12.10.05


Voilà, c'est le monde à l'envers. Non, je ne veux pas dire que rien ne va plus. Je veux dire: voici le monde à l'envers, celui qui se trouve à l'envers du nôtre. J'y vais parfois. Ça ressemble pas mal à ce monde-ci. Les mêmes patrons, les mêmes autos, comme disait l'autre. Sauf qu'il y a une différence: c'est ailleurs. Et n'entre pas qui veut. Non. Non, je vous le dis tout de suite que je ne vous le dirai pas. Faut y être invité.

Aussi loin que je me souvienne, c'est ça que j'ai voulu atteindre: l'ailleurs. Petit, je recherchais les autres quartiers; je m'y égarais pendant des heures avant que mon père en furie ne réussisse à me trouver, parfois avec l'aide de la police. Je remontais les rues qui m'intrigaient, je fréquentais les ruelles jamais vues, j'entrais dans une usine désaffectée. L'école n'a été pour moi qu'un manière de partir. Dès le cégep, j'ai choisi un programme qu'on n'offrait que dans une autre ville. Mes parents ont eu la bonté de me payer ce voyage de quelques années que j'ai passé à tout autre chose que à quoi ils s'attendaient. Bah, il fallait bien que je joue le jeu au minimum, que je me présente aux cours et régurgite des textes en guise d'examen. Sinon je n'aurais pas duré trois ans. Mais je n'y étais pas vraiment, je passais mes journées à explorer la ville. Étranges saisons que j'ai passées là. Et puis... et puis je pourrais continuer. Mais vous voyez le topo.

Steve, je l'ai rencontré un soir d'hiver dans le Vieux-Montréal. Un de ces soirs où il n'y a pas grand monde. Les touristes sont au coin du feu dans leurs hôtels, ou alors partis à Tremblant. Une belle neige fine tombait, et les flocons s'accrochaient au relief de la pierre des immeubles, créant de minces nuages blancs, immobiles et brillants sous la lumière des lampadaires d'époque. J'aurais pu marcher toute la nuit, tellement c'était beau, si je n'avais pas rencontré Steve. Au matin, ça n'aurait plus valu la peine: les autos auraient recommencé leur travail de destruction de l'hiver, et le soleil aurait enlevé son mystère à tout mon paysage magique. Il n'y a pas de ruelles au Vieux-Montréal, alors je suivais les trottoirs des plus petites rues. C'est là que je l'ai remarqué, comme caché dans le creux d'une porte, comme surveillant un éventuel passant. Quand je suis passé devant lui (je ne suis pas peureux, et puis j'ai vu pas mal tout ce qu'il y a à voir dans les rues de la nuit, mon nez cassé en est témoin), il m'a simplement demandé de le suivre. Aucune menace dans cette voix jeune et claire bien que chuchotante. Alors je l'ai suivi dans la porte qu'il ouvrait devant moi.

Nous n'avons fait que traverser le logement. Dans le couloir, une lampe de table donnait la seule lumière; c'était juste assez pour que je puisse voir que nous laissions des traces mouillées sur le vieux plancher de bois. À gauche, une porte était ouverte, et j'ai cru deviner la forme d'une personne qui se tenait debout, immobile. Mais déjà nous étions à la cuisine, que nous avons franchie pour arriver à la porte arrière. Steve, qui n'allait se présenter à moi que plus tard, de l'autre côté, me faisait signe de le suivre. Nous avions abouti dans une ruelle. Moi qui disait qu'il n'y en avait pas ici, je me trouvais pourtant dans ce qui ne pouvait pas être autre chose qu'une ruelle. Une ruelle sombre, car protégée en partie par de petits toits en auvent qui sortaient des murs des maisons. La seule lumière qui parvenait jusqu'à nous était celle de distants lampadaires qui peinaient à percer la nuit grise de neige. C'était assez, cependant, pour que nous puissions distinguer à nos pieds une grande flaque de neige fondue qui composait dans le sol pavé une tache noire et brillante, comme si le monde à cet endroit s'était trop étiré et avait déchiré. Je n'ai pas tout de suite compris à quel point cette image était vraie.

(à suivre)