26.10.05


J'aime me rappeler ce que j'ai ressenti en lisant les poèmes d'Omar Khayam. En fait, je crois que j'aime ce souvenir plus que les poèmes eux-mêmes. Comme parfois d'un voyage on chérit tant les souvenirs qu'un éventuel retour dans le pays visité pourrait nous décevoir. Je me souviens de ces villes perses ouvertes sur le monde du grand empire asiatique, de ces rues poussiéreuses où les potiers tiennent leur étal. Avec le vin, la poterie est la chose la plus présente dans ces poèmes. Image de l'homme, de sa réussite à faire quelque chose de la pauvre terre dont il est issu, de sa fragilité, de son combat perdu d'avance à retarder le moment où il redeviendra poussière.

Le matin, en me rendant au travail, je descends toujours de l'autobus deux arrêts avant le bureau. J'aime marcher un peu avant de m'enfermer pour la journée avec ces manuscrits que je dois évaluer. L'été, tout est pur, propre, sec. Je n'aime pas trop. L'automne, quand les feuilles tombent, je retrouve dans le monde urbain qui m'entoure un peu plus de ce que j'aime de la vie. Précisément son côté impermanent. Et pourtant...

J'aime regarder les feuilles mortes par terre. Ces couleurs, ces textures nées du manque d'eau. Il suffit qu'il pleuve, cependant, et tout ça devient une boue informe. Les feuilles perdent leur individualité, les frontières entre ces êtres qui étaient autrefois indépendants se défont. Revient ensuite le temps sec et la boue des feuilles, perdant son eau, se transforme en poussière, une poussière faite d'un nombre incalculable de petits fragments que le vent peut emporter. Ce qu'il ne manque pas de faire, ce grand seigneur, puisque quand commence l'hiver, les rues sont à nouveau libres de matière. Toutes ces feuilles, ces tonnes de feuilles, se sont défaites pour mieux aller s'épandre sur la terre et contribuer à reconstruire autre chose. Car aussi petits soient-ils, ces morceaux ne disparaissent pas: ils vont s'unir à l'humus ou se perdre dans l'eau, et offrent ainsi leurs précieux atomes à l'étincelle de vie qui voudra bien d'eux. Ils ne sont pas oubliés.

J'ai rouvert le manuscrit sur lequel je dois travailler aujourd'hui. Mais je ne vois plus les mots. Je ne vois que des pages qui un jour se déferont aussi au vent, comme les feuilles d'automne, comme les plats du potier. Elles iront reconstruire d'autres vies. Et le roman qui sur elles est écrit? Il en fera peut-être autant, qui sait? Décomposé en mots éparpillés aux quatre vents, il aura retourné au grand souffle ce qu'il en avait d'abord reçu... Allez. Au travail.