31.5.06

Je n'ai jamais lu Jacques Ferron. Et pourtant, j'ai appris hier quelques trucs sur lui. Qu'il était le frère de Marcelle Ferron. Qu'il a vécu dans ce qui était alors ville Jacques-Cartier, aujourd'hui Longueuil, non loin d'où se trouve ma demeure québécoise. Qu'il était médecin je le savais déjà, mais qu'il soignait pour pas cher, comme pour aider les gens, ça je l'ai appris. Qu'il a servi de négociateur, ou plutôt d'intermédaire entre les felquistes de la «cellule Chénier» et la police, lorsqu'il fut temps pour les gars de se rendre. La cellule avait apparemment été nommée ainsi, d'ailleurs, pour faire un clin d'oeil à Ferron, pour une raison que je n'ai pas comprise. Il y a, dans les archives Web de Radio-Canada, une entrevue avec Ferron où tout ça est raconté. On écoute ce bonhomme intéressant parler longuement, de façon réfléchie, de ces événements et de la place qu'il y a occupée. Une entrevue fascinante datant de 1971, où le discours est d'une lenteur, d'une gravité presque, qu'on aurait bien de la difficulté à trouver dans les médias d'aujourd'hui. Après avoir entendu ça, je voulais lire tous ces livres qu'il a écrits, ces livres aux titres botaniques... J'espère que je trouverai le temps.

Et puis vous ai-je jamais dit que j'ai fait Montréal-Rouyn en Ford Windstar en compagnie de Paul Rose? C'est une autre histoire, et pas très intéressante d'ailleurs, mais dont le sujet pique la curiosité, pas vrai!

Une autre entrevue sur les archives Radio-Can: avec la fille de Ferron. Débit terne, presque triste. Ça date des années quatre-vingt. Elle parle de son père, du personnage immense, intimidant, de son enfance, des promenades du dimanche dans les bois derrière la maison (de ville Jacques-Cartier!). Le docteur arrivait à son cabinet, paraît-il, vers les cinq heures du matin, de façon à pouvoir écrire avant que la journée de travail commence! Détermination. Respect: le mien envers un homme capable de faire ça, de lui envers son travail d'écrivain. Mais heureusement qu'il avait les dimanches pour voir ses enfants...

Et cette analyse riche de l'action des felquistes par Ferron, cela m'a touché. En 1971, quelques mois seulement après les événements, il reconnaît tout le tragique de la situation mais parle aussi objectivement de ce que recherchaient les activistes-terroristes: accélérer l'histoire. Déroulement déplorable, évidemment, des événements, mais ligne de pensée intéressante, qu'il n'est pas possible de rejeter du revers de la main pour cause de la façon dont les choses se sont déroulées. Réalisation que parfois, les mots ne suffisent plus. Mais aussi, action d'hommes jeunes, trop jeunes et trop vieux à la fois, de gars qui voulaient court-circuiter le temps et qui ont plutôt mis le feu à la baraque.

Quand j'étais petit, à NDG, il me semble me souvenir avoir entendu dire que la veuve de Pierre Laporte habitait quelques maisons plus bas, sur la rue Monkland. Je revois l'entrée, le coin de murs en briques sombres. Mais ce n'est peut-être qu'une illusion.

30.5.06


Le mystère du soir et le confort du paysage habituel s'unissent dans la création d'un tableau à la fois ordinaire et... et quoi, au juste?

Ordinaire: la «van» du voisin d'en arrière, où il est écrit «Schindler». C'est une marque d'ascenseurs. Les fenêtres de toit posées par Serge sur le nouveau garage. Les fils électriques qui s'étirent jusqu'à la fin du monde. Les garages. Dans une ville où les terrains valent si cher, on se demande pourquoi les gens s'obstinent à gaspiller leurs cours arrière en y construisant des garages qui n'ont pas l'air de servir la moitié du temps. Les fleurs jaunes tenues à bout de bras par les lampadaires. Le poteau. J'ai du respect pour les vieux poteaux. Pas les tout neufs, verts de produits chimiques, droits comme des piquets, mais les vieux, les bruns, les gris, courbés par l'âge et les tensions.

Oultre ordinaire: le ciel. Celui-là, il voudrait l'être, ordinaire, qu'il ne le saurait pas. Soyons-en reconnaissants. Et pourtant, combien de jours passent où on pourrait se dire à soi-même, le soir venu: «Tiens, je n'ai pas levé les yeux au ciel, aujourd'hui...»? Incroyable. On se satisfait, sans même y accorder une pensée, de notre point de vue restreint. Entre cinq et six pieds du sol, droit devant. Ou penché, oui, on aime bien le regard penché vers le sol. Quand je me rends compte de ça, je suis étonné. Et déçu. Parfois, il est trop tard, je suis à l'intérieur et le jour est parti, alors je me dis tant pis, je me reprendrai demain. Mais d'autres fois, il faut que je sorte, ne serait-ce que quelques secondes, et que j'accorde au ciel l'attention qu'il mérite. Comme un livre trop longtemps négligé, on ressent soudain le besoin pressant d'aller se mettre devant pour en recevoir les rayons. Au hasard, peu importe où on arrive dans l'histoire. Quand c'est bon, il y a toujours de quoi se repaître, de quoi sourire, de quoi échapper une prière.

29.5.06

Chapitre deux cent soixante-dix

Où l'on retrouve notre héros à la tombée tardive du jour, assis sur son perron en ciment, accompagné d'un petit verre de rhum de la Guyane.

* * *

L'heure était étrange pour un coup de téléphone. Aussi avait-il compris tout de suite qu'il se passait quelque chose. Et en quelques mots de la moitié du dialogue à laquelle il avait accès, il avait compris que la vieille grand-mère était passée sur l'autre rive.

C'était une belle vieille grand-mère, qu'il affectionnait beaucoup, bien que ce ne fut pas la sienne propre. Pour sa compagne, le coup était direct. Mais comme il était prévu, ce coup, attendu que la vieille grand-mère était atteinte d'une maladie incurable et aussi plutôt vieille, la nouvelle, pour triste qu'elle était, ne tombait pas comme une calamité.

Et puis il y eut cette histoire que sa compagne lui redit, venant des gens qui avaient accompagné la mourante. Ils l'avaient décrite avec, au dernier moment, un sourire au visage, sans trop savoir si au point où elle en était il lui était encore possible de sourire, mais remarquant tout de même ce dernier embryon de geste. Un geste qui avait apaisé l'assemblée.

Ainsi va la vie. Alors, ayant débarassé la table des restes du souper, puis assisté au spectacle de marionnettes donné par sa fille, il était maintenant parvenu au moment d'accompagner les enfants vers le sommeil. Il avait parfois cette impression de les installer dans des fusées en route vers le pays des rêves, surtout quand sa fille, l'autre cette fois-ci, entrait dans son lit en s'accrochant à la barre supérieure pour ensuite sauter sur le matelas, exactement comme on pénétrait dans la glissoire d'accès à l'Aigle Noir dans Cosmos 1999.

N'hésitant pas à entamer la bouteille d'Old Sam, il se servait un verre et allait s'installer pour profiter des dernières lueurs du dimanche. Le ciel était gris et bleu de nuages, mais il n'y volait pour lors aucune oie sauvage. Les oies dans ce coin de pays, de toute manière, étaient maintenant à demi-urbaines. Il pensait encore à la vieille grand-mère si souriante, si gaie. Il ne l'avait vue les yeux mouillés qu'une seule fois, le jour où elle avait évoqué la mort accidentelle de son petit garçon de huit ans, cinquante ans auparavant.

Avec toutes ces histoires tristes en tête, il était un moment tenté de se laisser aller à des pensées semblables, à imaginer comme il le faisait parfois sa propre traversée, à se demander si, comme pour la vieille grand-mère, elle allait avoir lieu dans sa propre maison, entouré des enfants chéris. Mais il étendit le bras vers le rhum foncé et tourna plutôt la tête vers la clôture, où les fleurs des clématites vibraient, argentées, dans le vent du soir. Certaines avaient déjà donné quelques-uns de leurs pétales à la terre, et le reste de cette communauté s'agrippait à la clôture et bougeait faiblement de toutes parts, comme si elles se lançaient l'une à l'autre les dernières salutations avant d'aller dormir. Dans la lumière faiblissante, il fit de même, les appelant «petites soeurs».

28.5.06

Mon corps est fait de deltas qui inventent la mer.
Quelque part, dans les mangroves, se trouvent des arbres tortueux, dans la matière salée desquels j'imagine d'improbables guitares.
L'eau a ce mouvement rassurant et assuré qui porte à l'oubli, ou plutôt à la présence. L'eau devient musique.
Je dois partir. Je dois remonter vers le grand fleuve.

27.5.06


Une fois l'émerveillement passé, le premier geste des hommes parvenus à la mer est d'y jeter des pierres. Ce peut être pour jouer, pour déranger la surface trop tranquille de l'eau, ou alors pour construire quelque chose: un gué vers nulle part, une jetée rudimentaire, une sculpture, un tas, n'importe quoi qui veuille dire «J'étais là».

Et sous le ciel tapissé de nuages, les roches composent une nouvelle géographie temporaire. Les hommes n'aiment pas les paysages bruts. Ils y lancent des roches et se reconnaissent mieux dans ce qu'ils voient une fois l'onde perturbée, le rivage modifié. I was there: il y a eu un avant, il y aura un après; le temps est à présent tranché en deux: c'est pratique. Et surtout ça en casse un peu le caractère éternel: c'est bien à ça que sert l'histoire, non? À relativiser sa propre place dans le temps.

La mer est éternelle, la mer est magnifique, mais la mer, comme le temps, peut faire peur. Alors les hommes aiment à croire qu'elle est à eux. Ils lui donnent des noms merveilleux, en dessinent sur des feuilles les contours, recommencent quand ceux-ci ont changé, mesurent l'espace qui les sépare du fond, recueillent le sel qu'elle cache. Et ils savent bien, au fond, que toutes les pierres qu'ils y jettent un jour se feront engloutir. Il aiment ce mot, malgré tout: engloutir. Mais ils continuent pourtant à en lancer, des pierres. Car en voyant les ondes s'étendre vers leur perte, en créant un nouvel îlot minuscule mais fier, ils se disent un moment: «J'existe».

26.5.06

En marchant dans les rues de ma ville sur l'eau,
Je lisais aujourd'hui les leçons de Boileau,
Déclamant au trottoir les conseils du poète,
Étonnant au passage une femme: elle s'arrête.
J'arpentais donc ainsi la troisième avenue,
semant des mots en langue ici presque inconnue,
lorsque je suis tombé sur ces vers familiers
dont j'avais cependant le premier oublié:
« Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. »
Outre que la maxime me semblait sereine,
J'y retrouvais, surpris, un enseignement zen!
Et me revoilà donc, en pensée, en sesshin,
Dans un kimono noir comme l'encre de Chine.
« Dépêchez-vous », nous dit le godo bienveillant,
Ajoutant à ces mots un dernier: « lentement ».
Ce midi donc, après mon potage Saint-Cloud,
Je vivais le mystère d'entre chien et loup,
Quand le ciel d'Occident penche vers l'Orient,
Que poète en perruque et sensei souriant
Se rencontrent par-delà la mer et le temps
pour que brille à nouveau un bijou éclatant.

25.5.06


J'ouvre mes fenêtres à tous les vents. Je trace des nuages dans le ciel encore clair. Une armée de souvenirs m'attend; certains ne me connaissent pas encore. Je pense aux feuilles d'il y a neuf saisons. Quelque part: la brume, et en elle le soupir du vol d'un héron. Tant de vies ont servi à construire cet air qui nourrit... Nous vivons dans de splendides châteaux suspendus par les pieds, trouvez-vous? Et les couleurs inquiétantes du ciel se consument et renaissent, et les aurores éclosent comme des pavots infinis. Moi aussi, je suis fripé par la joie et la fatigue; je commence à apprendre. Mais nous disposons de si peu pour inventer nos étoiles. Se tenir debout, frère de la montagne, est déjà un exploit. Alors quand l'oiseau me parle, j'écoute. J'ouvre les yeux sur le secret et offre ce que je possède: la chaleur de mes mains. Il y en a assez pour tout le monde.

24.5.06

Gris passion
mouvements, débordements
mécanisme d'une liberté
oubli? renouveau? dominance?
mais non: création
perpétuelle et innocente
vagabondages
et rejet des frontières
ces dessins maladroits
car bien sûr les mers
depuis toujours sont plus que sept
grandes éraflures de clarté déifiée
éclairs, éclairs et tempêtes
le besoin d'une voix sans réponse
qui fait connaître un instant l'inutile des mots
gris tremblement
gris certitude
et pourtant
sans arrêt l'inconnu
sans arrêt le savoir qu'exister est fragile
que dans la vaste plaine les vents sont des princes
que le temps de défier la distance et l'instant
arrivera
et qu'au bout d'un chemin sans balises et sans lois
il faudra déposer sa matière au plus creux de deux mains invisibles
sans espoir mais avec malgré tout comme la certitude
que tout doit prendre forme à nouveau, oui que tout
se manifeste au gré de vents amoureux et joueurs
gris compassion -- gris nuit des temps
gris le savoir que le monde est léger
et que s'il donne l'os
il offre aussi la pluie

23.5.06

Pourquoi les paysages des rêves sont-ils parfois si beaux? L'autre nuit, je serais bien resté sur cette route où j'avançais dans une sorte de voiture sans toit, me frayant un chemin venteux dans un jour éclatant. Au loin se dressait une colline sortie d'un livre de contes de fées sur laquelle poussaient arbres et maisons. Oui, les maisons aussi poussaient, belles et organiques, comme issues autant de la terre que du travail d'hommes que je ne voyais d'ailleurs pas. J'avançais; je n'étais pas seul dans ma voiture, mais comme c'est souvent le cas, je ne sais pas avec qui je me trouvais; d'autres étaient là, c'est tout.

Sur le devant de la colline, une route montait en diagonale presque parfaite, partant du niveau du sol à gauche et faisant son chemin en ligne droite vers la haut de la butte. C'était une pente très abrupte, comme celles que, dans d'autres rêves, je tente de gravir en voiture pour finalement tomber à la renverse dans un mouvement à la fois beau, libérateur et très épeurant. Mais tout le long du chemin en diagonale, je voyais des maisons alignées comme sur n'importe quelle autre rue, avec parfois un bosquet d'arbres interrompant leur succession. Elles étaient jaunes, oranges, vertes, terre de sienne, toute simples mais belles et accueillantes, ces maisons. Et puisqu'elles avaient été construites là, je me disais que cette pente ardue ne devait pas être si terrifiante après tout. Je m'avançais donc vers ma colline dans la joie et la légèreté.

Et comme le rêve est le lieu de l'inachevé, je ne me suis évidemment jamais rendu jusque-là. Mais j'ai bel et bien vécu ce moment, et connu ce paysage où l'oeuvre de l'homme s'unissait à celle de la nature. J'aurais aimé vous rapporter une carte postale... mais je n'en ai pas eu le temps.

21.5.06

La texture étonnante des choses
me tient compagnie
le monde commence juste sous mes mains

d'où vient-elle, l'attente?
d'où vient la nostalgie?
sorties avec le soir comme animaux craintifs

dans la longueur du silence
je retrouve les choses sans mesure
et la liberté d'oublier

les passants sont passés à présent
ne demeurent que leurs ombres
mais c'est déjà trop de monde

je cherche les choses d'avant la lumière
les profondeurs heureuses
remontées au sommet de la mer

et l'insouciance
qui avait autrefois la saveur de la gomme
sur le piédestal de sept cartes de hockey

il me faudra des nouveaux temples
ou d'anciens que je ne reconnaîtrai pas
pour sourire et pleurer

et des odeurs à garder avec moi
pin, sable et pluie
vraies valeurs qui construisent la richesse du monde

au matin, déshabiller l'amour
inventer à nouveau la rosée
se secouer pour faire tomber les ombres du pays d'hier
avoir faim et jeter son regard comme une pierre
vers là-bas, au-delà
du rebord de la carte

19.5.06


Mon cher Théo,

je suis encore pas mal soûl. Saoul? En tout cas. Chaud.

Romain m'a appelé plus tôt aujourd'hui. Un copain: je ne l'avais pas vu depuis, quoi, quinze ans? Minimum. Il était de passage. Alors nous avons convenu qu'il serait de mise d'aller prendre une bière. Surtout que depuis la dernière fois que nous nous étions vus, le monde connaissait six enfants de plus.

Première étape: le Sophia. Tu sais, Théo, c'est cet hôtel sur Pacific Avenue, avec la vue sur English Bay... Pas mal, mais plein de gens d'âge plus avancé que nous. Et en plus, ils rigolent quand tu leur demande de l'eau pour mettre dans ton whisky. Et puis ils te l'apportent quand même, cette eau, mais glacée. Alors tu attends un peu.

Écrire est difficile, mon frère. Mes doigts accrochent les touches voisines de celles que je vise, ce qui fait que je dois revenir en arrière et corriger. Enfin.

Ensuite, nous sommes allés au Dover Arms Pub, sur Denman. J'aime cet endroit sans prétention, et puis il y avait un band. Trois musiciens, pas de bullshit. Ils étaient bons. Trois pintes, ça fait combien, en litres?

Nous avons jasé de tout et de rien, mais surtout de musique. Quand on voit des gars qui sont bons, ça donne le goût de jouer. On s'est dit qu'on s'appellerait. Je ne sais pas ce qu'il adviendra, mais je sais que la musique est contagieuse. Et que je n'avais qu'un désir: celui d'être infecté. Une fois les nouvelles d'autrefois écoulées, nous n'avions plus, Romain et moi, qu'à parler de ce qui nous touchait vriament. Et à écouter le band. Tout, comme un essaim d'abeilles, tournait autour de la muse.

À bientôt, Théo. Je te ferai parvenir un enregistrement, si jamais nous en faisons un. Sois heureux.

Ton frère.


Image d'un autre Vancouver. Voici enfin les quartiers ouvriers, tout près de la «track», les vieilles maisons en planches de bois, l'horizon nul agrémenté seulement par la verticalité des poteaux électriques. Oui, ce Vancouver existe aussi. Et ça fait du bien de le connaître et d'y marcher ou d'y passer à vélo, car par les journées grises il y règne une atmosphère de normalité et d'ordinaire qui réconforte. Les ruelles en garnotte craquèlent sous les roues et les pas, les élèves et les ouvriers passent par les rues pour se rendre à leurs occupations. Ce n'est pas un coin où on veut s'éterniser, mais il n'y a pas de raison d'y avoir peur non plus. Et puis près d'une voie ferrée, il y a toujours un vent de liberté qui flotte. Évidemment, quand on habite là ça doit être autre chose... Mais tout de même: devant ces petits logements vieillots, il y a de beaux parterres de fleurs et d'arbustes. Et les mûriers sont là qui envahissent tout; dans quelques semaines, ici comme ailleurs, l'air sera sucré de l'odeur de leurs fruits. Ici, c'est le domaine des quartiers encore tranquilles et des petites shoppes anonymes. Le peuple des grues n'a pas encore colonisé cette partie de la ville, et c'est en bout de ligne ce qui le rend intéressant. Malgré un laisser-aller certain -- qui ne va pas jusqu'à l'abandon, tout de même -- il y a ici une vie de quartier qui, bien qu'elle soit prise entre un grand boulevard et une voie ferrée, tente de se faire intéressante. Oh, certains semblent ne pas y croire, mais plusieurs des habitants, à en voir leurs petites maisons, veulent se composer un joli petit bout de ville avec les moyens du bord. Après tout, il ne suffit souvent que d'un peu d'imagination pour que, comme les enfants, on se retrouve maître d'une richesse insoupçonnée pour ceux qui ne prennent pas le temps de bien regarder.

17.5.06

Je regrette de ne pas avoir de photo pour illustrer aujourd'hui. Car aujourd'hui était une belle journée. Une journée de luxe, à marcher dans les rues verdoyantes de Kitsilano, à manger avec les copains au restaurant devant une mer pleine de l'or du couchant, à me faire fêter pour une troisième fois avec des chansons, des présences et des gâteaux magnifiques, à goûter enfin le ciel de velours de la nuit tombée, où une collection d'épingles d'argent de toujours rendaient Birks inutile.

Mais en fait, je voulais ce soir parler du passé, qui est si fécond. Moins que l'avenir ou le présent, certainement, mais riche d'un humus particulier. C'est que tout à l'heure, en rentrant à vélo, je suis passé devant un bistro qui se voulait chic et moderne, et ça m'a rappelé une soirée bien particulière d'il y a plus de dix ans. Je me trouvais à Paris, imaginez-vous, et j'étais seul. Oh, j'avais bien rencontré la jeune et jolie Daniela, fille au pair autrichienne avec qui j'avais échangé quelques baisers et une promenade le long de la Seine, mais je me retrouvais seul en bout de ligne, puisqu'il devait en être ainsi. Alors j'étais entré dans un bistro prendre un alcool. Et pour le gars nourri d'images littéraires que j'étais, prendre un alcool dans un bistro parisien, c'était quelque chose, c'était déjà presque avoir écrit un premier chapitre, quoi! Mais: seul. Et que vaut Paris, que vaut toute ville quand on n'a plus le goût d'y perdre ses pas, quand on se fout enfin du nom intrigant de la prochaine rue? Ma boisson était devenue amère, et elle m'avait coûté cher. Je l'avais bue en regardant les gens autour, attardé et inutile, et puis j'étais sorti pour me rendre lentement à l'appartement où je logeais. Et ce soir-là, les rues me paraissaient plates, j'attendais le feu vert comme à Montréal, les trottoirs redevenaient des formes longues en béton rainuré et les immeubles, des endroits où des gens dormaient. Tout autour de moi était ordinaire.

Alors en l'honneur de cette soirée rendue insipide par la solitude, j'aimerais rendre hommage à l'amitié, au compagnonnage, à l'amour, à tout moment de société où l'on se côtoie pour partager le temps qui passe. C'est le plus beau des gâteaux.

Je vais me répéter. Qu'on m'en excuse. Mais je voudrais parvenir à dire toute la tristesse que je vois dans un peuple déchu.

Il fait chaud. La nuit est sublime; émeraude encore à cette heure, le ciel du 49e parallèle. Un petit vent, un ventelet, vient flatter la peau, et même les longs poteaux qui tiennent les fils électriques sont gracieux, coulés qu'ils sont dans l'ombre de Chine, et grimpant dans la nuit, leur cime se perdant presque dans la noirceur. Sur le beau fond verdoyant, les fils à l'onde régulière font une portée, ou encore des lignes où l'on voudrait écrire.

Mais il y a les bruits. Le climatiseur du voisin. Les voitures qui passent sur McGill. Un klaxon par-ci, par-là. Et le trafic général qui roule plus loin, vers le pont ou vers la ville. Un beau cocktail de sons énervants qui font que la texture de la nuit perd une dimension importante: celle du silence.

Je m'en veux d'évoquer l'autrefois, mais en face de ces montagnes millénaires, je ne peux pas m'en empêcher. Je n'en devine plus maintenant que l'arête derrière les lampadaires du voisinage, mais c'est bien assez pour que se dessine une présence imposante, rassurante quoiqu'un peu apeurée peut-être.

Alors j'en arrive à eux, à lui et elle. Lui, je l'ai vu à la banque, au guichet automatique. Il se déplaçait avec une marchette bien qu'il devait avoir dans les quarante-cinq ans, et s'est retrouvé au guichet voisin du mien. Quand j'ai eu fini mon opération (une avance de fonds, bordel!!), j'ai vu qu'il me regardait et me faisait signe. Quelques sons sortaient de sa bouche, mais il n'y avait pas grand chose à comprendre. Il voulait que je l'aide. Sur un papier déplié se trouvait son NIP: 1444, écrit d'une main tremblante. Et malgré que l'écran offre des services en cinq ou six langues différentes, il avait de la difficulté à s'y retrouver. J'ai donc fait toute son opération pour lui, mais le message s'est affiché: carte refusée. Je lui ai suggéré de revenir demain, de parler à quelqu'un. J'ai tenu la porte ouverte pour qu'il puisse sortir, puis j'ai enfourché mon vélo, mais il m'a retenu encore en ouvrant son portefeuille. je ne comprenais toujours pas ce qu'il disait. Il a sorti un papier, l'a déplié pour me le montrer: c'était un relevé de compte. Il voulait me montrer qu'il avait bien cinq cents et quelques dollars disponibles. «Good luck tomorrow!», et je l'ai regardé dans les yeux avant de partir. Il avait le visage buriné, les yeux assez joyeux tout de même, mais son corps l'avait trahi. il ne lui restait, en apparence du moins, que peu de fierté. Mais ses beaux et longs cheveux noirs étaient fiers, comme souvent ceux des amérindiens.

Quelques blocs plus loin, c'était elle. Je n'ai fait que passé à côté, mais je l'ai bien regardée. Elle faisait le trottoir, et était en train de parler à un mec laid sur le coin de la rue. Elle souriait de toutes les dents pourries qui lui restaient, et son corps mince, dissout par l'héroïne, ondulait de la danse incontrôlée des prisonniers de ce monde. Elle portait un t-shirt sale, une petite jupe rayée en coton et, au bout de ses longues jambes marquées de bleus, un seul soulier. Son pied nu était sale et elle l'appuyait sur le côté extérieur en parlant au mec, dans ce geste que font parfois les jeunes filles. Ses cheveux noirs, à elle aussi, semblaient la seule partie inviolée de son corps. Je suis reparti une fois le feu devenu vert.

J'ai vu un autre amérindien, en fait, en m'arrêtant au marché. Lui, c'était un gars du quartier, qui marchait tranquillement vers le coin de la rue avec une petite fille à ses côtés. Mais son air était terne, comme s'il marchait dans un cauchemar ou qu'il tournait en rond dans la cour d'une prison. Il était entouré de tristesse.

Et moi je suis triste aussi pour ce peuple, tout en sachant que je me trompe peut-être dans ma tristesse, qu'elle a peut-être quelque chose de «romantique». Mais je ne le crois pas. Ce que ce peuple a perdu en cent cinquante ans, ce n'est pas croyable. C'est presque tout ce qui tient en vie une âme. Ici, du moins, en ville. Je souhaite ardemment qu'ailleurs il en soit autrement; je n'en sais trop rien. Mais je ne me fais pas d'illusions.

Et je n'ai pas de conclusion.

16.5.06

La maison est chaude de la chaleur accumulée du jour.
Mon corps, autre maison, est tendu d'une peau moite.
Je soulève les cheveux de ma nuque pour que l'air y passe un peu.
J'aimerais ainsi pouvoir soulever mes pensées.
Rien n'est plus étrange, parfois, que des jouets abandonnés pour la nuit.
Bonshommes étrangement silencieux, cheval au regard enjoué pour rien.
Je baille et dérange l'atmosphère.
Accrochée au mur, la petite décoration indienne ne peut pas tourner comme elle le devrait.
Est-ce une prière freinée ou seulement un dessin immobile?
Dans la chaleur, de toute façon, rien ne bouge.

15.5.06


C'est une des maisons que je préfère, dans le coin. Elle est vieille, plutôt mal entretenue, avec des planches de la galerie qui pendent, et des bardeaux de revêtement qui manquent. Parfois, la porte de devant est entrouverte, et il n'y a alors que la vieille porte moustiquaire qui empêche de voir à l'intérieur. Ça, et l'atmosphère sombre qui semble toujours régner là. Mais j'aime cette maison authentique, qui provient d'une époque où rien n'était fait en plastique. Ça semble dificile à croire, parfois. Avant les fenêtres d'aluminium, aussi. Tout est en bois, et comme les propriétaires ne veulent pas ou ne peuvent pas la repeindre, la maison a l'air d'être plus vieille encore qu'elle ne l'est vraiment. Ailleurs, dans le quartier, les belles demeures de cette époque sont repeintes, rénovées, enjolivées. On leur refait une beauté à coup de couleurs vives, de fenêtres neuves, d'étages ajoutés. Mais quand je passe sur Cambridge et que je vois ma belle vieille maison, j'aime à croire qu'ici, autrefois, c'était un quartier d'honnêtes travailleurs. Pas qu'on ne le soit plus aujourd'hui, honnêtes et travailleurs, mais c'est que de plus en plus, il faut être «investisseur» pour pouvoir se payer sa propre demeure. Et là, on commence à jouer la «game» d'une autre façon. Plus compliqué. Dans cette maison, la simplicité l'emporte. Jusqu'à ce qu'elle devienne à vendre.

*****

Ah, la nuit est tranquille comme le baume sur une plaie
envoûtante, elle nous aide à retrouver la longueur
et le temps sans horloge
j'aimerais parfois revenir aux anciennes mesures:
vêpres, tierce, sexte
à un rythme qui laisserait le temps de penser
mais aujourd'hui l'heure est partout
et ça m'ennuie
parce que ça me donne l'air d'un vieux grincheux
qui aime les maisons vieilles et les horloges à cadran
les moulins à café à la main
et la nuit
la nuit qui fait peur parce qu'on ne sait plus
l'heure qu'il est

14.5.06

«Éric, je ne t'oublierai jamais.» La petite annonce avait paru une seule journée, et ceux qui l'avaient lu en cherchant un ordinateur pas cher ou un lit king usagé avaient cru à une erreur. Quelques-uns, peut-être, avaient souri. Mais la journée finissait dans la pluie, et la ville était grise. Les exemplaires qui n'avaient pas encore été mis au panier attendaient, inutiles, sur les étals des kiosques à journaux dont on commençait à refermer les portes. La grande cohue du soir était passée. Un vent se levait avec les premiers signes de la nuit. Près de la bouche de métro, le dernier journal d'un marchand se libéra de la barre de métal qui ne le tenait que faiblement. Les pages volèrent, portées par le souffle, légères, pleines de mots éphémères. Le marchand, penché vers d'autres boîtes, ne vit rien tandis que la petite annonce, essouflée, se déposait sans bruit contre l'asphalte. Héroïquement, l'encre tenait le coup dans son lit de papier imbibé d'eau sale.

Quelque part, une jeune fille regardait le mur d'un salon, le mur et la fenêtre. La pluie, toujours. Il était probablement déjà ailleurs. Et puis il ne lisait pas les journaux. Mais il était important de dire les choses. Même trop tard.

13.5.06


Voici la lune.
À travers les vents, la neige et le temps, elle a montré son visage rond et m'a regardé 495 fois depuis le début.
J'ai 40 ans aujourd'hui !

12.5.06

Ce soir, j'écoute les Vêpres de Rachmaninov. J'ai l'impression d'être en hiver. En fait, je m'imagine un Noël idéal de nuit, de vent, de froid et de musique. De dévotion aussi, oui, et d'humilité devant la puissance et la profondeur du ciel noir, de ce noir particulier du ciel qui n'est pas vraiment noir mais quelque chose de sombre et réjouissant à la fois...

Ce soir, un autre cycle prend fin, ou recommence, pour moi, et j'aime que ce soit en musique et en écriture. Je suis chanceux: la petite boîte noire, posée sur une tablette, décode l'enregistrement et me redonne ces voix imaginées par Rachmaninov, portées à travers les ans par des chanteurs dévoués, des orfèvres de vent: que pourrait-il y avoir de mieux? Et puis je consigne cela en toutes lettres, porté par des voiles sonores et russes sur une mer énergique, puis douce, puis vibrante.

Ce soir encore je dispose d'armes faibles mais franches, faites à ma mesure. J'avance à petits pas; je hume. La saveur du temps me passionne: maintenant! J'ai des doigts -- et même si je n'en avais pas... Les mots ne doivent pas être écrits pour exister.

Je suis entouré de portes.

Ce soir je vous salue et vous dis merci, comme à moi, comme à ceux qui espèrent dans la paix. L'espoir, de toute manière, se prête mal à autre chose. Je conçois des visages caressés par le temps, ô les dunes que vous et moi portons en guise d'identité. Je me penche vers le fond de certain puits pour entendre un chant humble, incertain, mais qui veut inventer le courage. J'ai beaucoup de respect pour cela.

Ce soir... ah! Ce soir!

11.5.06


J'aime beaucoup voir la ville au loin, comme ça. Elle devient comme un spectacle, une possibilité. Et cette rencontre entre les arbres et les édifices me plaît aussi. L'espèce de soucoupe volante, c'est l'un des seuls édifices marquants de la silhouette du centre-ville, les autres étant majoritairement des tours à condos ou à bureaux. Et ça continue de pousser. Quand je marche avec les enfants sur la rue et que nous avons ce genre de paysage, je leur dis inmanquablement: «Vancouver, les p'tits doux! Vancouver!». «On le SAIT!!!», me répondent-ils, hésitant entre l'agacement et l'amusement.

Je veux qu'ils se souviennent. Et peut-être ne se souviendront-ils que de ce mot qui les agaçait...

Dans le fond, ce n'est pas si important. Il ne faut pas forcer le souvenir. L'esprit compose comme un tamis à travers lequel passe le temps et les événements, et ce qui en émerge doit bien être ce qu'il y a d'important. Ce sera différent pour chacun. Je sui ébahi parfois de certaines choses dont j'ai un souvenir précis, des choses qui remontent à loin, loin, et qui demeurent, collant mieux encore que le sparadrap au nez du capitaine Haddock. J'ai ainsi un catalogue comprenant quelques mauvaises blagues, quelques bêtises, des phrases ou bouts de phrases dites par mon père ou ma mère, quelques visions de lieux sans conséquences comme celle du gymnase de l'école maternelle... Qui sait pourquoi ces choses sont demeurées imprimées en moi, alors que d'autres bien plus importantes ou même marquantes ne sont pas parvenues à franchir la barrière du tamis?

Peut-être, et c'est fort possible, qu'on ne sait pas en fait ce qui est important et ce qui l'est moins. On s'imagine qu'on le sait: une première gifle reçue ou un premier baiser donné doivent bien sûr être de première importance, de vraies bornes dans le parcours de la vie! Et il suffit qu'on ait cette idée, même à l'état de pressentiment, pour qu'on se ferme alors un peu aux autres choses, aux autres événements plus délicats mais, qui sait, plus importants: un regard tendre et compréhensif, une courte promenade avec le grand-père, un après-midi au cours duquel un moment de silence et le simple fait d'être ensemble remplit le monde et constitue l'aboutissement de l'existence.

Le souvenir n'a plus cours légal: il est comme ce vieux billet d'un dollar que je garde dans une boîte quelque part. Il ne sert à rien. Et pourtant il est là, il existe, c'est indéniable, et il possède une certaine beauté dont une partie provient certainement du seul fait de sa dimension archéologique. Une manifestation du passé qui est parvenue à franchir le temps pour construire une tête de pont dans un présent pourtant toujours en mouvement.

J'ai devant moi une photo de traces de mains. Ça vient d'une caverne préhistorique, et les gens d'alors, les Enfants de Lascaux de Sylvain Lelièvre, avaient laissé leur marque en faisant sur le mur des empreintes de leurs mains. C'est très beau, il y a des empreintes négatives et d'autres positives, toutes dans des tons terreux, mais avec plusieurs couleurs. On pourrait croire à une oeuvre moderne. Eux aussi, en faisant ça, se dessinaient une porte qui plus tard s'ouvrirait vers le passé. C'était à une époque lointaine, quand le pays qui allait un jour donner naissance à l'homme qui prêterait sans le savoir son nom à Vancouver était bien loin d'exister.

Les souvenirs sont des ancres légères.

Mais ce qu'il faut maintenant, c'est oublier tout ça et marcher, prendre la rue qui descend sous les cerisiers et marcher, marcher vers la ville et la mer.

10.5.06

On fait de drôles d'associations, dans sa tête, parfois. On m'a récemment demandé de parler d'autres blogs, et j'ai tout de suite mentionné Oblivio, de Michael Barrish (http://oblivio.com/). Peut-être pas mon maître à bloguer, mais certainement un parrain (The Blogfather), puisque c'est en partie le fait d'avoir lu ses textes et plongé dans son environnement qui m'a encouragé à faire ce que je fais en ce moment.

Et puis, en allant lire de vieux textes sur Oblivio, je suis tombé sur une drôle d'histoire où il raconte ses premières masturbations. C'est très rigolo, tendre et ridicule à la fois, ça s'appuie entièrement sur le non-dit pour produire son effet. Ce cher Michael, que je ne connais pas du tout par ailleurs, joue sur de nombreux registres, et très bien à part ça. Un bel esprit bien allumé. Et puis tout ça m'a fait penser à Proust, qui lui aussi raconte les masturbations de son narrateur dans des pages géniales où tout est tissé de sous-entendu et serti de métaphores (pas mal, quand même!). Chez Michael, on sait seulement qu'un coussin est associé à l'activité mystérieuse, tandis que chez Marcel, la scène se passe au grenier par un après-midi ensoleillé, on sent la chaleur étouffante, on entend presque, dans l'atmosphère lourde de secret, le plancher craquer au moment où le jeune explorateur ne le veut pas...

Mais rassurez-vous, chers lecteurs, je ne m'aventurerai pas ici sur ce terrain. En fait, je voulais au départ parler de tout autre chose, car je suis tombé par hasard sur l'album de photos de bébé de Marguerite, ma petite Mimi qui a sept ans maintenant. Et la distance commence à être assez grande pour que non seulement je m'émerveille de ce petit être alors inconnu, mais aussi pour que je commence à remarquer que moi aussi, j'ai changé! On ne me voit pas de cheveux gris, je porte mes lunettes rondes d'autrefois, j'ai les joues un peu plus rondes, plus lisses... Mais basta! Je voulais avant tout qu'il soit question du bébé!

C'est émouvant, de revoir ces photos auxquelles on ne jette que rarement un coup d'oeil. Un y voit un petit être aux yeux fermés qui ne sait pas trop ce qui lui arrive, puis un bébé joufflu, les yeux ronds d'étonnement devant l'appareil-photo, ou au contraire tranquillement affairé à disséquer l'emballage d'un cadeau. On y voit ensuite une toute petite fille qui regarde d'un air interrogateur le capteur de souvenirs...

Il faut repenser à ces temps des débuts, où l'un ne connaît pas l'autre, où les parents se retrouvent avec un petit inconnu dans les bras, sans savoir encore que le travail de leur vie consistera à le connaître, à l'apprivoiser, à l'épauler (parfois d'un bon coup d'épaule, soit dit en passant... hum).

Tels ils furent tous, les miens. Et comme il devient facile d'oublier tout ça quand à la longue on s'habitue à la présence de l'autre et que chaque nouvel apprentissage fait de l'histoire ancienne avec le jour d'avant! Je ne me souviens plus de ces petits trucs qui nous faisaient rire, de ces faits cocasses qu'on racontait à nos parents au téléphone. Il ne reste de tout cela que quelques photos, quelques notes ici et là.

Bien sûr, il reste mieux: il reste aujourd'hui. Mais me permettra-t-on tout de même de soupirer après cette petite frimousse ronde encadrée de cheveux courts et d'un toupet? De soupirer et de sourire? Surtout sourire...

9.5.06

Ça y est, nous y sommes. Le ciel est vert et les nuages se font discrets, là-bas, au-delà des montagnes. Et comme les jours s'allongent, je peux enfin voir les profils des anciens. Il sont là, devant moi. Couchés, ils pensent aux jours anciens en regardant naître les étoiles. Ce que je vois, ce sont leurs visages. Anguleux. Presque moussus. Pleins de rides et de replis, mais de ceux-là qui parlent de force et de sagesse. Ils attendent, respirant longuement, ne jetant un coup d'oeil vers nous que de temps en temps, comme pour s'assurer que ce n'était pas une farce, ou alors pour s'amuser de ce que nous sommes en train de faire. Ils étaient là avant; ils seront toujours là après, quand la fatigue ou la nécessité nous aura fait quitter ces terres. Chers beaux anciens, reposés, reposants, créateurs des nuages, à quoi pensez-vous pendant tout ce temps? À moins que vous ne pensiez pas; peut-être est-ce là le secret de l'éternité.

Le ciel est vert comme un lac sans fond, et l'ancien de l'est commence à se recouvrir d'ombre, tranquillement. La nuit sera courte; la nuit sera belle.

* * *

J'ai vu tout à l'heure un des visages de la poésie.

C'était sur le fil de téléphone qui funambule de la maison au poteau dans la ruelle. Trois petits oiseaux étaient perchés là, qui piallaient à qui mieux mieux. Je lève la tête et vois en plus, sur le toit de la maison du voisin, une grosse corneille avec un morceau de bouffe de la taille de sa tête entre les deux lames de son bec. De leurs jolies petites voix, les oiseaux tentaient d'en imposer à l'autre en habit noir. «Laisse-nous en un peu!», disaient-elles, à moins que ce ne fut «Va-t-en et ne dérange pas notre chant», ou tout simplement «Ne viens surtout pas prendre nos enfants en plus! Sinon...». La corneille, quoi qu'il en soit, ne semblait pas impressionnée. «Sinon... quoi?» La bouche pleine, mais silencieuse, elle s'est jetée dans les airs pour trouver un coin de ruelle où déchiqueter son morceau.

8.5.06


Ah! Plaisirs des grandes surfaces... Et de leurs produits sans nom! Je n'aime pas vraiment ce détaillant, mais il réussit quand même à m'attirer (pas avec des choses aussi insipides que de la margarine sans nom, cependant). Et à me faire revenir. Autrefois, la «concurrence» était féroce: SPUD, mon petit marchand de produits bio, régnait en maître dans mes intentions de vote. Car il paraît qu'on vote avec nos dollars. Ce n'était pas loin, ils offraient les fruits et légumes qui restaient de leur commerce principal, qui est la livraison à domicile, donc le prix était fantastique, et ils offraient un rabais de 10% par-dessus le marché aux clients qui venaient à vélo. Inutile de dire que toutes les fins de semaine que le bon Dieu faisait, je me retrouvais là-bas, souvent avec toute la famille à vélo, pour aller faire l'épicerie. Oh, on ne trouvait pas tout, mais la base y était, et on n'avait qu'une petite pièce de 400 pieds carrés environ à arpenter. Le gars à la caisse était sympathique, il venait de Montréal, alors on parlait français un petit moment, c'était agréable, on se revoyait toutes les semaines. Mais SPUD a fermé son petit marché.

Chez «Grosse Boîte Grise», comme Marguerite a baptisé ma grande surface de prédilection, il doit bien y avoir 100 000 pieds carrés à parcourir. Une expédition à chaque fois. Mais il se sont mis à offrir des produits bio, il y a beaucoup de trucs faits au Canada, et les prix, évidemment, sont bons. Sauf que c'est gros, c'est une boîte, et c'est gris. Zéro atmosphère. Tout à l'heure, leur radio en magasin passait quand même «Stepping Out» de Joe Jackson. Ça m'a presque fait plaisir, c'est une chanson que j'adore... mais je me suis dit qu'ils la passaient fort probablement dans le but d'évoquer quelque chose chez leur public-cible, dont je fais certainement partie, et non pour le seul plaisir de la bonne musique. La trame sonore de mon dimanche en fin d'après-midi, j'en suis sûr, n'a pas été assemblée par un amateur de musique mais par un marketeur qui a facturé ses services -- un spécialiste de la musique en tant que déclencheur d'émotions chez les publics-cibles. La question se résume donc à supporter un environnement oppressif pour profiter de quelques avantages. Dommage d'en arriver là, tout de même. Pour économiser de l'argent et pour avoir le loisir de tout trouver ce dont j'ai besoin (en gros) au même endroit, j'ai le sentiment d'avoir descendu une marche dans le profitage de la vie. C'est vrai, quoi: faire son marché, c'est tellement génial, quand on a accès à un bon endroit... Les odeurs, les couleurs, les sons... Mais pas chez Grosse Boîte Grise. Alors, c'est quoi, la prochaine étape? Me mettrai-je à acheter de la margarine de marque «sans nom»? Je ne vois pas encore l'avantage, mais je ne me voyais pas autrefois dans les grandes surfaces, non plus! Si j'en viens à ça, que quelqu'un m'avertisse!

7.5.06

Un homme. Chevelure grise, bien peignée. Des lunettes de presbyte. Il a la tête penchée vers quelque document. Sa main droite est fermée, à part l'index, qui repose à la naissance du lobe de son oreille droite. Ce pourrait être un geste de réflexion, mais autre chose aussi. Les lèvres à peines entrouvertes, l'homme semble se parler à lui-même. À moins qu'il ne se chante à lui-même. Car l'homme est musicien: responsable de donner vie à une partition, il l'examine à part soi avant de demander à tous ceux qu'il mène de se lancer dans l'interprétation.

«Kommt, ihr Töchter, helft mir klagen»

Lourde responsabilité de l'homme, à la fois dans la confiance que les autres lui accordent et dans la tâche qu'il s'est donnée de rendre vivante la langue de musique. Vivante? Transcendante. Alchimiste en chef, il devra faire en sorte de moduler la pâte de l'air pour réussir à transmettre à ceux qui viennent l'écouter des émotions. Car les corps, et à travers eux les âmes, sont sensibles: les premiers aux mouvements de l'air, les secondes au message de beauté que des gens comme l'homme aux cheveux gris savent y cacher.

Si l'on pouvait convaincre Zorba de s'asseoir dans la salle de concert et d'entendre le résultat du travail de l'homme, il demanderait assurément «Patron, quel est ce mystère?». Je préfère moi-même ne pas trop y penser. À quoi bon? De toute façon, Zorba danse, boit, dort ou aime, mais ne s'asseoit pas dans une salle de concert.

Pour l'homme à chevelure grise, peu importe. Son chemin est tracé, il s'est promis de le suivre quoi qu'il advienne. Il s'est donné. À présent, le visage penche encore vers le document, mais se relève souvent pour regarder les autres. Cette page autrefois écrite par un homme seul, voilà qu'elle était devenue à l'origine d'un dialogue avec l'homme aux cheveux gris. Maintenant qu'il en partage la parole avec les autres, le document s'efface devant une nouvelle forme de partage. Grâce à lui, des hommes s'entendent et se parlent, tandis que le document maintient son silence paradoxal. L'homme a bien fait son travail.

«Höchst vergnügt schlummern da die Augen ein.»

6.5.06

«J'eusse aimé vivre auprès d'une jeune géante
Comme aux pieds d'une reine un chat voluptueux»

Ce soir, c'est aux couleurs du ciel et à la masse des montagnes que je confie mon âme fatiguée. Couleurs changeantes, déjà sombres, du ciel qui s'en va. Il y a quelques minutes à peine encore vibrant comme un vieux joyau; à présent fade et sans profondeur, couleur de l'entre-deux. Mais néanmoins là, sans cesse là.

Contour des montagnes, profil noir comme l'incarnation de la nuit. Dans cette création, dans cette émergence du mystère, je trouve le temps qui nourrira mon repos. Ces reliefs composés des mémoires du monde viennent m'offrir le calme. Et je le prends, trop content d'oublier un moment la vitesse et les horreurs du monde. L'apparente impuissance.

Ah, comme ces présences sont reposantes, puisqu'elles nous parlent d'autres âges que le nôtre. C'est pourquoi même une tortue, cette petite montagne qui marche, nous fait du bien. Regardez-nous de vos regards anciens, que nous y voyions ce qui en nous est futile. Que nous le laissions derrière comme une vieille peau. Ah, muer, muer au pieds des montagnes et offrir en hommage l'enveloppe séchée, le restant d'un autre âge prêt à servir d'engrais.

La toute dernière lueur du jour a sombré.

«Dormir nonchalamment à l'ombre de ses seins,
Comme un hameau paisible au pied d'une montagne.»

5.5.06

Désolé.

Au lieu d'écrire, je suis allé lire des articles ici: http://www.globalresearch.ca/

C'est horrible. Des histoires d'uranium appauvri, de civils abattus, de propagande, d'opérations secrètes, d'encore jeunes anciens combattants qui parlent contre la guerre, mais d'une voix somme toute si douce...

Il y a eu beaucoup d'atrocités dans le monde. Et quand on les regarde, que ce soit celles de la seconde Guerre mondiale, ou des opérations secrètes des États-Uniens auprès de régimes dictatoriaux d'Amérique du Sud, il y a le réconfort de l'histoire: Wow! Incoryable, ce qu'ils ont vécu, dans ce temps-là. Tortures et exécutions au Chili, au Salvador, guerre civile par marionnettes interposées au Nicaragua.

On voit ça en photos noir et blanc, et on se dit: Au moins, c'est du passé...

Non. Aujourd'hui, c'est dix fois pire. Je me retiens pour ne pas raconter en détails des trucs que j'ai lu, des photos que j'ai vues, parce que je veux, comme tout le monde, y penser le moins possible. Mais malheureusement, il faut au contraire se plonger là-dedans, c'est notre devoir.

Aujourd'hui, c'est pire, parce que les États-Uniens sont meilleurs en tout. (Oh, leur truc va s'écrouler un jour, c'est sûr. Quelque chose d'aussi immoral et foncièrement mauvais ne peut pas survivre. Mais combien de temps faudra-t-il?) Ils ont tranquillement mis en place des mécanismes de contrôle des médias, des entreprises, de la population qui font qu'il est difficile pour les gens de se jeter en bas du train. Et puis si on parvient à le faire, ça fait mal, quoi!

La technologie est parvenue à un niveau incroyable mais, comme dans le cas de l'uranium appauvri, on se fiche encore des conséquences. Allô? Ça leur pète en pleine face, la société états-unienne compte déjà des dizaines de milliers de malades de ce genre de cause -- et ils vivent à des dizaines de milliers de kilomètres de là où ça pète. Qui présentera ses excuse aux Irakiens pour la mort, la mort, la mort? Et encore, si ce n'était que ça! Mais on parle de mort injuste et de maladies, de cancers, de déformations, de mutilations, on parle de tuer à moyen feu un peuple. On utilise parfois un autre nom pour ça. Et dire que notre actuel premier ministre voulait envoyer le Canada dans ce merdier quand il était dans l'opposition! Putain!

Les militaires engagent les plus grandes firmes de communications et de marketing pour faire passer leurs idées: qui peut résister à ça? Bon, on le peut tous plus ou moins, mais donnez-moi un milliard de dollars et la force du système médiatique et publicitaire américain, et je vous jure que je parviendrai à vous vendre n'importe quoi, moi aussi. N'importe quoi.

Je le répète, ça finira pas casser. Comme le régime nazi a cassé. Mais il en a fallu, de l'énergie, pour y arriver, et cette énergie, faite de destruction, n'a malheureusement pas fait qu'éteindre un mal, elle en a aussi créé. C'est une spirale. C'est pour ça qu'il a été dit de tendre l'autre joue, pour casser cette spirale. Mais nous sommes humains, trop humains.

C'est peut-être ce qui nous sauvera, d'ailleurs. Si nous parvenons à ne vouloir être que cela, des humains. Pas des justiciers, pas des éducateurs de peuples, pas des faiseux d'argent. Des humains.

Comme disait l'un des personnages du film de Pierre Perreault:

Wake up, mes bons amis!

4.5.06

À cet endroit, je peux retourner si je veux. Car cet endroit existera tant que je vivrai. Ensuite? Il existera toujours, mais autrement. Et pourtant, à l'origine, les faits sont immuables: le chemin de pierres plates et dorées qui serpente entre les bosquets aménagés; le bassin carré vers la gauche, d'où sortent des roseaux et avec, à la surface de l'eau, des feuilles paresseuses d'entre-deux mondes; les quelques éclats de couleur des fleurs de la saison; et enfin, au bout du chemin, le grand banc carré de bois sombre avec, derrière, l'immense cyprès qui lui fait de l'ombre.

Les enfants nés ce jour-là sont devenus adultes depuis que je m'y suis couché.

C'est pourtant bien ce que j'allais faire. Dans la chaleur lourde du midi, quand le temps lui-même mollissait, je me rendais à cet endroit par les sentiers éclatants de lumière de ce campus à l'orée du désert. Le bassin ne donnait pas au monde assez de fraîcheur pour faire vaciller la touffeur de l'air, mais l'ondulation des tiges et le bruit occasionnel d'une eau remuée par quelque chose suffisait à mieux faire supporter la chaleur, à la rendre agréable même, justement parce qu'on y pouvait trouver ces éclats qui trompaient la torpeur.

J'allais m'étendre sur le banc, à l'ombre du cyprès. Et cette ombre avait une qualité unique, comme si chaque essence d'arbre eut possédé la sienne propre, aussi utile pour l'identifier que la texture de son écorce ou la forme de son fruit. Je me disais que les cyprès donnaient l'une des meilleures ombres qui soient...

Couché sur le côté, les jambes légèrement repliées, je pensais au monde qui m'environnait. À la profondeur du temps que l'on trouvait ici. Au cimetière des soldats écossais qui se trouvait à quelques centaines de mètres de là: un parterre de croix blanches, immaculées, figurant l'endroit où des Macleod et des Campbell reposaient, plus près de la mer Morte que du souvenir d'aucun loch. Étrange image que seule la guerre avait pu créer.

Je pensais aussi à la beauté du jour, en fait je n'avais pas besoin d'y penser, mais seulement de m'y abandonner, ainsi qu'aux odeurs fortes ou gracieuses qui peuplaient l'atmosphère. Je ne dormais pas: je rêvais.

Et c'est là que je retourne parfois. Il suffit d'un instant, il suffit d'un respir pour que je retrouve mon frère le cyprès, pour que je me confie à son ombre fraîche et odorante.

Car les ombres, aussi, sont un peu l'âme des arbres.

3.5.06

Aujourd'hui, j'aurais aimé voler. Le ciel était d'un beau bleu laiteux, et l'air était frais, plein d'énergie. Les corneilles le savaient, qui faisaient des pirouettes, près de False Creek, à cet endroit devenu un gigantesque chantier. J'aurais survolé la ville et compté les grues, puis je serais parti à la recherche des aigles.

C'était un jour où les oiseaux oublient de manger, et j'aurais fait comme eux, poussant ma chance jusqu'à la mer pour la voir vibrante et lumineuse comme un ruisseau descendant la montagne. Ah, voler dans le ciel bleu et descendre assez bas pour écouter le murmure de la forêt, se laisser porter au gré du vent. Les oiseaux, parfois, volent-ils les yeux fermés? C'est ce que j'aurais fait, moi, histoire de mieux sentir l'air me dépouiller de mes vêtements. Alors, tout nu au-dessus du monde, j'aurais gelé comme une crotte mais j'aurais été libre comme jamais... et puis je serais descendu me reposer sur les genoux des montagnes, comme le chat voluptueux.

Est-ce qu'il leur arrive, aux oiseaux, de n'avoir plus aucune notion d'où ils se trouvent? C'est ce qui me serait arrivé, à moi, et je ne m'en serais pas porté plus mal.

2.5.06


Connaissez-vous le camas? Moi non plus. Enfin, je ne le connaissais pas jusqu'à il y a une demi-heure.

C'est une plante à bulbe, cousine du lis. Et cette plante autrefois poussait en grand nombre dans les prairies de l'ouest du continent et dans les terres des environs de l'actuelle Vancouver. Il y a deux camas, un blanc et un bleu: seul ce dernier est comestible. Et c'est bel et bien pour le manger que les peuples autochtones le récoltaient. On dit que les ours aussi l'aiment bien.

Le camas était apparemment une des bases de l'alimentation des Indiens de par ici, un peu comme la pomme de terre de par chez-nous. Les bulbes étaient sortis de terre à l'aide d'un bâton, rassemblés et cuits dans un four fait à même le sol. Une fois cuits, les bulbes pouvaient être mangés tout de suite ou conservés pour plus tard, pour l'hiver par exemple. On pouvait aussi en faire de la farine pour des mixtures de toutes sortes.

À Victoria, le parc de Beacon Hill est un des joyaux de la ville: un petit bout de nature qui donne sur la mer, avec l'incroyable chaîne des monts Olympic au loin. C'est un vieux parc, délimité dès les débuts de la ville, il y a environ 150 ans. Mais durant des centaines d'années auparavant, c'est aussi l'un des endroits où les femmes Lekwungen venaient récolter le camas. Elle remuaient la terre de la colline pour dénicher ces petites boules brunes qui allaient contribuer à nourrir leurs familles.

Il est difficile d'imaginer le mode de vie répétitif, rond comme la terre, qu'ont connu tous ces peuples. Des générations sans nombre d'hommes, de femmes et d'enfants accomplissant à peu près les mêmes gestes aux mêmes moments de l'année, chaque cycle de mois n'étant ni plus ni moins qu'une autre perle semblable sur le collier infini de l'histoire de la vie. À Penawen, il fallait récolter le camas (et pourtant, il avait bien fallu qu'un jour, on découvre le camas... Mais tout cela était loin, tellement loin que le souvenir ne parvenait plus à s'y rendre et que seuls les mythes en conservaient la trace.)

La vie était tellement ronde que la mort le devenait aussi. Et sur la colline qui allait devenir Beacon Hill, tout près de l'endroit où les femmes venaient libérer du sol l'énergie contenue dans quelques bulbes, on avait formé la coutume de déposer les morts. Placés dans des trous qui faisaient face à la mer, on les recouvrait de terre et on déposait par-dessus des roches en signe de souvenir. Plusieurs roches, placées de façon à former un cercle.

Et au printemps suivant, on faisait à nouveau émerger les bulbes de camas.

1.5.06


Renaud aime bien lire des bandes dessinées. Je suis moi-même un grand fan, et ma «collèque de BD», comme disait l'autre Renaud, est pas mal, bien que peu consistante. Alors Renaud va fouiner là-dedans de temps à autre. Il aime bien des trucs plutôt abjects, comme La planète des Mics, mais il savoure aussi de bons trucs. Il a découvert Astérix, surtout, et Gaston, et Tintin. Ce soir, il se lançait dans Les petits hommes, que je n'ai jamais vraiment tripé sur (hum!), mais bon.

Mais je voulais en venir à l'autre jour. il se cherchait quelque chose de nouveau. Alors je lui suggère: Hé mec, essaye ça! Ça, c'était tout simplement Le nid des marsupilamis, un bon vieux Spirou du temps de Franquin. Et moi de lui sortit le livre et de le feuilleter quelques instants avant de le lui remettre.

C'est là que j'ai poussé un soupir.

Je trouvais ça fantastique, que Renaud découvre ce livre. Ça me faisait remonter à toutes ces découvertes merveilleuses que j'ai faites au monde de la BD, à son âge et après, et que je continue de faire, d'ailleurs. Mais à cette époque, ce qui était génial, c'est quand on allait chez des cousins demi-connus, ou chez des amis des adultes, par exemple, et que chez ces gens-là, il y avait de nouveaux livres, des trucs carrément inconnus. Parce que ce qu'ona vait chez nous, je l'avais lu des dizaines de fois, ça commençait à être un terrain connu (le temps seul me permettrait d'y voir de nouvelles choses). Et je me souviens d'avoir découvert quelques Spirous de cette façon-là. C'étaient des livres magiques parce que je n'en connaissait l'existence que grâce aux petites images qui se trouvaient au dos des quelques albums que je possédais, ou encore par un simple nom dans une liste. Et voici qu'il existait vraiment, ce livre, avec ses quarante-huit pages, ses couleurs, ses personnages.

Et j'aime le monde de Franquin, emblématique de cette BD des années 50-60. Ce shistoires faites pour les jeunes, simplement, mais avec qualité. J'aime les voitures démentes qu'il dessine, et les maisons modernes avec des murs entièrement vitrés, les gueules des truands et leurs noms: «la Murène». J'aime aussi Seccotine, pour son nom, sa jupe et ses chaussettes. Et je préfère de loin Fantasio à Spirou, et probablement Spip aux deux. Mais ils font tous bien dans le décor, ils se complètent admirablement, même encore mieux quand on ajoute les autres incontournables, Champignac, etc. Que d'invention, que de foisonnement!! Et puis j'aimais aussi, à l'époque, ce petit quelque chose qu'alors je ne savais définir, mais qu'aujourd'hui j'appellerais le regard européen. Ou plus simplement le fait que tout ce qu'on voyait là-dedans venait d'ailleurs, ça se sentait, c'était intrigant jusque dans les panneaux de circulation qui se trouvaient le long des rues, ou dans les foires magiques et mystérieuses qui s'arrêtaient près des bourgs, et qui promettaient avec quasi certitude une ouverture sur un monde tout autre que celui de la réalité ordinairement acceptée.

Les années 50 et même 60 se font de plus en plus loin, mais je suis content que Renaud trouve encore du plaisir dans des trucs de cette époque. Ça voudra peut-être dire quelque chose d'autre pour lui, mais de le voir, accroupi dans son lit devant ces livres, de l'imaginer découvrant cette dimension du monde de la BD, c'est fantastique.