17.10.05


Tu m'attendais toujours dans le portique du Quebec Manor. Je n'ai jamais vu ton appartement. Tu ne voulais pas qu'on y monte, mais tu n'osais pas me le dire aussi directement. Alors tu m'attendais. Une fois où j'ai été en retard, tu as échappé quelques mots qui m'ont fait comprendre que tu avais patienté une demi-heure plutôt que de risquer que je monte te chercher.

Nous sortions, prenions la 7e jusqu'à Main et marchions tranquillement. Souvent, nous ne faisions qu'entrer dans les boutiques d'antiquaires pour flâner parmi les vieilles choses et sentir l'odeur de la poussière. Parfois nous arrêtions dans un café et passions le temps à discuter et à boire: moi un thé, toi un cappucccino saupoudré de chocolat. Et puis tu retournais à tes études qui te prenaient tellement de ton temps. Je revenais chez moi en marchant; il me fallait une bonne heure pour le faire, mais j'aimais cette période de transition. Je réfléchissais, je me vautrais dans les plaisirs ambigus de la solitude.

Un jour, nous sommes entrés dans un café pour manger. Tu avais faim, n'ayant pas eu le temps de faire quoi que ce soit chez toi. Un examen à préparer te tenait à distance même de tes besoins. Heureusement que j'étais là! Nous avons choisi des sandwiches et nous sommes assis à une petite table près de la vitrine. Nous mangions en silence. Un homme est passé qui revenait de la toilette au fond du café; plutôt que de prendre place à une table, il s'est installé au piano qui était accoté au muret derrière la caisse. Je n'avais pas même pas remarqué qu'il y avait là un piano, avant l'arrivée de cet homme. Il devait bien avoir 65 ans. Il était un peu voûté, et avait un visage sans expression. Sans dire un mot, il avait fait passer de sa bouche à un cendrier un mince cigare foncé, et s'était lancé dans une pièce fabuleuse. Dès les premières notes, je l'avais reconnue, mais il m'avait fallu plusieurs minutes avant de m'en rappeler le titre: Rhapsody in Blue, de Gershwin.

Nous avons laissé de côté nos sandwiches pour écouter jouer l'homme. Grâce à ses vieilles mains de magicien, il nous avait soudain fait quitter notre lundi après-midi pour nous emporter au pays des émotions: les siennes, celles de Gershwin. Les nôtres. Il ne jouait pas sans fautes, mais il était merveilleux, penché sur son clavier, chantonnant parfois un passage en même temps qu'il en donnait les notes. D'autres visiteurs du café continuaient à manger, certains encore écoutaient distraitement. Quant à moi, je profitais de ce cadeau du hasard pendant qu'il passait. À un moment je t'ai pris la main. Tu ne l'as pas rejetée. Nous avons écouté la rhapsodie ainsi, nos sandwiches immobiles dans nos assiettes, ta main dans la mienne.

Après le dernier accord, l'homme s'est levé, a repris son cigare éteint et est reparti en direction des toilettes avant que j'aie pu applaudir. Il y avait sur le dessus du piano un verre contenant quelques dollars, mais l'homme n'avait pas semblé y porter attention ni vouloir nous le faire remarquer. Tu as retiré ta main de la mienne et t'es remise à manger. Nous avons continué à entretenir le silence jusqu'à ce qu'il soit temps de rentrer.

Je t'ai laissée devant le Quebec Manor. Puis, retournant vers chez moi, j'ai eu tout le temps de penser à ce moment qui nous avait vus nous séparer. Tu avais ouvert la vieille porte vitrée pour retourner à ton examen. Juste avant, sous le fronton en bois ouvré, j'avais cherché ta main à nouveau, mais cette fois tu l'avais retirée aussitôt.

J'ai marché en sifflant du Gershwin.