16.10.05

Je n’oublierai jamais ces moments que j’ai passés assis dans le fauteuil de velours. Mis ensemble, ils ne comptent pourtant que pour quelques minutes, mais on peut dire qu’ils ont changé ce que je suis. Ils m’ont montré à quel point une vie peut basculer en très peu de temps. C’est en tout cas ce que je crois maintenant, bien que ce jour-là, je ne peux pas dire que j’y aie pensé ou que je l’aie réalisé. Et pourtant, durant tout le trajet du retour, du moment où nous nous sommes levés de nos sièges jusqu’à celui où je me suis retrouvé seul dans une rue du Vieux-Montréal, immobile devant la lumière glaciale d’une bouche de métro, je peux dire que je ne pensais qu’à ces quelques moments passés avec l’autre.

Je ne sais même pas ce qui est advenu de Steve. Il m’avait pris par le bras une fois de plus, m’avait fait lever avec douceur mais sans me donner le choix, et puis nous étions ressortis de le vieille demeure silencieuse. Nous étions déjà seuls. L’autre s’était éclipsé dès le dernier regard échangé. Alors nous avons passé la porte, refait le petit chemin jusqu’à la clôture. Nous sommes revenus dans la ruelle. Arrivés à la flaque sur laquelle il neigeait toujours un peu, Steve m’a demandé de m’y tenir le premier. Je me suis exécuté, ne sachant trop si je le reverrais jamais ensuite. Et pourtant, c’est lui-même qui m’a aidé à me relever quand je me suis retrouvé une fois de plus étourdi, à genoux par terre, essayant de retrouver mon équilibre. Il m’a aidé à me stabiliser, puis m’a reconduit jusqu’à la rue. Je croyais qu’il allait s’arrêter dans l’embrasure de la porte où je l’avais aperçu au début, mais il a commencé à marcher avec moi, et nous avons parcouru, les bras toujours entrelacés, quelques rues du Vieux. Et puis à un moment, il a retiré son bras et m’a souri. Il a baissé la tête en me regardant par en-dessous, dans une sorte de salut d’une autre époque. Et sans dire un mot il s’est faufilé dans une petite rue qui se trouvait juste à côté de l’endroit où nous nous trouvions. Ce n’est qu’à ce moment que j’ai remarqué le vêtement qu’il portait, une grande pèlerine qui l’enveloppait du cou jusqu’aux chevilles. Sa forme ondulante a vite disparu dans les ténèbres et, me retournant, je me suis retrouvé devant la bouche de métro.

Tout avait été si vite. Dès que j’avais commencé à lui parler, l’autre avait cessé d’affecter l’air détaché qu’il portait depuis que je l’avais rencontré. Il avait vissé son regard dans le mien, et attendait ce que j’avais à lui demander. Quand j’eus commencé à parler, il s’avança un peu sur son siège et plaça ses mains sur les bras du fauteuil. J’avais l’impression qu’il s’apprêtait à bondir. Ensuite, quand ce fut à lui de parler, il recula dans le fauteuil, adoptant une posture plus confortable, et répondit à ma demande en agitant les mains avec des geste qui soulignaient ses propos. À ce moment-là, j’en étais venu à ne plus chercher en lui les détails qui faisaient qu’il était moi. Ses yeux, sa bouche, son nez trop pareils aux miens, je ne les voyais plus. Je demeurais attentif aux mots qu’il m’offrait en faisant abstraction du visage qui leur permettait de se faire entendre.

Quant à savoir de quoi nous avons parlé, il s’agit bien évidemment d’une affaire qui ne regarde que lui et moi. La chose, de toute façon, risquerait peu de vous intéresser. À moins bien sûr que vous soyez, sans le savoir peut-être, l’un d’entre nous. Alors ne vous étonnez pas si nous nous rencontrons un jour. Si, au détour d’une rue, vous tombez sur un inconnu qui vous invite à entrer par une porte que vous n’aviez jamais vue, nous aurons peut-être le plaisir de faire connaissance. Acceptez l’invitation, et je vous conduirai au monde à l’envers. Attendez-vous alors à rencontrer quelqu’un que vous croyez connaître. Attendez-vous à être perdu.

Vous aurez peur. Mais ne vous inquiétez pas. Je serai là.