31.1.06


*** À tous ceux qui ont pris le temps de m'écrire jusqu'à présent, je tiens à dire merci; vos messages se rendent bien au pays des nuages et chacun d'eux est pour moi une joie réelle. Dans cet entretien le plus souvent à sens unique que je m'évertue à poursuivre, vous me rappelez que pour l'écriture, comme pour l'amour, il faut être deux (certains diront peut-être plus!). Alors, à vos amours! ***

J'ai la tête pleine de théorbe, cet instrument au nom si doux, ce luth croisé avec une girafe. Regardez-le, avec son cou qui ne veut pas finir, qui demande d'aller porter ses cordes au-delà des dimensions habituelles. Regardez ce bois ouvré, si sûr de lui qu'il se permet d'avancer en toute délicatesse jusqu'à s'achever dans une folie austère et tendue de volutes et de chevilles. Ah, famille secrète des luths, sur qui veillent de longs musiciens aux joues creuses, instruments remplis de crépuscule et de passions soupirées, je vous aime. Voyez cette pudeur toute arabe avec laquelle on couvre l'ouverture réduite par laquelle vous vous ouvrez au monde: vous, les luths, n'êtes pas différents des anciennes demeures du Caire ou de Damas, où chaque fenêtre est voilée d'ouvrages de bois qui laissent entrer le vent et ce qu'il faut de soleil mais demandent aux regards de rester dehors. Le voyageur qui passe devant l'une de ces cages dorées, s'il lève les yeux un instant (et il est inévitable qu'il le fasse), captera peut-être la brillance d'un regard sur lui posé. Alors, mangé de mystère, il sera tenté de se laisser devenir amoureux, amoureux de l'instant, du regard, de celle qu'il invente derrière. Voudrait-il libérer l'oiseau en cage, ou justement profiter de son chant? Rien n'est simple. Mais le voyageur devra se contenter du sentiment doux-amer de la nostalgie qui s'est éveillée en lui. Et ainsi en est-il vraiment des luths, qui gardent au secret la maison de leur voix et demandent à ceux qui passent un moment d'arrêt. Mais leurs évocations douces, soupirées à travers ces barreaux élégants, tombent comme des mouchoirs dans l'air chaud de l'été. Ceux qui veulent les cueillir doivent se tenir tout près, dans des poses fragiles: c'est que le son même que rendent les cordes est lacé de façon si délicate qu'il souffrent peu qu'on le manipule. Ce sont roses des sables, wardas, qui menacent de faner aussitôt. La musique des luths demande qu'on la garde comme les mots qui sommeillent au milieu des lettres repliées.

Pour tout cela, un grand merci à Hopkinson Smith, Robert de Visée, et des milliers d'hommes et de femmes inconnus dont les mains ont porté à travers les siècles une idée que l'on a habillée de bois et nommée théorbe.

30.1.06


Voici l'aboutissement de ma promenade d'aujourd'hui: un petit parc à Deep Cove. Vingt-six kilomètres à vélo pour m'y rendre et revenir sous la pluie battante. Revenu j'en suis, comme dirait Yoda, avec un accès d'asthme pas possible, quelque chose que je n'avais pas éprouvé depuis des années. Mais ça en valait la peine. Deep Cove, c'est si joli, avec ses quais, ses petites maisons en bois qui ont l'air de chalets, ses rues toutes croches et ses côtes pas possibles. Une petite ville à quinze kilomètres de Vancouver qu'on croirait faite pour les vacances, avec le paysage incroyable de l'Indian Arm et des petites îles qui le poivrent, comme diraient les Anglais. Celle qu'on voit sur la photo abrite d'ailleurs une maison, qu'on peut peut-être voir si on regarde bien.

Mais ce qui valait le déplacement, c'était le trajet. Nous étions déjà allés à Deep Cove quelques fois, mais en voiture, en passant par le beau boulevard suburbain nommé Mount Seymour Parkway. Cette fois, quand j'ai eu traversé le pont (ce qui n'a d'ailleurs pas été une synécure avec les vents débiles et la pluie qui me fouettait le visage presque à l'horizontale), j'ai décidé de prendre par Dollarton Highway, qui longe Burrard Inlet. J'espérais voir des scènes de bord de mer, ou l'eau, tout simplement. Mais la pluie cachait tout paysage. Cependant, je suis passé par l'une des réserves indiennes qui bordent Vancouver. Près de l'eau, comme d'ordinaire, mais toujours aussi mal foutue. On a vraiment l'impression qu'on leur a laissé les miettes. Et qu'ensuite on les a écrasés plus encore. Étrange, par exemple, que les grosses raffineries aient été placées juste devant cette réserve, de l'autre côté de l'eau, gâchant le paysage juste à cet endroit... malgré que plus loin, passé la réserve, il y a les montagnes jaunes de soufre, on jurerait des installations de Christo.

C'est le cimetière qui m'a fait penser que je me trouvais en territoire indien. Ça semblait catholique, une étrangeté dans ce coin de pays. C'était un vieux cimetière qui ne semblait plus utilisé mais dont plusieurs tombes étaient décoréesde fleurs fraîches. Je suis allé les voir: beaucoup d'enfants morts l'année de leur naissance, autour de 1941. De petites croix blanches en béton, préfabriquées, avec les noms et dates peints. Qui donc allait porter des fleurs sur la tombe d'enfants morts à un mois il y a 65 ans? Un peu plus loin sur la route, une petite église qui semblait catholique elle aussi, très simple, comme la plupart des maisons du coin. Certaines des maisons étaient même bien en-dessous du seuil de la simplicité et méritaient le nom de «shack». Signe inévitable de la réserve. Et puis on traverse et tout redevient étrangement joli, aménagé. Et comble d'ironie, le développement érigé dans les hauteurs se nomme «Ravenwood Heights». Le parc du coin s'annonce grâce à une belle pancarte gravée d'un dessin d'inspiration autochtone. Et partout, ce sont Raven ceci, Steelhead cela, avec d'autres noms carrément pris à l'exotique vocabulaire de ces nations premières mais oubliées, et des dessins qui empruntent à ces inimitables animaux mythiques qui constituent l'art unique des Squamish et autres nations ici présentes. Dépossédés. Le développement qui se plaçait sous le sigle du corbeau se félicitait même d'avoir gagné un prix. En bas, pendant ce temps, avec la mauvaise couleur de peau, la mauvaise langue, probablement à demi-oubliée, la mauvaise religion en apparence, le mauvais territoire, les Indiens passent le temps.

Oui, Deep Cove était magnifique, tellement qu'une fois rendu, j'en avais déjà oublié toutes ces impressions de contrastes et d'inégalités. Mais au moins, j'ai vu. Et ce que j'ai vu de plus touchant, c'était cette petite maison juste à côté du vieux cimetière: dans la cour qui longeait le boulevard, des jeux d'enfants attendaient sous la pluie, balançoire et glissoire vieux modèles. Je me suis demandé ce que ça devait être d'habiter, de jouer ainsi à côté du souvenir de ceux qui sont passés. C'est peut-être la meilleure chose qui puisse arriver, en fait, que les morts fassent encore partie du voisinage. On ne verrait pas ça à Deep Cove.

29.1.06

Ça y est, le rythme a été rompu. Après cent quarante et quelque jours, je suis tombé pour la première fois(!!!). J'ai de bonnes raisons: malaise, épuisement. Peu importe. En fait, je suis assez content. Souvent en quête de perfection, je suis aussi souvent, on peut s'en douter, déçu. Alors cette craque dans le continuum blogal, ça me plait. Comme un plafond devient plus sympathique grâce à une mince fissure dessinant ce que l'imagination veut bien y voir, comme la peinture d'un vieux meuble s'efface par endroits pour laisser découvrir des couches et une histoire plus anciennes que ce qu'on imaginait, comme un silence dans une conversation fait comprendre des choses qu'on n'arrivait de toute manière pas à dire, un temps d'arrêt peut introduire une imperfection bienfaitrice. Les japonais ont un terme pour ce genre de chose: wabi-sabi. C'est-à-dire quelque chose comme: comment l'imperfection rend une chose plus belle encore. C'est vrai: la perfection, pour peu qu'elle existe, ce qui est discutable d'ailleurs, est plate. Ce n'est qu'une idée de l'esprit. Une bonne image de ça: les filles des magazines de mode, auxquelles on enlève un bouton, blanchit des dents, étire la ligne d'un sourcil, efface une ride ou encore copie un coin de sourire, jugé plus radieux, pour le coller au côté opposé de la bouche. C'est la perfection telle que vue par un «directeur artistique». Tout ça n'est que du vent. Au contraire, chacun de ces petits riens qui font qu'une personne, qu'une chose est rendue unique, même quand ce petit rien conffine au désagréable, a quelque chose de rassurant. Un poil mal placé dans un visage, un oeil un peu plus haut qu'un autre. Une tache accidentelle dans la glaçure d'une poterie. Une formule surfaite dans un texte autrement bien mené... Ah! On souffle un peu, on respire normalement, on se trouve bien ici, dans le vrai monde, dans la bonne compagnie des humains, cette compagnie qui elle aussi connaît des ratés, des imperfections, mais qui est cependant si riche et puis, de toute manière, qui est tout ce que nous avons. Tiens, à la faveur d'une pause dans l'écriture, j'en profite pour ronger un de mes ongles: une vieille mauvaise habitude dont je n'ai jamais su me défaire tout à fait. Bon, je suis allé trop loin, ça saigne un peu, gros nono. Désir inconscient de rendre mon corps imparfait? Ce geste n'était pourtant pas nécessaire pour y parvenir! Allez, je suis dans de bonnes dispositions, j'accepte tout tel quel, avec craques, rides, taches et ongles rongés. La vie, d'une façon étrange, n'en est que plus belle, ou en tout cas plus vraie.

27.1.06

La maladie est une grande solitude
qui fait pitié à voir
et qui sent l'injustice
qui ramène en tout cas la vie
à une seule dimension
le combat
comme si d'un coup l'entente changeait
mais suis-je bête
il n'y a pas de justice ni de contrat
il n'y a que la marche et peut-être
l'espoir

26.1.06


J'ai chez moi depuis des années ce très beau livre qui ne m'appartient pas: «Éloge du silence», de Marc de Smedt. C'est la mère de Jérôme qui me l'avait prêté, peut-être après que je lui aie demandé, ayant vu dans sa bibliothèque ce nom que je connaissais à travers le zen. Je ne sais plus. En moi il construit comme la moitié d'une pièce lumineuse et dépouillée, l'autre moitié étant faite du «Désert intérieur» de Marie-Madeleine Davy, qu'elle j'avais connu parce qu'elle est médiéviste et a étudié comme moi, si je me souviens bien, les moines, les monastères et la symbolique architecturale. Il ne s'agit pas que de jolis titres. C'est vraiment à des «Espaces libres» qu'on nous convie ici, ainsi que le dit le titre de la collection.

Voici comment ça commence:
«Henri Michaux, après avoir vu la première exposition de tableaux de Paul Klee en revint "voûté d'un grand silence". C'est après avoir lu cette phrase que je décidai d'écrire ce livre.»

Comme quoi le silence construit, survole et complète l'espace, qu'il s'agisse de l'espace intérieur ou de celui, plus sensible, où nous évoluons. J'admire qu'on écrive un livre sur le silence, qu'on veuille invoquer les mots pour tenter de communiquer l'indicible. J'admire aussi cette phrase de Michaux, que je ne connais pas vraiment, mais dont on comprend à ces quatre mots qu'il est un passeur et que les mots sont sa barque. Le silence nous parle, le silence nous permet de nous confier à qui l'on veut, le plus souvent à nous-mêmes, le silence nous comprend.

Chacun a son silence.

Ce livre, étrangement, regorge de citations; les auteurs s'y rencontrent à travers le parcours de lecteur de de Smedt, qui nous conduit de Georges Braque à Le Corbusier en passant par Barthes, Michel Serres et quantité d'autres qui me sont inconnus. Mais tout revient, si j'ai bon souvenir, à la petite chambre ouvrant sur l'aube où l'auteur, à la lueur de la chandelle, écrit. Car l'écriture est une forme du silence, mais d'un silence qui serait transmissible, contagieux, comme mis en bouteille pour la même raison qu'on met toute autre chose en bouteille: parce qu'on la comprend mal. Parce qu'elle nous émerveille.

Le silence mérite bien un éloge, surtout en nos temps où il en est venu à être presque étrange, à inspirer la méfiance. Ça ressemble au racisme, parfois, cette vision du silence, en ce qu'on accepte mal ce qui ne nous est pas (ou plus) habituel. Et pourtant, toutes ces jacasseries qui nous entourent, dans nos télés, nos téléphones, nos radios, ne sont pas vraiment le contraire du silence.

Les livres sont comme des blocs chargés de silence. Ils sont patients. En fait, ils n'attendent pas mais demeurent, briques d'un ouvrage que nous n'aurons jamais assez de recul pour pouvoir envisager. Morceaux de silence et de vie.

25.1.06


Ceux-là glissaient dans le petit matin vancouvérois. Dans le ciel liquide qui baigne la ville ils avançaient sans bruit. Ce matin, les nuages avaient disparu: étonnement. Un grand calme se déposait tranquillement sur la ville, ainsi qu'une vague, devenue mince comme une feuille de papier, s'abandonne à la plage avant d'aller reprendre son souffle. Douceur, oui.

Alors, sous le regard précis du ciel, j'ai vaqué à mes occupations: courriels, corrections, réunions, rédaction. À midi, je suis sorti me baigner de soleil; je suis retourné près de l'eau. Les montagnes enneigées nous tenaient dans leurs bras, et mes pensées encore ont vogué vers ceux d'autrefois. Montaient-ils seulement au somment des montagnes? Si oui, pourquoi? Ou alors demeuraient-ils en bas, et en faisaient des dieux? Oui, des dieux... Un autre soir, quand le printemps aura réchauffé la terre et que je pourrai écrire du balcon, je parlerai des visages qui habitent les montagnes.

Après le boulot, le yoga. On est vancouvérois ou on ne l'est pas! Cette session est plus difficile, nous passons beaucoup de temps en équilibre dans des poses précaires qui demandent de grands efforts aux muscles (aux miens, en tout cas). Mais le calme nous gagne malgré tout, la réalisation d'être ici. Le savoir. Mes muscles endoloris, le retour à la maison a été difficile. Je restais dans les petites vitesses, profitant de l'air du soir. Et soudain, il m'est arrivé une drôle de pensée. Je me suis vu au mauvais endroit, au mauvais moment, roulant tranquillement sur mon vélo en montant la côte Hastings, au moment où un jeune truand écervelé sortirait d'une voiture avec son pistolet. Ce serait une erreur, bien entendu, mais ces choses-là arrivent. Je n'aurais que le temps de me rendre compte de ce qui se passe avant que la balle qui m'avait atteint ne m'achève. Et je me suis dit que peut-être, dans ces cas-là, on reste calme. On n'y peut rien. On a une pensée pour nos amours, on se dit qu'on essaiera de veiller sur eux si vraiment la chose est possible. Et puis la surface de toute chose devient lisse, tellement lisse, et notre âme y passe, à peine remarquable. Il y avait dans cette pensée quelque chose de réconfortant (trouvais-je tout en continuant de monter la côte). Cette image d'une mort anonyme, même si violente, peut-être du fait qu'elle survenait à l'extérieur au lieu de dans une chambre d'hôpital, ne me faisait pas peur. Peut-être parce qu'on ne pouvait pas la voir venir... Ah!

Et puis voilà, rendu à la rue Victoria, le feu rouge, la station-service Shell et les voitures m'ont fait penser à autre chose. Et je suis toujours ici pour parler de la douceur des jours.

24.1.06

Les soirées d'élection sont toujours décevante. À la télé, en tout cas. Après une heure à regarder les résultats défiler, tout est dit. Et il n'y a vraiment aucun intérêt à savoir qui a remporté la course dans Winterthur-Brockton ou quelque autre cieconscription ontarienne dont je ne connais rien. Les candidats du Bloc m'intéressaient, mais ici aussi, déception. Le nouvel élu dans Gatineau ne faisait qu'ânonner des platitudes en réponse à la journaliste qui lui demandait ce qu'il comptait accomplir en s'en allant à Ottawa. On aurait pu avantageusement le remplacer par une enregistreuse. Ça augure bien.

Même Gilles Duceppe était éminemment plate. L'éminence grise de la platitude. Seul sur son estrade proprette, il essayait de faire croire à une victoire (morale?) en s'enfargeant dans ses mots. Fatigué? Avec une bière de trop avant de passer en ondes? Zéro charisme, en tout cas. Lui aussi a pigé dans le plat à formules toutes faites pour nous les refiler comme si c'étaient des chips écrapouties. Et lui, qu'ira-t-il faire à Ottawa? «Défendre les intérêts des Québécoises et des Québécois»? À la dernière élection, il avait réussi à souffler une petite brise d'enthousiasme. Cette fois-ci, calme plat. Le genre qui fait espérer une tempête.

Finalement, c'est Paul Martin parlant en anglais qui a été le plus intéressant, c'est dire. Parce qu'il était honnête. Peut-être aussi parce qu'il annonçait qu'il laissait sa place. Faux étonnements de circonstance dans la salle. Entouré de ses députés élus sur la scène, il réussissait à créer une atmosphère d'événement malgré la défaite de son parti. Il parlait sans trop se fier à ses notes, apparemment par conviction (en anglais, en tout cas). Duceppe, sur son estrade bleue et froide, était seul avec ses cheveux blancs et son veston serré, tandis que dans la salle on essayait de s'enthousiasmer. Ce n'est pas ça, le Québec. Déception. Sans parler d'André Arthur.

Mais de tout ça il ne faut pas trop faire de cas. Je n'ai pas vu Layton ni Harper faire leurs discours. Je voulais venir écrire et, en rétrospective, je m'en veux de m'être laissé emporter sur cette pente politique. Difficile de penser à autre chose aujourd'hui, mais laissons cela, pourtant, et revenons aux choses importantes.

Comme le sommeil
comme les baisers
comme le vent qui pétrit les nuages
comme les pommes qui traversent l'hiver
comme la mer
si profonde et pourtant si fragile
comme le temps
qui était là avant nous
qui sera là bien après
comme l'éveil
comme le partage de nos journées
de ces cadeaux
infiniment redéballés
comme ce souffle qui nous lie
malgré la nuit

23.1.06


Les enfants couchés tôt, je me suis retrouvé quelques minutes libre de la routine qui a creusé son chemin dans mes soirées. Mais Benoît avait du mal à s'endormir: je lui ai dit que j'irais lui jouer un peu de guitare.

J'ai honte de le dire, mais ça pouvait faire facilement plus d'un moins que je ne l'avais pas prise dans mes mains. De toute évidence, je perds tranquillement une certaine adresse, à espacer ainsi les moments où je tiens une guitare dans mes bras. Cependant, une fois que j'ai laissé tomber, comme avant d'aller dormir un vêtement usé mais confortable, ma crainte de n'être plus assez bon (ce que je n'arrive pas toujours à faire), je replonge aussitôt dans la douceur.

Je jouais trois ou quatre notes, je glissais un peu sur le manche et je recommençais. J'arpégeais la nostalgie. Quelle beauté il y a dans quelques notes pincées, dans le changement d'humeur que produit un doigt posé une case plus bas... Je baignais dans la douceur de quelques accords joués et rejoués. (Ironiquement, Jeanne s'est levée pour venir me dire qu'elle n'arrivait pas à dormir à cause du «bruit» de ma guitare, mais bon. Faut ignorer les critiques!) Je ne sais pas improviser -- du moins pas dans les règles de l'art. Mais j'aime bien jouer sans savoir où je vais, trouver des petits trucs, deux notes qui sonnent bien ensemble. Quand j'ai «découvert» un ou deux accords qui me plaisent, je les enfile et les fais sortir en loop de la caisse de ma fidèle Mansfield, achetée il y a plus de vingt ans avec David qui déjà à l'époque bénéficiait d'un prix spécial pour profs... Quelques poques ici et là, quelques égratignures, beaucoup de musique jouée, quelques voyages: c'est beau, la vie d'une guitare.

Je prends de l'avance, peut-être, puisque je joue avec l'idée que le mois de février, au pays des nuages, soit consacré à la musique. Mais ce soir, c'est elle qui est venue me chercher. Oh, pas pour longtemps, juste comme ça, comme une amie passe à l'improviste dire salut, dix minutes qui valent une heure justement parce que c'était une surprise.

Il y a un bonheur inégalé à jouer, inégalé parce qu'au plus près de l'âme, un bonheur qui peut faire pleurer. Voilà. C'est tout ce que j'ai à déclarer pour le moment, mis à part un autre mot peut-être:

Saravah !

22.1.06


Ce soir, nous avons joué aux porteurs de feu. Un rôle qui me plaît bien. À la faveur d'une fête de quartier bien païenne, comme je les aime, nous avons rejoint nos voisins et autres gens du quartier autour du bassin du parc Hastings. Céline avait passé la journée à fabriquer des lanternes, avec mon aide par moments, et nous étions donc bien équipés pour aller braver la nuit et le froid. Nous n'étions pas seuls. J'aime ces événements un peu gratuits, inventés de toute pièce pour défier l'ordinaire. Feu, musique, lanternes: il n'en faut pas plus pour créer quelque chose qui touche à la magie. Dans le parc, on avait placé des lampions partout, et des bandes de jongleurs faisaient tournoyer leurs cordes enflammées et leurs boules de feu dans des danses primordiales au son de tambours profonds. Une des femmes avait des genres d'encensoirs, sauf qu'au lieu de l'encens, c'étaient deux boules de feu qu'elle avait au bout de ses chaînes et qu'elle faisait valser dans tous les sens. Le feu, le feu dont nous ne sentions même pas la chaleur nous réchauffait pourtant et nous rendait joyeux. Plus tôt, un brass band avait joué «Let me stand next to your fire» de Jimi Hendrix pour mener la marche à travers le parc. Il y avait une drôle de tension entre cette musique de pulsion, les corps à demi nus des jongleurs, que doraient les flammes jaunes et bleues de cordes enflammées et tournoyantes, les tambours qui nous faisaient débattre le coeur, et le public de petites familles comme la nôtre qui déambulait tranquillement dans le noir. C'était génial. Le spectacle final, peuplé de cracheurs de feu, de jongleurs de feu, d'avaleurs de feu, valait l'invention de la nuit. Nous aussi, nous avons été porteurs du feu.

20.1.06


Je suis revenu à l’un des points de départ. English Bay et le West End qui l’entoure. C’est ici que nous sommes venus, au tout début, dès notre premier jour à Vancouver. Là-bas, où Stanley Park commence, nous nous étions assis sur les immenses billots de bois et avions goûté à l’eau pous nous assurer qu’elle était bien salée. C’était en mars, il faisait froid et beau, et un chapitre nouveau commençait, vaste comme la baie qui s’étendait à nos pieds, annonciatrice de la mer, mais avec comme elle des limites incertaines bien que visibles. Au sud, Point Grey, où s’étalent les quartiers riches et l’université. Au loin, vers l’ouest, les montagnes majestueuses de l’île de Vancouver, parfois réduites à l’état d’ombres brumeuses, frontières floues ou même invisibles, mais dont chaque jour de beau temps vient cependant rappeler l’existence.

Aujourd’hui, il fait assez beau pour les voir. Et je peux désormais compter les pages qui restent avant la fin de ce chapitre. Comme ce remorqueur qui quitte lentement la baie en tirant une barge surchargée, nous nous éloignons déjà, lentement, de Vancouver. Dans six mois, ce sera la fin du séjour et le temps de rentrer au Québec.

Alors je suis revenu au point de départ, dans ce quartier qui nous a vu arriver. C’est ici que j’aime le mieux la ville. Les blocs d'appartements, vieux et neufs, plantés dans des jardins luxuriants faits de palmiers, de rhododendrons, de bambous. Les arbres aux troncs habités par des mousses brillantes. L’activité qui règne, à mi-chemin entre la vie de quartier et l’agitation de la grande ville. Les gens qui passent, passagers comme moi, qui font de Vancouver le décor de leurs jours pour un mois ou une vie. Et au bout des rues chanceuses, l’ouverture bénéfique sur la baie, grand trou de beauté par où peuvent s’échapper les regards rêveurs, les pensées grises et noires, les joies, les extases.

Deux hommes repeignent les poteaux qui soutiennent les fils des trolleys. Je n’avais jamais remarqué que ces poteaux sont mauves, alors que ceux qui portent les feux de circulation sont verts. Dehors, une femme debout parle avec un couple assis: des fumeurs qui doivent prendre leur café sur le trottoir. J’aimais beaucoup venir ici, avant. Le café s’appelait Myriam’s et avait l’atmosphère géniale des vieux cafés de quartier comme on en trouve à Montréal, des cafés «historiques», avec des tables de marbre, des fauteuils surannés, des pâtisseries faites sur place. Nous sommes souvent venus avec les enfants après des promenades au parc ou sur le bord de l’eau. À présent, c’est un Starbucks, une recette. Just add coffee. C’est la première fois que je reviens depuis le changement, et probablement la dernière. Je rechigne à encourager ce genre d’endroit qui vend du café mais qui pourrait offrir n'importe quoi d'autre pourvu que ça se vende, qui n'hésite d'ailleurs pas à le faire, proposant disques, toutous, jeux de société. Myriam's a bel et bien disparu, et le calme que j’y pouvais trouver s’est envolé. Le caractère unique aussi, est disparu, avec le café de la maison Salt Spring Island. Et puis il y a trop de monde. Pour un endroit aussi magnifique, on peut le comprendre... Myriam’s devait être une relique d’un Vancouver qui n’est plus tout à fait.

Voilà. Je vais marcher un peu sur la rue Denman et les autres moins passantes, dans ce cher quartier, avant de revenir à la maison. Il est temps de partir.

Flammes du vent
au langage équateur
reconnaissez-moi
délaissez la certitude de vos abandons
pour venir anonymes à mes pieds
me poser des ailettes

dissolvez les mémoires
qui me collent aux mains
et pour que je comprenne que le ciel est un puits
un oeil une source
un bateau renversé pour la nuit
descendez son repos jusqu'à moi
permettez que j'y goûte tandis
que mes pieds s'enracinent

colporteurs de parfums
ramasseurs de soupirs
laissez-moi me vêtir
de votre inachèvement

19.1.06


Chaque dimanche, après la messe, Piet se retirait au creux de la forêt. Ses parents tenaient absolument à ce qu'il les accompagne à l'église, mais une fois ce devoir matinal rempli, et une fois la petite famille revenue à la maison, il était libre. Un jour, il avait même abusé de cette lliberté et était resté dans le bois tout le reste de la journée, ne réapparaissant dans la cuisine, qui servait de pièce d'entrée à la maison, que vers sept heures. Sa mère, qui mettait la dernière main au repas, l'avait salué distraitement en goûtant une cuillerée de son mélange. Piet s'était étonné qu'on fasse si peu de cas de sa longue absence. Il était allé lavers ses mains tachées de gomme de pin.

Son nom ne l'aidait pas. À l'école, on se foutait bien de cette histoire de grand-père hollandais courageux pendant la guerre et de qui les parents avaient voulu perpétuer le souvenir. Piet ne voulait pas être un souvenir. Il aspirait à être normal, semblable aux autres, et en fait il sentait bien qu'il l'était, mais les garçons ne voulaient rien savoir, ils ne lâcheraient jamais facilement l'occasion de se payer la tête d'un des leurs. Il suffisait d'un prétexte, d'une tache impossible à effacer. Piet.

Dans la forêt, le dimanche, tout était calme. Piet se demandait parfois si la nature elle aussi observait un temps d'arrêt. Mais peut-être était-elle toujours ainsi, sauf que lui ne pouvait en prendre connaissance qu'un jour par semaine. Dans la fraîcheur de l'après-midi d'automne, la forêt s'étendait, silencieuse et sombre, et Piet en s'y trouvant pensait aux nappes du dimanche, repliées au secret d'une armoire, parmi lesquelles sa mère choisirait celle qui garnirait la table ce soir. Il ne surprenait que rarement un animal: quelques écureuils qui sautaient d'une branche à l'autre, les oiseaux souvent invisibles qui gardaient les hauteurs. Une seule fois, au cours d'une promenade, il s'était retrouvé face à un jeune chevreuil, et un instant les deux étaient demeurés immobiles à s'observer. Mais les animaux savent mieux ce qu'est l'immobilité, et au premier signe de mouvement de la part du garçon, le chevreuil avait bondi vers le côté et Piet, surpris de façon étrangement intense, avait senti son coeur s'emballer, avait fermé les yeux un instant pour les rouvrir sur une forêt apparemment vide. Il avait reculé lentement sur quelques pas avant de se retourner et de revenir à son point de départ.

Ce que Piet aimait le mieux, c'était de grimper aux arbres. Les grandes épinettes, avec leurs branches bien placées en barreaux d'échelle, étaient ses préférés. Quand il ne faisait pas trop froid, Piet enlevait ses souliers avant de grimper. Il faisait plus confiance à ses pieds nus pour trouver les chemins sûrs qui le mèneraient à la cime. Certain de la solidité de l'arbre, il grimpait, «comme sur le dos d'un grand frère», pensait-il. Il se demandait ce que ça pouvait être, d'avoir un grand frère. Il monterait moins haut, mais au moins il pourrait lui parler.

Arrivé au plus haut, quand il devait garder les pieds collés sur le tronc, presque réduit à l'état de branche, pour trouver assez de solidité, Piet s'installait pour observer. Les pieds collants de sève, bien agrippé aux extrémités de l'arbre, à ces jeunes pousses qui l'an passé n'étaient pas encore là, il regardait. Parfois, il n'y avait rien à voir. Il faisait gris et le monde était réduit à un velours de nuages et de brumes. Le vent seul, qui faisait danser ses cheveux au même rythme que les dernières feuilles de l'arbre, lui tenait compagnie. Mais Piet ne recherchait pas vraiment la compagnie. Il ne voulait qu'être là, en visiteur auquel on ne portait pas attention. Il voulait oublier que ce jour finirait, oublier les noms même des jours, et des choses, et des gens, oublier le sien surtout, et ne plus entendre que des bruits sans paroles, sans souvenirs, sans moquerie. Vivant: il se voulait vivant. Comme le vent. C'était tout. C'était donc si compliqué?

18.1.06


Ce sont peut-être les corneilles, les vraies résidentes de ce territoire. Il n'y a pas beaucoup de monde qui les écoeure, ici. Même les aigles, quand ils daignent passer, restent là-haut, bien au-dessus des histoires qui semblent si importantes au reste du monde. Les corneilles, elles, sont accrochées à la terre.

Chaque matin, elles sont trois bonnes centaines à promener leur nuage criard de sud-est en nord-ouest, passant au-dessus de la maison pour se rendre vers Stanley Park. Le soir, vers quatre heures, elles refont le chemin en sens inverse. Une migration quotidienne qui ressemble étrangement à celle des dizaines de milliers de bipèdes qui affluent vers la ville, ses jobs et son argent. J'allais écrire sa beauté, mais ce n'est pas ainsi qu'on vient voir la beauté de la ville.

Entre le trajet du matin et celui du soir, les corneilles sont au travail, elles aussi. Perchées dans les arbres, martelant de leur pas les toits des garages et des maisons, elles sont à l'affût. Et contrairement aux goélands, elles ne semblent pas se satisfaire de déchets. Au printemps, on les surprend souvent à voler de petites, toutes petites vies. On se trouve sur la rue et, alerté par des cris, on lève la tête: elle est là, la tache noire, le messager de l'inaccompli, penchée sur le nid d'une famille de moineaux. D'un geste vif, la corneille plonge la tête dans ce refuge inutile et en ressort aussitôt, tenant par l'embryon d'une aile un oisillon alarmé, incrédule. Elle s'envole la bouche pleine, bientôt harcelée par des compères paresseux et profiteurs. J'en ai vu une échapper sa proie grouillante dans un buisson et continuer son vol sans s'arrêter, parce qu'il n'y avait plus rien à faire pour reprendre l'oisillon au secret d'une mort sans intérêt.

Comme elles sont mystérieuses et malhonnêtes, comme elles semblent traîtres, avec leurs manteaux noirs... Pourtant, leurs cousins les corbeaux me sont sympathiques, eux qui aiment s'amuser dans le vent qui caresse le sommet des montagnes, eux qui parlent d'une voix plus profonde, qui volent, bienveillants, au-dessus du paysage. Corneilles, votre regard à vous est mesquin, profiteur... Et pourtant, vous ne devez pas fonctionner bien différemment des grands corbeaux. Vous vous êtes adaptées à la ville, c'est tout. On ne peut pas vous en vouloir pour ça.

Peut-être que si je ne vous fais pas confiance, c'est simplement que vous me renvoyez mon image...

17.1.06

Les nuages se sont emparés de leur pays
ils l’étreignent
lui font l’amour
ou le tiennent en otage
ils doivent savoir ce qu’ils font
qui suis-je pour connaître ce que veulent les nuages?

La pluie tambourine sur le fer-blanc du petit clapet
qui protège la sortie de la hotte
la pluie rend les choses ordinaires
alors
pour s’éclaircir le regard
il faut trouver ailleurs son soleil
chacun le sien

il se lève dans les regards qu’on aime
parfois voilé, parfois franc
mais toujours bien là

il se noie, brumeux, liquide
dans l’alcool que je me suis servi
il nébule au fond du verre
et fait fondre les glaçons en orbite

il se fait aussi entendre
si on écoute bien
dans nos propre respirs
et puis dans nos soupirs
ah, ce bruit de flammes et de vents propulsés
cette pulsion des soleils !

Le soleil est partout
nous-mêmes
ne sommes-nous pas faits de lui?
Seulement, ces jours-ci
il faut fermer les yeux pour le voir

mais pas trop longtemps

une jeune femme est morte hier
elle montait haut très haut
dans les montagnes
c’était son métier
d’aller voir là-haut
le soleil
et puis
entrée quelques minutes dans une cabane
l’avalanche l’a prise
lui a joué un mauvais tour
elle avait fermé les yeux
juste un moment
elle qui vivait dehors
s’était enfermée pour un instant

là-bas, j’en suis sûr
le soleil n’éclaire plus

16.1.06

Quand je croise les bras contre ma poitrine, je sens mon coeur battre sur mes deux mains repliées. Un peu plus fort à gauche, tout de même. Ah, le coeur, quel raconteur! Souvent le soir, si je me couche sur le côté gauche, je ne parviens pas à m'endormir tant il jacasse. Et fort, à part ça! Il parle fort comme un voisin du dessous, il frappe, il pioche, il n'arrête pas, à tel point que je sens ma tempe secouée de pulsions, ma poitrine cognée d'un écho, mon cou vibrer et siffler. Quel raffut! Je n'ai pas d'autre choix que de me tourner de bord ou me placer sur le dos. Ce qui est étrange, c'est que ce n'est pas toujours comme ça. D'autres fois, il se fait plus calme, ne laissant entendre qu'un murmure, comme s'il restait tranquille dans son sous-sol à écouter Keith Jarrett. À fumer un petit joint. Rythme lent, intérieur. Mais le coeur aussi a des histoires à raconter. Tenez, en voici une:

Un jour, mon coeur a voulu sortir de ma poitrine. Pas comme dans l'expression qui veut dire qu'il battait à tout rompre. Non, ce jour-là, c'était vrai. Je le sentais tenter sa chance entre les barreaux de sa prison, tentaculant par-ci, s'amincissant par là. Évidemment, il n'y avait rien à faire. Toute thoracique qu'elle soit, ma cage faisait bien son boulot et le gardait en place. Sur le moment, j'avais plutôt été surpris et à vrai dire apeuré par tout ce remue-ménage. Je pensais avoir chopé une maladie exotique, je voyais des bibittes. Le mouvement s'était enfin arrêté, et j'avais repris mon parcours ordinaire. Puis, le soir, une fois allongé sous les draps, je me couche du côté gauche et je sens mon coeur battre un rythme nouveau. Me rappelant l'événement de la journée, je décide, un peu gêné d'en avoir même l'idée, de demander à mon coeur ce qu'il a. Évidemment, il m'a répondu. Et sans même avoir besoin de battre le code Morse. C'était... Comment dire... Je n'entendais rien d'autre que l'habituel boum-boum-boum, et pourtant je comprenais, un message passait. Pourtant, les coeurs ne font pas de télépathie, il me semble? Enfin, il me parlait, et voici ce qu'il avait à raconter.

«Aujourd'hui, j'ai voulu te quitter. J'espère que tu ne m'en voudras pas. C'est de ta faute, aussi. Je ne sais pas ce que tu faisais, mais soudain j'ai senti que tout était changé. J'ai reçu des ondes, des fluides, des décharges électriques, de ton corps et de ton âme tout entiers tu me communiquais quelque chose d'unique, de si fort que je me suis demandé ce qui se passait. C'était la première fois, de toutes ces années que nous avons passées ensemble, où je sentais quelque chose de semblable. Mais il s'agissait de plus que ça. On a eu bien d'autres énervements, toi et moi. Je commence à te connaître. Cette fois-ci, il y avait quelque chose de si fort que j'ai pensé que j'allais éclater, ou qu'enfin je ne serais plus tout à fait utile après. Alors je me suis dit qu'il fallait que je sorte. Qu'au moins je puisse assister à ça, voir par moi-même de quoi il en retournait avant de peut-être me voir réduit à néant. Mais nous sommes bien attachés à ceux que nous servons, nous les coeurs. Et après, j'ai eu honte d'avoir même songé à te quitter de moi-même. Mais c'était plus fort que moi. Je te demande pardon.»

À présent, c'était à mon tour d'être mal à l'aise. Car je ne comprenais pas vraiment ce qui avait pu faire ressentir à mon coeur quelque chose d'aussi puissant. Je repassais les événements de la journée dans mon esprit et, vraiment, je ne voyais rien qui eut pu l'énerver à ce point. J'avais vu le soleil sortir entre deux nuages, le sommet des montagnes s'enflammer de lumière, j'avais parlé blues avec le vieux Hyacinthe, pris un café pour me réchauffer. Au moment où mon coeur s'était emballé, je me trouvais dans le parc et je marchais vers... je ne sais plus... je marchais. Des enfants jouaient et se balançaient. J'étais perdu dans mes pensées aussi bien que dans mes gestes. Et puis ce coeur qui se met à vouloir sortir...

J'ai souhaité bonne nuit à mon coeur, mais j'en ai eu pour longtemps à m'endormir. Comment mon coeur avait-il pu percevoir, à travers moi, quelque chose qui ne m,avait même pas marqué? La journée me paraissait étrangement ordinaire... Et pourtant, il devait y avoir eu quelque chose: c'est sensible, un coeur. J'avais peur d'avoir manqué quelque chose d'important que lui aurait saisi. Ce que j'avais pris pour un malaise était peut-être le signal de quelque chose de grandiose -- à moins que mon coeur, tout simplement, se soit trompé. Mais j'aurais eu de la difficulté à le croire. Alors, tous les deux, nous avons dormi sur ce mystère.

15.1.06


Sept ans: c'est l'âge de Marguerite à partir d'aujourd'hui. J'ai cependant mis une photo d'octobre dernier parce que j'aime bien cette image d'elle en mouvement, en train de créer. Nous étions à la plage quand, sans plus d'explications, elle se dirige vers un grand bout de bois et commence à le traîner à gauche et à droite. «Qu'est-ce que tu fais, Marguerite?» Elle dessinait un chat. L'idée lui était venue de se servir du bout de bois, qui devait faire près de la moitié de son poids, comme crayon pour tracer dans la matière du sable un dessin gigantesque. «Je vais faire le plus grand chat que j'ai jamais fait!» Elle avait son plan bien en tête, et ne s'est arrêtée qu'une fois la dernière oreille rattachée à la tête. Elle se retrouvait avec un beau chat d'une trentaine de pieds de long. Sept ans.

Nous avons passé une belle journée, commencée avec un déjeuner tardif au Slocan Family Restaurant où nous avons d'ailleurs rencontré Satya, une copine de Marguerite, avec ses parents (Odette, sa mère, vient de Montréal, et même de NDG!). Il faisait soleil pour la première fois depuis bien longtemps, et nous avons pris une banquette près de la fenêtre pour le goûter au maximum. Après le repas copieux et bien graisseux, nous sommes allés acheter une primevère pour Mimi qui voulait une plante à elle toute seule. Dans les rues du quartier, tout le monde avait cette légèreté qui vient avec un ciel bleu inespéré.

«Papa, est-ce que c'est le fun, avoir des enfants?» m'a demandé Jeanne sur le chemin du retour. J'ai ri, puis j'ai dit oui. «Mais c'est plus le fun ÊTRE un enfant, ajouta-t-elle, parce qu'on n'a pas besoin de changer les bébés.» Pour ça t'as bien raison, chérie. Pour d'autres choses aussi, peut-être...

À présent la journée est terminée. Ça passe si vite, un anniversaire. Plus tôt, j'ai finalement sorti le sapin de Noël et enlevé les lumières qui étaient accrochée à la gouttière. Le salon a repris ses airs habituels: des feuilles et des crayons sont oubliés à côté d'un dessin inachevé, des petits ballons et des livres traînent ici et là. Dans un tel décor le silence paraît étrange. Sept ans... Je repense soudain au jour de la naissance de Marguerite, un jour de froid intense à Montréal. Ça semble si loin. Je ne sais pas si quelqu'un a dit que les années comptent double quand on a des enfants. Sinon, moi je le dis. Ça fait vieillir, mais ça donne aussi une autre dimension à tout ce temps qui passe et aussi, quand on est assez calme pour s'en rendre compte, à tous ces maintenant qui se donnent la main pour nous montrer le chemin.

Les enfants dorment. Assis dans la cuisine, je fais le veilleur. Tout à l'heure, avant de me coucher, j'irair vérifier qu'ils sont bien abriés.

14.1.06

Ce soir je n'ai pas le goût.
Je ne veux pas écrire des niaiseries, ou faire du remplissage.
Pas ce soir.
On se revoit demain.

13.1.06

Un doigt suffit pour une caresse
un souffle
et l'espace abandonne, se replie
dans l'unique dimension

toucher, c'est trouver l'or
qui gisait sous nos yeux
invisible
c'est donner congé au regard
c'est faire une promesse que le temps n'entend pas

comme la pluie veut rejoindre le sol
la main cherche le visage
toile blanche
pour le féconder d'une caresse
un doigt
un doigt suffit
pour cette musique sans oreilles

12.1.06


Alors voilà. Je marchais dans le soir humide de Vancouver, m'en revenant du London Drugs, les Drogues de Londres, quoi, ce joyeux magasin qui nous vend de tout et de rien (mais qui est bien pratique au demeurant), et je défaisais le papier alu du tube où se cachaient les deux premiers comprimés Rolaids que j'allais ingurgiter de ma vie. (Ce doit être une affaire qui accompagne la maturité, puisqu'on ne voit jamais de gars de 20 ans dans les pubs de ce genre de produit: «Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure et je sortis de ma poche les deux premiers Rolaids...»)

Crounche, crounche. Saveur de baies en folie, ou quelque chose du genre.

Dans l'humidité du soir de Vancouver, donc, voilà que quelques étoiles étaient visibles. Comment ne pas en faire des dieux lointains et (on l'espère du moins) bienveillants? Je marchais, me concentrant sur mon souffle pour tenter de faire passer ces étranges douleurs stomacales, et l'air humide était bon. La noirceur transformait les choses, ou les poétisait. Deux arbres: le premier, dont le tronc noueux devenait branches comme si le tout eut été une composition de lierres acoquinés, abritait un couple d'amoureux enlacés; le second était un danseur qui suivait le mouvement ondulatoire d'une musique lente, lente....

Vous ai-je déjà parlé des haies de Vancouver? C'est une des merveilles de la ville. Hautes, hautes, comme s'il n'existait pas de règlement pour venir en saboter la beauté, comme si elles cachaient les terrains d'un peuple dont nous serions les chiens de poche. Et faites de cèdres, de genévriers, d'arbustes aux grandes feuilles grasses d'un vert brillant. À beaucoup d'endroits, les entrées qui permettent d'accéder à l'hypothétique maison cachée derrière sont carrément constituées par une trouée dans la haie, mini tunnel qu'il faut franchir avant de parvenir à ce monde secret de l'autre côté. Et ces haies sont pleines d'oiseaux le jour et d'odeurs la nuit: humus, parfums boisés, pêche vanillée, café rance, noix de pacane rôtie (non, attendez, ça je l'ai pris de cette idiote chronique des vins du Vancouver Sun...). Bref, au moment où je passais près d'une de ces grandes haies, mon pas ralentissait de lui-même, me permettant d'allonger d'un moment le temps consacré à savourer ces parfums du soir. Et dans cet îlot de nature je voyais des visions, parfumées aussi, peut-être une maison dans la nature, justement, avec de grandes fenêtres donnant sur les arbres et le ciel, et à l'intérieur une pièce avec quelqu'un, moi par exemple, dans un bureau en train d'écrire, de faire en tout cas quelque chose d'utile et de beau, tant l'un ne peut aller sans l'autre il me semble. Mais au moment précis où je franchissais la ligne d'arpentage marquant la fin du terrain, la haie aussi se terminait.

Les visions, c'est bien, mais cette soirée n'est pas mal non plus.

J'arrivais sur Eton. Là-bas, au loin, la rive nord, qui abrite les chic villes chères, était une constellation de cristaux jaunes accrochés au flanc des montagnes. Ouaip. Vous pouvez me croire, tout ça s'est passé il n'y a pas trente minutes. Et déjà j'étais de retour au foyer, avec dans mon sac de coton les quelques effets achetés plus tôt: un rouleau de Rolaids entamé, deux brosses à dents et trois filtres Brita qu'on m'avait vendus, grâces soient rendues à notre monde de pub et de consommation, avec une tasse pour l'auto EN PRIME! (tel que l'annonçait fièrement l'autocollant sur l'emballage). Et puis c'est bête, je ne saurais pas dire encore si les Rolaids font effet.

11.1.06

Un moment ce matin la rue semblait neuve. Le matin n'était plus aussi noir, les roues du vélo mordaient bien dans l'asphalte, il flottait un air plus doux, plus sec. Alors, j'ai vu par terre des morceaux de ciel tombés. Le ciel! Il existait donc encore, celui-là, avec son bleu à peine né, celui qu'on voyait avant les levers de soleil de la légende... Et ces morceaux d'une couleur fraîche et toute liquide m'ont fait lever les yeux vers le haut, et le mouvement de mes jambes s'est ralenti un instant, et j'ai vu l'infini qui se trouve dans un matin ouvert. J'avais l'impression que les grands vents inaccessibles des hauteurs venaient faire un tour jusqu'ici, et pouvaient entrer dans mes poumons humides et les sécher un petit peu. Le rideau des nuages s'était entrouvert sur un demi-ciel, créant un trou bénéfique qui réellement aspirait toute pensée monotone, et même toute pensée, point. L'esprit profitait un moment d'une liberté inattendue, ou plutôt d'un simple mouvement de sourire, le sourire de l'esprit, qu'accompagnait un soupir, le même que peut nous extraire une fleur ou une montagne.

Une heure durant, on a même pu les voir, les montagnes! Et puis le rideau s'est refermé, comme pour nous faire désirer plus ardemment le prochain acte. Il me reste en tête mes morceaux de ciel tombés...

Un moment ce matin la rue semblait neuve. Le matin n'était plus aussi noir, les roues du vélo mordaient bien dans l'asphalte, il flottait un air plus doux, plus sec. Alors, j'ai vu par terre des morceaux de ciel tombés. Le ciel! Il existait donc encore, celui-là, avec son bleu à peine né d'avant le lever d'un soleil de légende... Et ces morceaux d'une couleur fraîche et toute liquide m'ont fait lever les yeux vers le haut, et le mouvement de mes jambes s'est ralenti un instant, et j'ai vu l'infini qui se trouve dans un matin ouvert. J'avais l'impression que les grands airs inaccessibles des hauteurs venaient faire un tout jusqu'ici, et pouvaient entrer dans mes poumons humides et les sécher un petit peu. Le rideau des nuages s'était entrouvert sur un demi-ciel, dans un trou bénéfique qui réellement aspirait toute pensée monotone, et même toute pensée, point. L'esprit profitait un moment d'une liberté inattendue, ou plutôt d'un simple mouvement de sourire, le sourire de l'esprit, qu'accompagnait un soupir, le même que peut nous extraire une fleur ou une montagne.

Une heure durant, on a même pu les voir, les montagnes! Et puis le rideau s'est refermé, comme pour nous faire désirer plus ardemment le prochain acte. Il me reste en tête mes morceaux de ciel tombés...

10.1.06

La pluie, la pluie, toujours la pluie.

Maintenant: le jolis cliquetis des gouttes, joyaux liquides, sur les fenêtres, le balcon, la gouttière du voisin.
Plus tôt: le tambourinage hors d'haleine sur le toit de l'édifice du bureau, sorte de vacarme retenu qui nous faisait garder pour nous les quelques paroles que nous avions encore le coeur à dire. Beauté? Oui. Écrasement? Aussi.
Et toutes les autres formes de parole de la pluie: murmures, cris, engeulades, soupirs, secrets, baisers. (Bien sûr, le baiser est une parole.)

La pluie. La chuva brésilienne, qu'on entend dans les chansons et jusque dans les instruments. La chuva de Vinicius, de Jobim. On l'entendait aussi, bien que peut-être plus indienne que brésilienne (mais la pluie n'est-elle pas partout la même, bien qu'elle parle différents langages?), sur ce disque fantastique du groupe de John McLaughlin, quand Trilok Gurtu nous emmenait en solo au pays des percussions, et que ce pays se transformait rapidement en une jungle foisonnante et surprenante qui bruissait du son des animaux, des plantes, du vent et de la pluie. J'avais vu le spectacle associé à ce disque, et vraiment on y goûtait l'alchimie de la musique; de l'atmosphère bleutée de la salle de spectacle, on passait à un autre monde fait d'imagination et de réalisation, et la forêt des sons devenait intime, tellement intime qu'elle évoluait pour enfin être la forêt de soi au coeur de laquelle Trilok Gurtu nous aidait à pénétrer. Et je m'imagine à distance les quelques centaines de forêts qui se trouvaient ensemble ce soir-là, et qui d'une façon ou d'une autre créaient entre elles un réseau plus grand, un continent boisé sur lequel tombait également une merveilleuse pluie percussive et mélodieuse.

La pluie française percute, la chuva brésilienne chuchote...

Ce matin, à vélo, je descendais la côte sous la pluie qui battait, et c'en devenait tellement ridicule, ces deux mois de pluie à peine interrompue, qu'il fallait faire quelque chose pour alléger l'atmosphère. Alors, je me suis mis à chanter en descendant Adanac à toute l'allure que me permettait la chaussée mouillée, et en roulant bien mes R comme les gars de Ladysmith Black Mambazo le font quand ils la chantent:

Oh
Rain rain rain rain
Beautiful rain
Oh
Rain rain rain rain
Beautiful rain
Oh come
Never come
Oh come
Never come
Oh come
Never come
Beautiful rain

Allez, de gros becs mouillés...

9.1.06


Depuis très longtemps déjà j'ai cette idée de faire des portraits écrits. J'imagine aller m'asseoir devant des gens (peut-être au départ des amis dont je sais qu'ils seraient assez patients, puis d'autres personnes), j'irais donc m'asseoir devant des gens, crayon et papier à la main, et j'écrirais leur portrait. Ce serait une séance de pose toute classique, à cette différence près que la personne pourrait bouger et peut-être même parler. Difficile de dire, à la fin, si ce serait ressemblant, mais là ne réside pas l'intérêt, de toute manière. Il en résulterait une vision toute subjective de quelqu'un, une vision vivante si tout s'était bien passé. Le portrait écrit, bien sûr, est presque un genre en soi (j'aime particulièrement ceux d'Henry Miller), mais je ne sais pas si on l'a déjà fait «d'après nature», à la manière d'un peintre. Quoi qu'il en soit, en toute justice, je me suis dit que je devrais commencer par moi. Et puis moi je peux me faire sur photo, bien qu'un miroir serait préférable (mais bon, faut bien partir de quelque part et écrire, pis il est déjà 10 heures passées).

Voici donc un autoportrait faussement étonné à la salle de bain.

Christian, tu aurais pu te coiffer. Vraiment, ça fait pas chic. Cette face que je te connais si bien, me semble qu'elle est mieux quand elle est bien entretenue... Cette repousse de barbe, aussi, vraiment! Je sais, c'est ton état habituel, mais tout de même. Pour la photo, t'aurais pu...

Allez, je me dis je. C'est de moi qu'il s'agit, après tout. J'aime jouer un peu. Mais pas trop. Je le vois très bien ici. Je vois ma gêne dans ce sourire dont on dirait qu'il fait des efforts pour ne pas s'ouvrir (et n'est-ce pas la plus belle des fleurs, un sourire bien dentelé, un sourire sans retenue?). J'arrête avant l'éclosion, pourrais-je dire. Et pourtant j'essaie. Mais il aurait fallu un peu plus de mise en scène pour vraiment faire une photo mémorable. Autrement, il ne reste que la photo. Et mon visage, avec les rides creusées dans le front, le menton qui commence à se doubler, le sourcil qui monte plus haut que l'autre, les lèvres inégales. Je sais, les visages sont asymétriques, mais je me demande comment ça a pu se frayer un chemin, cette bouche qui trapézoïde vers la gauche... Le reste, bon, des oreilles, des yeux, faut ce qu'il faut, quoi.

La photo se prête mal au jeu de l'autoportrait écrit. Il manque le mouvement, le respir, quelque chose qui porterait les mots un peu plus. Là, tout ce que je vois, ce sont des yeux écarquillés réduits à leur nature de globes oculaires, ces choses rondes et fantastiques mais médicales, objets d'études, si peu humaines. Je ne peux pas voir le miroir de mon âme sur cette photo. De toute façon, vous savez quoi? J'ai une théorie qui veut que si ce dicton est vrai, et il l'est certainement comme la majorité de ses confrères, eh bien le miroir de l'âme, la psyché si on veut être baudelairien ou brassensien, ne peut être consulté que par autrui. Autrement ce serait trop facile. (Il nous reste cependant le troisième oeil, dont Bernard m'a l'autre jour judicieusement rappelé l'existence, et dont je crois bien qu'il pourrait être examiné par soi-même -- mais ici, pour mieux rendre cette idée du regard profond, j'aurais voulu écrire l'anglais «could be peered into», comme dans le monde de Tolkien on «peer» dans les palantiri, ces pierres qui permettent de voir ailleurs au sens large, soit dans le temps, dans d'autres lieux, dans soi ou les autres... )

Digression est un mot de dix lettres.

Mon autoportrait est raté. Cependant, il aura au moins eu le mérite de me montrer la face. Voilà, c'est moi, dans toute la splendeur de la vie ordinaire, avec serviette verte sans âge et peinture jaune-vieille-fumée-de-cigarette fournie avec l'appartement et jamais remise en question sérieusement parce que, parce qu'il y a tant d'autres choses à faire que de remettre en question la couleur de la peinture quand on n'est pas chez soi. Je voudrais vous sortir un souvenir, au moins, quelque chose, mais je n'en vois aucun qui se pointe le bout du nez dans ce portrait ébahi. Peut-être faut-il, comme le faisait Van Gogh, recommencer, réessayer. Se «modifier le portrait» pour rendre les choses intéressantes ou différentes (mais moi je ne coupe rien sauf les poils, promis). Allez, je remballe mon ordi. Demain, je ferai le portrait de mon pied gauche ou de ma première chanson scoute, mais je laisse tomber le visage. Pour l'instant.

8.1.06

je suis le fil
de ma pensée
de la flamme à la lampe à cette blanche lune
impossible à trouver
de la mort à l'amour alentour, au long cours
(ah! l'amour!)
de mon verre à la terre qu'on mesure à l'équerre
qu'on veut dire ordinaire
quatre-vingt-dix degrés:
mesure incompatible avec la fibre
la substance

et toi
eau-de-vie
distillat de paradis
écorcheuse de l'esprit
splendeur sucrée du Kentucky
qu'as-tu à dire pour ta défense?

l'homme, lui, ne dit rien
montagne de l'homme
solidement installé sur la terre
debout, à genoux, et même
face contre terre
montagne inébranlable
quand elle le veut

puis, là-bas

je revois des roseaux et des portes ouvertes
des bambous
une maison qui respire, qui discute
petit nid bien mené pour une poignée d'humains
des tatamis mesurent le sol
et la fontaine raconte comment l'eau
a bien pu venir jusqu'à elle
c'est un jour tranquille d'été
un jour sans souci, comme il s'en fait de moins
en moins
un jour sans cris sans journaux tachés de sang

sourires: le vrai pain quotidien

je vois ma flamme encore, enfin
petite flamme paraffine
allumée pour l'amour dans l'infini du soir
enlumineuse d'alentours
qui concocte des ombres et les lance et les bouge
pour changer le décor
et remettre le monde
à mon échelle à moi
à cette bulle d'or égarée, prisonnière entre deux airs
loin du sol, étrangement belle
hypnotique
petite flamme, parviendrai-je à accepter la nuit
si c'est par elle que je dois retomber jusqu'au sol
moi
la montagne, le
volcan ?

7.1.06

C'est une grande joie que celle d'accompagner ses enfants à l'école. Une fois passé l'énervement du départ et les coups de pied au cul pour qu'on soit sortis à temps, c'est un plaisir incomparable. Le trajet à vélo, lentement, au rythme des enfants, dans les rues matinales. Les zigzags. Les petites discussions d'un vélo à l'autre. Les bornes du trajet: le parc Callister, le «muffin» (un arbuste taillé d'une forme évocatrice), le rond-point, le passage piéton, la cour d'école... Les enfants attachent leurs vélos tandis que je les regards faire; Marguerite aura besoin d'un peu d'aide. «Daddy comes to my class», commande la petite gueuse déjà passée en mode anglais. Renaud, plus indépendant, se contente d'un «bonne journée».

D'autres jours, je reste dans la cour, les embrasse et les regarde gambader vers la petite porte dérobée, invariablement attendri par tant de joie ordinaire, de présence rebondissante. Marguerite peut être en robe mauve et en collant à motifs, Renaud en pantalon toujours trop court pour ses jambes en croissance perpétuelle... Alors, je ne quitte qu'une fois la porte refermée sur mes deux écoliers. Ce matin, cependant, j'ai suivi ma guide, ma main dans la sienne, jusqu'à sa classe au fond du couloir. Et y en a-t-il beaucoup, de choses plus gaies qu'une classe de primaire? Les bureaux minuscules, les couleurs, le joyeux bordel, le sentiment que le temps est élastique. En tout cas j'aime être là, même quand c'est pour écouter Marguerite me raconter ce qui la chagrine ces jours-ci: deux copines ont formé un «club» et vont se maquiller pendant les récréations; Marguerite croyait bien être leur amie, mais voilà que les filles ne veulent pas qu'elle se joigne à elles. À la fois tragique en tant qu'embryon des relations humaines, et amusant bien que ça attriste ma petite Mimi. Je lui conseille de ne pas s'en faire et la laisse aux bons soins de Ms. Segnoe.

Et me voilà reparti sur mon vélo pour le Grind & Gallery, le café qui m'accueille souvent les jours où, comme aujourd'hui, je peux prendre quelques heures pour aller écrire. Je m'y rends lentement, profitant du vif plaisir de la solitude sur une rue passante et de celui, plus tranquille mais aussi plus profond, du petit moment que je viens de vivre avec les enfants. Alors que ces derniers s'asseoient pour apprendre les rudiments de la multiplication ou pour faire du spelling («yellow», «please», «one»), je vais aussi m'asseoir en compagnie de mon «triple latté» et de mon carnet, déterminé à essayer, tout au moins, une fois de plus.

Il y a certainement dans ma vision de cette joie scolaire une part de souvenir. Je ressens peut-être à nouveau mes petits matins d'autrefois (invariablement solitaires, dans mon souvenir en tout cas), le passage en gravelle entre les maisons de la rue Brodeur, la promenade vers l'école sur le trottoir qui longeait le boulevard Décarie, le soupir occasionnel au rond-point Grovehill, parce que se trouvait là la maison de Pascale Séguin (c'est comme ça!)... Et le mélange du souvenir et du petit bonheur bien réel, bien actuel de mon matin vancouvérois crée une sorte d'alchimie des dimensions qui touche à l'âme d'une façon particulière.

Il est juste passé neuf heures. Dans l'air humide, je capte l'odeur des grands cèdres, mais aussi comme une belle certitude, comme si j'entendais la terre tourner.

6.1.06

Pluies, pluies
sentinelles de l'ennui
musiciennes au long cours
tapocheuses aux doigts lourds
je vous entends cogner
sur les toits des maisons et des âmes
et le vent qui vous porte
se souvient des chansons
qui berçaient les saisons d'autrefois

mais les feuilles sont bel et bien mortes
et déjà sont perdues dans les boues
que vous faites couler dans les rues
les sentiers
quant au jour, pâte grise et mouillée
chères pluies
vous le faites s'étendre et se fondre à la nuit
pressée
rumeurs, saveurs, complaintes
descendent du ciel avec vous
et empruntent des chemins plus souples
pour visiter nos sens

je vous entends, pluies, je vous entends
et je vois dans votre acharnement
cet espoir qui vous prend de devenir la mer
d'inventer pour vous-mêmes une nouvelle présence

je regarde -- que faire d'autre ?
ma bougie à la main
je regarde et j'attends

5.1.06


Et voilà toute l'épaisseur de l'hiver

En ce pays de nuages légers
emplis des vapeurs lointaines de la mer
du souvenir de vents chauds d'îles imaginaires
l'idée même de neige n'est qu'une distraction passagère
pour les voyageurs grisonnants
ils y pensent d'ordinaire quand ils butent
sur une montagne
autrement, ils se laissent porter
pachas célestes
sur les courants dompté depuis des millénaires

Agrippé au sol cependant
un frimas fragile compte les heures de son existence
à ce voyageur incompris il sera bientôt signifié
que sa place n'est pas ici
les cristaux fugitifs devront tenter de renaître
autre part

Langues de froid qui passez
sur la mémoire de l'automne
vous-même souvenir d'une saison sans nom
patience
nous nous retrouverons

4.1.06


« L'eau de ces bois sombres
Est si pure et si uniquement fluide
Et consacrée en cet écoulement de source
Vocation marine où je me mire. »


L'eau, bien sûr, est partout la même, de Sainte-Catherine-de-Fossambault à North Vancouver. C'est ce qui nous la rend si précieuse. L'eau qui coule en nous n'est pas différente, elle ne fait qu'emprunter des lits plus mystérieux, que suivre les rythmes étranges de marées par nous inconnues. Que n'avons-nous pas pour nous-mêmes, comme nous avons pour la mer, ces cartes, ces horaires qui nous permettent de mieux connaître les montées, les descentes! Mais alors périrait le mystère, et nous avec. Le mystère que l'on tente de repousser dans ses plus intimes retranchements, pour découvrir seulement qu'il change de forme, s'expand, se glisse, s'étire et en fin de compte trouve toujours le moyen de nous couler entre les doigts. C'est le cadeau qu'il a à nous offrir. Et l'eau, ma foi, l'eau n'est-elle pas la forme la plus physique du mystère?

Tu fracasses des granits jusqu'à en faire des seins arrondis qu'enfin tu t'attardes à caresser.
Tu graves au coeur de la terre le tracé de filons possibles et, sans attendre que l'or vienne s'y coucher, tu repars, plongeant dans l'obscurité.
Tu laves des terres incessamment sales, apparemment heureuse de ce geste toujours à refaire.
Tu coules, coules, coules le long de routes rocailleuses que tu crées pour toi-même, flairant le fleuve qui t'attend.
De la mer à la goutte, tu distille ton esprit sur le monde et le rends plus moelleux.
Tu noies aussi, parfois. Tu noies.
Tu emportes les corps et te les appropries. Mais ne t'appartiennent-ils pas déjà?

Mystère.

3.1.06

Les deux guitares silencieuses, pendues au mur, me regardent de leur oeil unique. À côté, les lumières clignotent toujours au coeur du sapin de Noël qui commence à se demander ce qu'il fait là. Tous les petits trucs accrochés aux branches, boules couvertes de brillants dorés, petits personnages de bois, feuilles de carton au contour argenté, tout pend calmement, patiemment. Une autre saison des Fêtes se termine.

J'aimerai la fête des Rois, qui nous replongera à quelques jours de distance dans l'esprit festif, sans qu'on sache trop bien pourquoi. Perdus entre les histoires de bande dessinée biblique dont on ne veut plus rien savoir et l'intuition qu'il se trouve tout de même dans tout ça une étincelle unique, on continue de fêter, c'est-à-dire d'accomplir des gestes qui nous permettent de nous arrêter quelques instants et de regarder l'ordinaire de la vie d'un autre oeil. Parfois cet autre regard devient aussi ordinaire, cependant, ce qui cause problème.

En ce sens, le silence est une fête, aussi. Je sais, je sais, encore lui. Encore le silence. Problème de l'écriture qui court après sa queue? Peut-être, mais peut-être aussi fête de l'écriture qui célèbre son origine. Et puis il existe plusieurs sortes de silences. Celui d'à présent, d'un salon essoufflé dans la nuit après le tumulte de la vie d'une journée. Celui des cafés, qui bruisse des conversations anonymes des autres et qui me fait penser au silence de la forêt sous la pluie. Tous ces silences, je les aime pour le recul qu'ils permettent, pour l'espace qu'ils donnent. Comme si l'air autour de moi prenait une autre dimension, d'une authenticité plus grande.

Pourquoi dit-on que le silence est d'or, au juste? Et d'où ce dicton peut-il bien venir? (Ah, la beauté de ces mots sans signatures qui flottent sur les siècles comme une plume sur le souffle de Dieu, comme un visage de calcaire installé à cent mètres au-dessus du sol dans le pelage d'une cathédrale...) Un jour, j'ai aussi lu ceci: « Si la parole que tu vas dire n'est pas plus belle que le silence, retiens-la. » Rondeur et or du silence, comme cette boule dans mon sapin. Mon beau sapin étincelant de silence.

Je considère parfois les rêves comme la partie la plus achevée de la vie. Peut-être parce que tout s'y déroule sans qu'on ait besoin d'y dire un mot ?

Pour une guitare, malgré tout, le mieux est encore de chanter! Tout est question d'équilibre.

Buenas!

2.1.06


Aujourd'hui, pour bien commencer l'année, je suis allé retrouver la forêt.

J'étais seul. Je me suis rendu au parc régional de Lynn Creek, établi le long de la rivière du même nom. Miracle vancouvérois: onze minutes de route et je me retrouvais là où il y a des ours et, en d'autres saisons, du saumon qui remonte le courant. Par-dessus le marché, j'ai aussi retrouvé la forêt de ma jeunesse, la forêt de la solitude, la forêt du silence, la forêt qui fait peur. C'est un très beau coin, bien aménagé et tout, des sentiers, des promenades en bois à l'occasion. Mais ça demeure la forêt.

J'avançais sur le sentier détrempé, dans l'ombre, et je retrouvais la saine frayeur qui m'habitait autrefois lorsque, à la faveur d'un jeu ou d'une expédition chez les scouts, je me retrouvais seul devant l'immensité touffue du bois. Je sentais toute la force de la vie qui battait là. C'est quelque chose qui m'a toujours effrayé parce qu'instinctivement, je savais cette force plus grande que moi. Beaucoup plus grande. De sorte que le simple fait d'être seul en forêt m'humilie, comme peut-être autrefois on se sentait au pied de la statue d'un dieu ou devant la mer encore inconnue. Dans mon cas, la chose est un peu risible: je reculais d'un kilomètre à peine et je me retrouvais dans la banlieue pluvieuse et verte de North Vancouver. Et pourtant, si au contraire j'avançais, si je décidais d'affronter cette forêt plus d'une fois rasée mais redressée comme pour se relever d'un affront, je me serais perdu au milieu des troncs, des fougères, des mousses.

Soudain, un grand craquement a fait exploser le silence. Ç'aurait pu être un battement d'ailes de l'oiseau-tonnerre, mais il n'y en eut qu'un seul. Un grand arbre, de l'autre côté de la rivière, avait dû s'écrouler. Mon coeur battait plus fort mais la forêt, après quelques secondes, était redevenue calme. J'ai continué le long du sentier, soulevant parfois une branche barbue pour pouvoir passer. Plus loin, le sentier rejoignait la berge. Je m'y suis arrêté un moment. C'est un immense mouvement qui existe là, fort et tranquille malgré l'afflux d'eau des derniers jours. L'assurance de quelque chose qui approche l'éternel. C'est ainsi qu'on devrait écrire, qu'on devrait faire l'amour, qu'on devrait travailler: avec l'assurance de la rivière. Une assurance qui n'est pourtant pas à toute épreuve, mais qui s'assume pleinement.

Il faisait noir déjà. Je suis revenu de ma petite distraction forestière. Redevenu urbain, coureur d'autoroutes. Aligneur de mots.

1.1.06

Voià qu'une autre année se termine
tout à l'heure, minuit passera sur nous comme un grand oiseau gris
avant de continuer sa course au-dessus du Pacifique
nous nous souhaiterons une bonne année
nous nous embrasserons
façon de dire
nous sommes ensemble
et quoi qu'il advienne nous le resterons

nous ouvrirons toutes grandes les fenêtres
pour laisser entrer l'air frais et les bonnes intentions
ça ne peut pas faire de mal
et à la rencontre symbolique du début et de la fin
nous nous tiendrons la main
peut-être, sans le savoir
nous préparons-nous déjà à d'autres débuts
à d'autres fins

décembre a fait son travail
et nous, avons-nous clos
ce qui devait l'être ?
sommes-nous prêts à recommencer ?

une bonne année
pleine d'espoirs sincères
à tous