs. Et celle de la mer, qu'elle soit faite de reflets brillonnants sous le soleil ou de cette grisaille mouvante et pacifique de novembre, nous attire à jamais jusqu'à elle.