11.11.05


C'est le temps des bombes. Des jeunes gens se font exploser. Si on pouvait avoir des images au ralenti de ces moments étranges, on verrait leurs corps mouillés de sueur se faire sectionner en deux par la ceinture de mort, puis être vaporisés par la force de l'explosion. L'onde de feu se répandrait ensuite à tous ceux qui ont le malheur de se trouver aux alentours. Jeunes mariés, passagers, travailleurs ou chômeurs, heureux, tristes, bedonnants, aimés, oubliés, seuls et tranquilles, populaires, affairés, gens d'affaires, gens de parole, menteurs, enfants. Humains, quoi. Mais dès le moment où les jeunes gens désespérés appuient sur le bouton, qu'importe tout cela? Chacun devient un verre de cristal fragile, empli de sang. Et au moindre craquement, tout est dit.

Ailleurs, pour d'autres raisons, ou même sans raisons valables, des avions, des véhicules armés crachent un venin d'acier sur une terre dévastée. Et encore s'il ne s'agissait que d'acier: il est probable qu'on parle plutôt d'uranium ou d'autres métaux insidieux, merveilleusement usinés en des formes complexes, balles, obus, roquettes, dont certains peuvent contenir des ingrédients tout aussi insidieux. Des engins conçus pas des ingénieurs bien payés, à l'emploi de sociétés cotées en bourse, qui vont au boulot en chemise blanche sous leur veston, qui prennent un autre café vers 10h, touchent des primes à la fin de l'année si les projets de bombes nouvelles sur lesquelles ils planchent avancent bien, si le contrat auprès des armées a été profitable. Des gens qui reviennent à la maison le soir pour manger le poulet familial et discuter de choses et d'autres. Surtout d'autres.

Les uns fabriquent leurs bombes sur la table de la cuisine comme David a fait sa première guitare. Mais ils ne pourront pas continuer comme lui et devenir un jour luthiers, puisque leur instrument est à performance unique et qu'eux-même en sont en quelque sorte le théâtre naïf et inutile. Les autres font confiance à la machine, la merveilleuse machine qu'ils ont créée et qu'ils maîtrisent comme personne. Et cette machine est nourrie de substances arrachées à la terre, et d'hommes et de femmes qui parviennent à ne voir que le tour de manivelle dont ils ont la responsabilité, qui finissent par ne plus comprendre qu'à la fin du cycle ce sont de vraies bombes qui émergent de la machine et que l'on place sur des palettes spécialisées destinées à la «livraison» dans un pays au fond si lointain...

Les uns comme les autres trouvent les moyens de croire en ce qu'ils font. Et ils ne sont pas seuls: des cohortes d'autres gens s'acharnent à les y aider. Surtout, ne plus y penser. Il faut de l'argent pour l'épicerie. Et puis, c'est le temps des bombes, après tout... Demain, il fera soleil. Nous irons magasiner.

Je souhaite à tous ces gens, à tous, d'oublier comment faire des bombes. Ils auront ainsi de meilleures chances de ne pas perdre leurs petites filles. Et ces dernières pourront sortir leurs crayons, par un dimanche légèrement ennuyeux, et leur faire des dessins comme celui plus haut, un cadeau de Jeanne à Céline et à moi.