13.10.05

Steve m'a regardé. Il a allongé le bras pour désigner la flaque. Je ne comprenais pas vraiment ce qu'il voulait dire, à ce moment-là. Alors il a fait un pas, posant un pied puis l'autre au beau milieu de cette eau qui faisait penser à de la mélasse. Debout dans l'eau noire, j'ai trouvé qu'il avait l'air fou; son pantalon était mouillé et ses souliers devaient commencer à prendre l'eau. J'allais commencer à rire quand je l'ai vu se baisser. Et puis non, il ne se baissait pas, c'était son corps tout entier qui semblait descendre comme s'il s'était trouvé sur un monte-charge. Au bout de quelques secondes, j'étais seul à regarder, incrédulre, une flaque d'eau ondulante et noire dans une ruelle. Un instant mon corps s'est raidi, et j'ai rapidement regardé à gauche et à droite comme si je m'attendais à voir débarquer l'escouade tactique. Seule la neige défiait l'immobilité de la ruelle; elle continuait de tomber doucement. Dans la flaque d'eau, les flocons conservaient leur substance un instant avant de se dissoudre comme venait apparemment de le faire le gars mystérieux que j'avais suivi jusque là.

Je n'avais pas le choix. Aucun des ailleurs que j'avais pu atteindre, certainement, ne pouvait se mesurer à celui-là. Je crois qu'à ce moment je m'attendais à aboutir, après avoir franchi un passage secret vachement techno, dans une sorte de souterrain issu d'un vieux film de James Bond, un repaire secret utilisé par une secte étrange. Mais au moment où je me suis retrouvé les souliers dans l'eau noire, j'ai compris que je mettais les pieds dans tout autre chose. La ruelle soudain se fit encore plus silencieuse. Même ce faible son imaginaire de la neige qui tombe, même le grésillement des ampoules chaudes picotées de flocons suicidaires, tout avait disparu. Comme si la ruelle n'était plus qu'un décor dans un rêve furtif. C'est du moins ce que j'ai cru ressentir, mais déjà la noirceur m'envahissait et je ne savais plus où donner de la tête. Je perdais le sens de l'orientation, tout se brouillait, non seulement pour la vue mais pour les autres sens et même pour mon être profond, comme si les forces qui me tenaient ensemble avaient cessé d'exercer leur pouvoir et que les molécules de mon corps, enfin libres, pensaient soudain à se disperser...

Je revins à moi plus tard, au terme d'une période probablement courte mais qu'il m'était difficile d'apprécier. Quand j'ai ouvert les yeux, je me suis vu accroupi, un genou à terre... ou plutôt dans l'eau d'une flaque noire au milieu d'une ruelle. La neige tombait doucement et elle avait eu le temps de créer une mince couche blanche sur la manche de mon manteau de laine.

-- Steve P. te souhaite la bienvenue, me dit le gars que j'avais suivi en me tendant la main pour m'aider à me relever. Une fois que je fus bien debout, il brossa de ses mains mon manteau pour en enlever la neige.

-- Le P, c'est pour quoi?

-- Pour... quoi pas? Tu fumes?

Il me tendit une cigarette que je plaçai entre mes lèvres; il l'alluma puis fit de même avec la sienne. Après avoir remis son briquet dans la poche de son manteau, il passa sa main sous mon bras et m'entraîna doucement vers le fond de la ruelle, où je remarquai une clôture de métal. Tout en marchant, je me retournai pour jeter un regard vers la flaque d'eau. Elle remuait encore, mais après un instant redevint aussi calme que je l'avais trouvée au départ.

(à suivre)