30.6.06

Trois centième jour.

Et me voici assis sur un divan-lit dans un petit appartement-hôtel. Notre appartement à nous ayant été mis dans des tas de boîtes petites et grandes par une équipe de déménageurs, c’est ici que nous serons basés pour notre dernière semaine à Vancouver.

À la télé, le Thirsty Traveler, Kevin Brauch, un gars que j’aime bien et qui a une job du tonnerre, se trouve à Trinidad et Tobago pour nous apprendre ce que sont les bitters. Les dernières fois, c’était dans la vallée du Douro pour les portos, et le long de la Spey à boire des scotches dans notre face...

Les enfants se sont couchés très tard, après que nous soyons sortis pour sentir notre «nouveau quartier». Juste en bas de la rue, à quelques mètres d’ici, se trouve le seawall, la promenade qui longe False creek. Nous sommes allés sur le quai assister à la fin du jour. Entre les deux ponts du centre-ville, le paysage est superbe, vision d’une sorte de Venise nord-américaine. Une semaine encore à y jouer les touristes!

29.6.06

Un jour tu te trouveras
dans la maison aux murs vides
et ta voix fera naître l'écho
des choses qui n'ont pas pu arriver

une valise close attend
silencieuse comme une huître
ton avenir y dort

tu devras marcher une fois encore
le long des souvenirs
et apprendre à oublier
comme sous la couleur neuve
les murs ne se rappellent déjà plus
ni les images ni les sons

l'important c'est l'amitié
prodiguée par la porte
qui pour toi s'ouvrira toujours
qui t'offre un passage de plus

ne demande pas vers où
mais signale au matin ta venue
inscris-toi
valise en main
au registre des ciels allumeurs d'infini
et dirige-toi encore
vers ces contrées trop vastes
pour qu'on puisse y porter des questions

28.6.06


Je suis allé poursuivre la lune ce soir. Je sais, rien de bien nouveau, mais je n'ai pas pu m'empêcher. J'étais sorti sur le balcon arrière pour faire gicler l'eau de mon pinceau après l'avoir lavé (je faisais les retouches pour laisser l'appartement tout beau), quand je l'ai vue, juste là, à portée de main au-dessus de la balustrade. Un fin croissant cassant, enfin qui le serait si on arrivait à le prendre, ce que je me suis bien gardé de faire. J'ai plutôt pogné le kodak et le trépied, et je suis parti. Pieds nus. Je pensais pouvoir la voir depuis le coin de la rue, mais finalement il a fallu que j'avance plus loin, plus loin, jusqu'à me rendre au parc Burrardview.

Mon talon se posait parfois sur un caillou. Ça faisait mal.

Une fois au parc, je m'installe et prends quelques photos. J'essaie de capter l'essence de ce que je voyais, mais d'une part la magie avait eu le temps de s'estomper dans les quelques minutes qu'il m'avait fallu pour me rendre au parc. Le monde avait bougé, l'instant de beauté n'était plus le même. Et puis comme mes ressources photo sont limitées, l'image n'est qu'un pâle reflet de ce qui se trouvait devant mes yeux. Devant tout mon être. Sur la photo, la lune paraît plus grasse qu'elle n'était. Étrangement, cependant, on en voit la rondeur, ce qui était invisible à l'oeil nu. La machine a révélé l'invisible.

Pieds nus dans le crépuscule, je suis revenu par les rues fraîches du quartier.

27.6.06


Or donc, Corbeau créa le monde, avec tous les animaux, les plantes et les gens dont nous savons l'existence. Pourquoi ce geste? Qui peut savoir... Seulement voilà, il n'y avait que noirceur, parce que Corbeau n'avait créé ni soleil, ni lune, ni étoiles.

Cependant, dans cette noirceur, vivaient un chef et sa fille, et cette dernière possédait, dans de jolies boîtes en cèdre, le soleil, la lune et les étoiles. Corbeau, voulant obtenir ces choses, décida de devenir une aiguille de pruche afin de pouvoir les voler aux gens. C'est logique, non? Devenu aiguille, Corbeau s'arrangea pour tomber dans le verre d'eau de la fille au moment où celle-ci allait boire. C'est de cette façon qu'il pénétra en elle et devint un enfant en son sein. Corbeau naquit à cette famille, et fut grandement aimé par sa mère et son grand-père.

Devenu jeune garçon, Corbeau voulut jouer avec les trésors cachés dans les boîtes en cèdre, et il se mit à pleurer jusqu'à ce que son grand-père lui permette de le faire. Une fois qu'une des boîtes fut en sa possession, Corbeau lança la lune et les étoiles dans le ciel, à travers le trou du plafond de la hutte, et ils se répartirent immédiatement dans le ciel. Mais comme il n'avait toujours pas le soleil, il continua à pleurer, pleurer à en devenir malade, jusqu'à ce qu'enfin son grand-père lui donne la seconde boîte tant convoitée.

Il joua longtemps avec la boîte, puis soudainement reprit sa forme de Corbeau et s'envola avec elle, à travers le trou du plafond une fois de plus. Une fois très loin du village, il trouva des gens qui vivaient dans la noirceur. Il leur demanda s'ils aimeraient vivre dans la lumière, mais ils ne croyaient pas que Corbeau, si puissant soit-il, puisse dissoudre la noirceur. C'est alors qu'il ouvrit la boîte en cèdre et libéra le soleil, qui monta immédiatement au ciel. À la vue de cet ébénement, les gens, apeurés, s'éparpillèrent de par le monde.

**********

Eille, le ciel est VERT, en ce moment! Incroyablement beau. Et pas un seul nuage depuis trois jours, au pays des nuages!

Toujours est-il que, comme dirait ma grand-mère, ce qui me fascine dans cette histoire trouvée sur un site Jungien, c'est que le créateur du monde ne dispose pas de tout ce qui est nécessaire à la bonne marche du monde. Malgré sa toute-puissance, des choses importantes lui ont échappé. Et ce sont les hommes, que le mythe installe donc comme indispensables à la création, presque co-créateurs, qui peuvent lui fournir les clés de voûte du monde qu'il a créé.

Et d'abord, pourquoi c'est le Corbeau qui est le créateur?

Peu importe pour le moment. La leçon est la suivante: c'est nous, humains, qui portons le soleil, la lune et les étoiles. Nous sommes les êtres de lumière, et le créateur a dû avoir recours à une supercherie pour pouvoir lui-même utiliser cette lumière à ses fins.

Chacun de nous, porteur de lumière, dans une petite poche près du coeur, dans un vieux coffre oublié depuis longtemps, ou même, qui sait, dans un vieux chariot d'épicerie poussé en travers de la rue Hastings...

26.6.06

«La charrue passe dans le ciel.» Oui, elle est là, juste au-dessus de moi, adoptant sa forme élégante, la même depuis des âges incomtables. Elle n'est pas seule, mais elle attire le regard comme nulle autre. Et pourtant...

Je me souviens...

(Je voulais écrire sans avoir recours au «je», mais ça me paraît impossible ces jours-ci.)

Je me souviens, donc, d'un livre. Dans ce livre, une illustration présentait les étoiles de la Grande Ourse vue d'un autre point de vue. Je suppose que les astronomes peuvent calculer ça sans trop de problème, et voilà qu'on en avait une représentation. Ou plutôt, c'était autre chose, je me souviens mieux à présent, mais ça revient finalement au même: on montrait de quoi auraient l'air les étoiles de la Grande Ourse, vues de la Terre, dans 250 000 ans, par exemple. Et ça n'était qu'un paquet d'étoiles en zigzag, sans lien aucun entre elles. Ce qui est évidemment le cas même au moment où on se parle, sauf qu'à cause d'un judicieux coup de dés à sept faces, il s'avère que, vues d'ici, elles nous font penser à des choses.

Des choses diverses, remarquez, selon que l'on soit d'une culture ou d'une autre, ou de telle ou telle époque distante de quelques centaines ou de quelques milliers d'années. Mais la chose reste fascinante: on a construit des légendes autour de ces étoiles, et les légendes sont habituellement là pour signifier les aspects «éternels» de la vie. Or, voilà que certains parviennent à offrir en pâture à notre esprit la déconstruction de cela même sur quoi nos légendes étaient bâties.

Et voilà qu'il nous faut rebâtir les fondations. Ou un mur d'icelles, à tout le moins. Et cela est bien; mais cela est mystérieux. C'est comme le Big Bang: quand on en entend parler aujourd'hui, à la radio lors d'une émission scientifique par exemple, ou dans les journaux, on dit qu'après le Big Bang, il s'est passé ceci-cela, et que la matière s'est répandue à une vitesse X, donnée à l'aide d'un chiffre avec plein d'exposants. C'est bien, que je me dis, mais ça ne résoud aucune question. On ne parle jamais de la provenance du Big Bang, et c'est pourquoi à mon oeil, parler de cette explosion mystique est absolument égal à raconter comment le Corbeau créa le monde, avec ses plantes et ses autres êtres vivants. (Et au moins, les histoires de Corbeau, c'était en langage que tout le monde pouvait comprendre!)

Même l'air que je respire, condition de toute vie, n'a pas toujours été là. Les choses les plus fondamentales vont et viennent. La fenêtre par laquelle nous regardons le monde est tellement petite... C'est pourquoi nous tentons sans cesse de l'agrandir: nous ouvrons le mur, inventons de nouveaux soutiens qui permettent d'agrandir les fenêtres, construisons des murs de verre. Mais nous sommes toujours dans la maison, et il se peut qu'il faille plutôt, tout simplement, trouver une autre façon de voir. Laquelle? Je n'en sais rien -- à part qu'elle ne doit pas se fier sur le regard des yeux.

25.6.06

La première étoile vient de s'allumer. Elle m'a trouvé assis dehors, au milieu du gazon, à la table que nous avons mis là en pensant la donner. On voit ça beaucoup, par ici: des trucs sur le trottoire, une laveuse, une bibliothèque, un lit de bébé, et dessus un papier avec écrit "Free". Demain, peut-être, la table et les chaises, fabriquées jadis à Lac-Mégantic, se retrouveront sur un trottoir de Vancouver.

L'étoile n'est pas toute seule: le lampadaire aussi réchauffe tranquillement sa lumière, devenue orange comme un vieux bonbon Guay qu'on aurait illuminé par derrière. Je ne crois pas que les bonbons Guay existent encore, aujourd'hui. La soirée est superbe. Dans la maison d'en face, une famille chinoise, ou des amis, se sont réunis autour de la table et jouent au Mah-Jong. Je vois leurs têtes s'agiter, leurs bras qui remuent de gauche et de droite, et de temps à autre, quand vient le temps d'une nouvelle manche, le son des plaquettes qu'à eux tous ils remuent sur la surface de la table se rend jusqu'à moi. Un craquement, un roulement, quelque chose d'assez joyeux. Ils n'ont pas couché les enfants, et ça braille un peu. Des fourmis me montent sur les pieds.

La couleur du ciel devient plus dense; d'autres étoiles sont apparues. Je voudrais parler du Québec en ce jour de la Saint-Jean, mais les idées que j'ai en ce moment me mèneraient trop loin. Je ne veux pas y passer la nuit. Enfin... commençons tout de même.

Tout à l'heure à la radio, on a passé une chanson de Lucille Dumont, dont je ne connaissais rien d'autre que le nom. C'était une chanson sur le fleuve Saint-Laurent, une très belle chanson, des années cinquante, probablement. Et comme elle m'a rendu heureux, cette chanson! Elle venait d'une autre époque, d'un temps que je porte en moi à travers ce que m'en ont raconté mes parents, ce que j'ai pu en grappiller ailleurs, dans des livres, d'autres chansons, des photos. Mais je le porte vraiment en moi, même sans y avoir vécu, parce que j'ai un lien "presque direct" avec lui. Avant, c'est trop loin, c'est le temps devenu historique. Et, donc, j'étais heureux que cette chanson m'y ramène, à cette époque malgré tout imaginaire mais qui possède une essence, un jus dont je porte en moi le distillat. Et essayez de placer le mot "distillat" quelque part, vous m'en direz des nouvelles!

Lucille chantait donc le fleuve, les saisons qui passent dessus, les gens qui vivent autour. Il y avait même des baigneurs, dans ce fleuve! C'était une fenêtre sur un temps plus simple, plus innocent certainement, mais qui à cause de cela avait des qualités qui aujourd'hui se sont perdues, ou alors transformées. Il y avait, je crois, quelque chose de l'enfance dans tout ça. Pourquoi? Tout simplement parce que la vie était plus élémentaire, rattachée aux choses du monde, à la terre, à la pluie, à la mort qui toujours rôdait dans le voisinage, à la misère, à la peur. Enfin, tout ça, ce sont des images, des imaginations, des rêveries, je le sais bien, je me trompe probablement. Comment ne pas se tromper quand on parle de ce qu'on n'a pas connu? Mais tout de même, il émanait de cette chanson une simplicité qui, si elle est toujours possible aujourd'hui, se rencontre pourtant moins souvent, ou alors est perdue à mes yeux dans le grand vacarme.

C'est comme ce soir: mon cher chêne, le vent lui passe ses mains dans les cheveux, alors il bouge, il se laisse caresser, il fait onduler ses boucles, et ça fait un bruit merveilleux comme celui de l'onde. Sauf que là-bas, à ma gauche, se trouve la Transcanadienne, la 1 direction ouest, juste à la limite entre Vancouver et Burnaby. D'ici, il n'y a qu'à suivre le chemin pour se rendre à Montréal dans 4500 kilomètres. Pratique. Mais ça fait du bruit. Une moto lâche un grondement qui s'élève au-dessus du reste. Autrement, c'est toujours, sans arrêt, la même pâte sonore qui compose le fond musical. On l'oublie, bien sûr, mais le soir, comme ça, quand on aimerait bien se laisser hypnotiser un peu par le bruissement des innombrables feuilles d'un chêne, ça n'est plus possible.

C'est ça qu'on a perdu. Aussi de pouvoir se baigner dans le fleuve. Des choses simples, mais sans lesquelles, quand on y pense bien, la vie perd du goût. Peut-être en gagne-t-elle ailleurs, remarquez. Des goûts exotiques, ou nouveaux, ou même inventés. Mais!

Les étoiles aussi, on est en train de les perdre. Ici, à Vancouver, c'est encore pas mal, parce que l'urbanisation est limitée par les montagnes et la mer. Mais à Montréal, essayez de voir dix étoiles dans la pâte grise qu'est devenue la nuit...

Et pourtant, quand je parle de changer de place, d'aller vivre hors de la ville, là où peut-être je pourrais me rapprocher de ces choses essentielles, je ne fais que ça: en parler. Ça reste une idée en l'air, et je conserve le cordon qui me lie à la ville. Allez savoir. Heureusement, il y a les chansons, celle du chêne et celle de Lucille, qui malgré les bruits ne cessent pas. Il suffit de mieux les écouter.

C'est une belle soirée.

24.6.06


Vancouver est une ville de grande richesse, mais aussi de grande pauvreté. En 2003, il s'était établi un petit campement près de Science World. La police avait de toute évidence laissé faire, et au bout de deux semaines environ, la petite patch de gazon qui longe la clôture servait de base à une bonne douzaine de campements d'abord improvisés puis assez vite améliorés. Je passais devant tous les jours, et à un moment donné j'ai entendu parler certains des gens qui s'étaient établis là. C'étaient des Québécois, et l'un d'eux s'appelait Marcel. Ils sont bien restés là deux mois ou quelque chose d'approchant. Assez pour que leurs tentes deviennent de jour en jour mieux installées, avec des cordes à linge, des vestibules; assez pour qu'il s'y trouve des chaises en plastique, des tables, et pour qu'au matin on y déjeune comme en camping, sous les bâches installées en permance comme protection contre la pluie. Et puis un beau jour, le gazon avait été vidé de ses habitants. La petite communauté était dissoute, et chacun a dû continuer sa vie ailleurs.

Et voilà que l'autre jour, je vois cette scène, juste à côté de la Swiss Bakery, d'ailleurs tenue par un boulanger vietnamien qui maîtrise parfaitement la pâtisserie française. J'y vais de temps en temps acheter un pain, un sandwich, des tartelettes ou des beignes. Dans le terrain vague qui jouxte la Swiss, donc, un petit camp avait vu le jour. Chariots d'épicerie, bâches, tentes, vélos, vêtements en tas, rebuts de toute sorte: il y avait là de quoi se constituer un petit chez-soi. Pendant que je passais, un homme se dirigeait vers un des coins du terrain, probablement pour aller chier. Celui de gauche sur la photo ne voulait probablement pas être pris en photo, ce que je comprends tout à fait. J'étais moi-même assez gêné de cliquer, alors j'ai essayé de faire ça à la dérobée.

Mais qu'est-ce qu'ils pensent, ces gars-là? S'ils sont chanceux, ils auront quelques jours de paix relative, et puis on les évincera. Leur vie se déroule-t-elle ainsi, de terrain vague en terrain vague, de fuite en fuite? Et que font-ils entre deux? J'imagine que le simple fait de s'ériger un chez-soi, si temporaire soit-il, doit faire du bien à l'âme, même si on vit dans la rue. Bien placer une bâche -- qu'on a d'ailleurs trouvée soi-même, une fierté de plus! -- pour imperméabiliser son abri, c'est finalement la même chose que de refaire sa toiture à grands coups de bardeaux d'asphalte. Un peu moins durable, c'est tout.

Que font-ils donc tous maintenant, ces hommes qui vivent sales et puants, mais qui peut-être touchent à la vie d'une façon qui m'échappe? Où dorment-ils ce soir?

23.6.06

Je m'ennuierai de ce grand chêne. Quoi de plus solide qu'un chêne?

Ah, je me sens exactement comme ces dimanche après-midi où l'on assiste à un départ. On a reçu des amis chez soi, on a peut-être passé la fin de semaine avec eux, et voilà que le temps de partir est venu. On s'embrasse distraitement, on se serre la main sans émotion; on est déjà ailleurs. Ceux qui partent, en tout cas. Mais quand on est celui qui reste, on se retrouve soudain avec une maison silencieuse, un après-midi qui ne sert plus à rien (je sais, c'est affreux de dire ça) et le temps devenu lourd.

Je trouve difficile de mettre fin à quelque chose. Il ne nous reste plus que quelques jours à Vancouver, et je vois à présent le jour à travers les dernières pages de ce livre (finir un livre, c'est parfois la chose la plus triste qui soit). Je sais que je suis sur le bon chemin, mais la nostalgie m'envahit, me submerge quand même comme la marée.

Je me demande si c'est ainsi qu'on se sent quand la mort approche.

Le premier mars deux mille trois, nous nous trouvions dans l'avion qui survolait le paysage en descendant vers l'aéroport. Je regardais mes enfants et j'avais les yeux pleins d'eau, me demandant dans quelle galère j'avais embarqué ma famille. Ce fut bien sûr une belle galère. Mais tout de même, ces déménagements resserrent le coeur. Tant d'adieux à dire, et c'est si dur de dire des adieux. Tant de choses quotidiennes qui d'un coup passent à l'état de souvenir. Et dans le panier à souvenirs, ça se tasse, ça s'empile, ça s'alourdit...

Les arbres ont-ils fait le bon choix, en décidant de ne jamais changer de place? Ils nous complètent bien, en tout cas. Heureusement que nous les avons.

22.6.06

Toutes les raisons du monde sont bonnes
pour rester simple
il faut chercher les mots qui savent respirer
couper celui qui est de trop
et laisser place à la lumière

pas facile

il est bon d'enlever ses lunettes
même si c'est pour moins voir
la nudité
a le goût d'une pêche

et si tes doigts en viennent à t'énerver
ne les coupe pas
mais sache les mettre à reposer
sois plus fort que l'agitation
que l'affairement idiot
qui ne produit aucun miel

l'argent est une brume
le nom est une brume
le désir est une brume
mais ton intention est le canot qui avance et les fend
sans bien savoir où il va
qui avance

ta tête est pleine de mots?
tes doigts sont impatients?
écris, remplis un champ de cette culture insipide
sans rien attendre qui nourrisse
et puis brûle tout

à présent, tu peux travailler

21.6.06

La Soirée du haïku Molson

***

Fin du sac de chips
et l'éclosion du remords
nouvelle saveur

Je veux être zen
et boire le thé à jeun
l'aube dans les yeux

mais je suis encore
d'un seul côté du miroir
pas tout à fait un

(un message de notre commanditaire)

La capsule saute
et la bière ne veut plus
qu'en toi disparaître

(nous revenons à notre programmation principale)

J'ai cru tout savoir
en regardant les montagnes
respirer sans bruit

me suis-je trompé?
le saurai peut-être enfin
quand je les laiss'rai

Quitter : deux syllabes
Rentrer : ma foi, c'est pareil
Que ce match est nul !

Mille ans ont passé
mais toujours le vent au pin
s'unit en poème

Un oiseau de nuit
sur ma tête a aluni :
qui était perdu ?

J'attends le sommeil
car c'est au petit matin
que naissent les rêves

Troisième période
sacs de chips écrapoutis
tout à oublier

20.6.06

Quand je ferme les yeux et dépose mon visage dans mes mains, je vois un noir profond mais rassurant. Un noir velouté. Enfant, j'étais fasciné par le fait qu'en faisant ça, il apparaissait des couleurs dans ce noir, des étincelles mouvantes rouge-orangé qui naissaient peut-être parce que j'appuyais sur mes yeux. Je ne sais pas comment ça fonctionne. Ce soir, je ne vois que du noir.

C'est un noir reposant. Quand on y arrive tout juste, il est encore peuplé, quelques secondes, de réminiscences du monde des couleurs. On y voit des formes, des lueurs fantômatiques, sortes de daguerréotypes faits de fumée et de choses imprécises. Des souvenirs. J'aimerais dormir dans ce noir, j'aurais l'impression d'atteindre un état de sommeil profond, comme la mer à l'étale, quand personne ne la voit.

Et puis, on jurerait que le creux des yeux est fait pour recevoir les paumes. Les mains se collent, les doigts viennent enrober le front, la tête est prête à s'abandonner. J'ai déjà vu de vieilles femmes ainsi placées, dans des églises. Peut-être cherchaient-elles une forme de consolation dans ce velours que tisse la vue absente.

19.6.06

Ce qu'il y a de fantastique, avec les arbutus, c'est qu'il se développent à l'envers de ce tous les arbres que je connaissais avant. Ils commencent comme tous les autres, petits, minces, délicats. Et puis ils se bâtissent une écorce: c'est leur travail. Ils se protègent contre le monde avec une peau rugueuse, gris-brun, pleine de relief. Tout ce qu'on attend d'un arbre, quoi. Mais voilà qu'une fois assez grands, ils passent dans un tout autre mode, subissent un genre de métamorphose. Leur écorce rugueuse s'amincit, adopte une texture semblable à celle du papier, proche de celle des bouleaux de par chez-nous, mais plus mince encore, couleur cannelle, fauve, terre humide. Et puis cette écorce se met à tomber par lambeaux craquants et recroquevillés, dès que le vent se fait insistant ou qu'un humain passe, caressant.

Car sous l'écorce de papier se trouve ce à quoi voulait aboutir l'arbutus. Il s'agit de sa deuxième livrée, qui est tout le contraire de la première. C'est une écorce colorée qui peut-être pâle, semblable au cari, plus orangée, safran, ou alors un peu terne mais toujours ayant au fond d'elle cette teinte chaude, éminemment terrestre, qui donne à l'arbre l'image d'être rouillé. Et surtout, c'est une écorce lisse: on y place la main, on suit la forme de la branche, et on a l'impression de découvrir une scuplture polie par les milliers de visiteurs du musée, ou encore on croirait se trouver devant un meuble vivant, qu'un menuisier habile aurait façonné à même un arbre, sur le terrain.

Ayant laissé tomber sa première apparence, l'arbutus se trouve ainsi nu, lui-même, inoubliable. Comme un danseur inimaginablement lent, il déploie des membres contorsionnés qui semblent pleins d'une sorte de passion, de sorte qu'on ne serait pas surpris, revenant après une année à l'endroit où pousse un arbutus connu, de le retrouver dans une tout autre posture. C'est un arbre qu'on dirait en mouvement. Et toujours poussant près de l'eau, sur des berges rocailleuses, là où ils peuvent choisir le soleil qui leur convient, les arbutus souvent profilent leur délicate forme orangée contre un décor de forêt sombre et verte. Incroyablement lisses dans un monde où tout est carapace, ils donnent en spectacle leur vulnérabilité retrouvée, comme s'ils s'en faisaient une fierté. Et même si cette vulnérabilité n'était qu'une illusion, l'image demeure, magnifique.

16.6.06

Nuages, merveilleux nuages!

Gris: couleur de pouvoir et de tranquillité. Et ce mouvement lent, gracieux, celui d'une migration qui prendrait son temps. D'une rêverie. Nuages, peuplez le ciel de votre vérité.

Il m'a toujours fasciné qu'au-dessus des nuages, ces derniers deviennent inutiles, ou passés, comme une chose dont on n'a plus à se soucier. C'est le privilège des montagnards, des alpinistes et de ceux qui peuvent voyager en avion que de connaître cet état nouveau d'un monde sans nuages. On regarde alors le ciel plus pur, plus unique, et on en vient presque à oublier qu'il y a quelque chose, en bas, notre vie ordinaire, tous ces gens qu'on connaît, les maisons, le fait qu'on soit humain, qu'on ait des parents, que des routes existent. Qu'on ait inventé les fils électriques. Tout ça disparaît, au-dessus des nuages, là où rien d'autre n'est permis qu'exister. Ce doit être une des raisons pour lesquelles les alpinistes continuent de grimper.

Autrefois, au pays des nuages, les hommes vivaient avant tout de la mer. Je ne crois pas qu'ils avaient le loisir de grimper les montagnes: à quoi bon? Ils cherchaient les cols pour rejoindre les vallées au-delà, ils aimaient les passages. Et les montagnes, ils en faisaient des dieux. Ou des personnages déifiés, comme les Soeurs jumelles. Alors, ils ne voyaient pas au-dessus des montagnes. Certains cependant vivaient peut-être assez haut pour devenir bergers de ces moutons blancs et gris. Je n'en suis pas certain: de quoi auraient-ils vécu? Il n'y avait pas d'élevage, par ici...

Au-delà des nuages, toute l'histoire humaine devient relative. Ce qu'elle est vraiment. Êtres, ordinateurs, chandelles, mots, vins, idées, et même poésie: que devient tout cela au rivage du grand bleu? L'humidité qui s'attarde sur un grain de sable.

Mais pourtant, dans ce fragment d'eau en devenir se trouve l'étincelle de la vie. Pas mal.

15.6.06


Les choses que l'on fait ne servent jamais au seul usage qu'on imagine pour elles.
La terre prépare une surface riche et nourricière.
Des hommes en extraient quelques matières choisies, les mélangent pour en faire un ciment, et puis de ce ciment ils composent un trottoir.
Pour une petite fille, cette bande longue et grise devient un tableau, le support qu'il lui faut pour commencer un jeu. Pour une heure elle va et elle vient sur un monde qui fait quinze pieds de long.
Et plus tard, un passant devant la marelle étirée se ressouvient d'enfances et de rires et de belle innocence. Les quelques traits de craie pour lui ne serviront jamais à sauter (quoique...). Mais dans ces lignes croches, dans cette matière sèche, dans cette échelle de chiffres qui conduit vers nulle part il revoit une chose importante.
Il ne cherche pas à la nommer.

14.6.06

Il faut traquer les beautés

nos orteils utiles, sous-estimés
la pierre, tant aimée par le temps
ton regard
et la musique quand tombe le soir
une couleur : choisis-la
le mouvement d'une feuille sous le vent
qu'elle soit vive ou séchée

mais traquer : pas assez

non

il faut
il a
toujours
fallu inventer
des beautés

sinon les cris
sinon l'effroi
le désespoir
l'amputation

(il ne s'agit pas de bras ou de jambes)

pour rejoindre Dieu, le chercher
des moines assemblent leurs voix sous la voûte
inconnus
importants

un gars et une fille n'ont qu'une couverture
et leurs peaux encore chaudes
pour s'élever au-dessus du trottoir

le lièvre ne le sait pas
mais il est libre
jusqu'au moment où son cou craque
dans la bouche du renard
peut-être même plus longtemps

et celui-là ne voit pas
mais il a entendu ce que disent les choses
qui d'autre
peut en prétendre autant?

une étoile de mer mer pourpre
attend
sur les galets séchés
espère
que la mer reviendra

la beauté se prend à infiltrer
la fissure improbable
mais il est des endroits
d'où elle demeure bannie
je ne peux pas la voir dans le sang de ce père
rouge si peu longtemps
dans cette poudre mortelle qui brille pourtant
au soleil
une fois le nuage chassé
l'explosion rendue au silence

faire battre ces sons en retraite
à coup de souffle à coup d'écoute
et de gestes posés
à force
d'inventer

13.6.06

Je me serais levé --
laissé derrière,
le confort supposé de la chaise
abandonnée,
la lueur trompeuse de l'écran

une à une
lentement
j'aurais descendu les marches
en béton
vers la sortie de secours

la pensée me serait venue:
que vont-ils penser?
et puis
distrait par le ciel clair
le son d'une voiture qui passe
le vent qui traverse le stationnement
j'aurais tout oublié

je me serais mis à marcher
pour aller, pour aller

sentir le goudron des piles du quai
les odeurs des épiceries sur Keefer
marcher dans le gazon sale du quartier chinois
aller vers l'est
dans la quiétude des rues d'après-midi
et puis prendre les enfants à l'école
ou continuer jusqu'à ce que le ciel devienne mauve
quand la ville se magritte d'ombres inversées
et que personne
n'attend plus rien des autres


mais je suis resté assis
pris
dans une gravité que rien
surtout pas les mots
n'arrive à crever

12.6.06

Les histoires qui se passent alentour de moi ne cessent de m'intriguer. Juste ici, maintenant que me voilà assis sur le balcon, dans la lueur du jour qui s'en va se dissolvant.

Le voisin d'en arrière, après avoir passé tout l'après-midi à farfouiller sur le gros camion tracteur d'un pote, est encore dans la graisse, à jouer dans son bateau. Une vie de moteurs, de mécanique, de doigts graisseux. Et une petite fille d'environ cinq ans, aussi, qui de toute évidence n'était pas là aujourd'hui. Où est-elle? D'où regarde-t-elle le ciel devenu vert? Elle doit être couchée, en fait, à l'heure qu'il est.

Basil, qui habite en bas pour quelques jours encore avant de s'envoler vers une nouvelle job à Fort McMurrray, dans l'industrie pétrolière, est sorti un moment tandis que j'essayais d'écrire. Ses chaussures frottant sur le trottoir, il s'est dirigé d'un pas lent vers la ruelle, l'air amorphe d'un gars saoul ou alors très fatigué. Il est revenu quelques minutes après, mais sans avoir eu le temps de griller une cigarette (d'ailleurs je ne crois pas qu'il fume) ni de se rendre au dépanneur qui de toute manière est peut-être déjà fermé. Qu'est-il allé faire? Prendre l'air, peut-être. Sa blonde est repartie en Nouvelle-Écosse, sa mère était venue s'établir ici mais voilà que lui s'en va poursuivre les dollars et, plus simplement, le travail, en Alberta. Je crois qu'il aimerait bien retourner dans son cap Breton natal, mais qu'il ne se trouve rien là-bas pour occuper et faire vivre un gars comme lui.

Et puis il y a la femme de Hemit, dont je n'ai jamais compris le nom. Pas que j'aie à lui parler souvent, mais tout de même, on se croise comme des voisins, on se salue. Surtout depuis que lui est parti. Retourné chez sa mère, en fait, qu'il m'a dit un jour où il était venu faire son tour (il revient tout de même parfois la fin de semaine). Une histoire de drogue et d'alcool assez excessive pour qu'il ne cadre plus dans le portrait d'une famille qui compte aussi deux filles de seize, dix-sept ans. Alors il est parti faire un genre de cure, un «nettoyage», m'a-t-il dit une fois qu'il était venu tondre le gazon laissé à l'abandon. Sa femme, ce jour-là, semblait heureuse qu'il soit là, elle était décontractée, souriante. C'est pourquoi il était touchant de la voir quitter sa maison rapidement, tout à l'heure, en passant son poignet sur le côté de son visage, tout près de l'oeil. Il me semble qu'elle pleurait. L'autre femme qui habite avec eux, une asiatique qui est apparue un beau matin après le départ de Hemit, est sortie à sa suite en lui lançant une question que je n'ai pas pu comprendre. «Yes, I'm fine», a répondu l'autre.

Je n'en sais pas plus. Et je ne le veux pas nécessairement: ce n'est pas mes affaires. Mais toutes ces histoires, je trouve, sont touchantes. Elles ont toutes, comme probablement les histoires de chacun d'entre nous, un «ailleurs» qui tient une place importante dans le déroulement des choses, mais dont l'existence même est cachée à l'observateur. Comme s'il était impossible qu'une histoire puisse tenir en un endroit seul, être complète, être ronde. Comme si rien ne pouvait être simple.

Le ciel qui surplombe tout ça, cependant, est d'une simplicité majestueuse. À moins, encore une fois que tout ça ne soit vrai qu'en apparence...

11.6.06

L'amitié est parfois douce-amère. Et je ne parle même pas des grandes amitiés, qui se tissent avec les fils du temps ou se fondent sur l'expérience vécue, mais de celles de circonstance, faites de rencontres à l'école des enfants, puis à la piscine ou au parc, puis peut-être encore en pique-nique ou lors d'une petite randonnée.

C'est qu'un jour, il faut se quitter.

Évidemment. Il est vrai, par ailleurs, que dans le grand schéma des choses, comme on dit en anglais, il en est de même pour absolument toutes les amitiés. Pour toutes les relations, en fait. Mais l'amitié qui s'enracine, ne dirait-on pas qu'elle ne peut être défaite? Que malgré les départs, les éloignements, elle parvient tout de même à demeurer, à continuer d'exister? Alors que celles qui sont moins riches, mais pas nécessairement moins agréables, survivent difficilement à la séparation, et quand vient justement ce moment de dire adieu, on est laissé avec une tristesse, moins peut-être celle de la fin de quelque chose que celle de l'abandon d'une éventuelle ouverture sur une amitié plus grande. On reste avec un souvenir agréable, une image gaie de quelqu'un. On se demande comment cette personne sera dans quelques années, comment ses enfants auront-ils grandi. Mais on ne le saura jamais.

Il reste peut-être, tout de même, un lien discret entre nous et les autres, ceux qui sont partis. Ainsi, sur la terre, se trouverait un réseau invisible et fragile reliant tous ces être qui un jour ont fraternisé, un réseau construit à partir de bons mots et de visages souriants. Et peut-être qu'au lieu de soupirer sur le départ de quelqu'un, il faudrait se réjouir de participer à la construction d'un nouveau lien silencieux, comme un sentier broussailleux au sein d'une dimension invisible.

9.6.06

En allumant la lumière, j'ai défait la dentelle d'ombre que la lune avait déposée sur l'armoire.
La naissance du jour signifie toujours le sacrifice d'un rêve.
J'ouvre les yeux sur les beautés du monde, mais alors des possibilités disparaissent, brisées par l'arête trop claire des choses.
Les nuits, petites et grandes, sont des alliées, des confidentes. Il faut parfois ne rien y voir pour enfin tendre la main vers son propre regard.

8.6.06

Oh, Seigneur.

Explique-moi.

Quoi: tu mets quelques bières dans le ventre d'un homme, et le voilà prêt à se répandre d'amour plus qu'à l'ordinaire. Le voilà prêt à donner, même peu, même mal, comme dirait l'autre.

Pourquoi ce mystère? Pourquoi cet abandon? Aucun amour préétabli n'est renié. Aucun. Mais c'est comme si les muscles se relâchaient, comme s'il n'était plus possible de retenir les sentiments de réconfort. Tout est à donner. Pourquoi?

Les grands artistes, peut-être, peuvent faire de cela des oeuvres.

Et on se sent mal. On sent qu'on brise un vase pur: celui de l'exclusivité. Mais aussi on sait que tout ça n'est que concept. Et qu'il ne faut pas vivre selon des concepts. Qu'il faut suivre la vérité.

Oh, Seigneur.

Explique-moi.

Je passerais bien une journée dans les dessins de Miró. Ou mieux encore: dans ceux de Klee.



Tiens, à partir de ces dessins j'aimerais qu'on me fît une courtepointe dans laquelle je pourrais m'emmitoufler. Il me semble que ça porterait au rêve. Entouré d'un ciel riche et profond, aux humeurs changeantes, j'aurais pour voisins des étoiles et des lunes moirées. Le temps de me retrouver emballé de couleurs, les contours des choses s'assoupliraient. Je me laisserais tomber avec joie dans un paysage aux dimensions nouvelles, dans une petite ville aux maisons rigolotes. Oui, je demande que l'on puisse aller plus loin que de profiter des images avec le seul regard: il faut que l'on puisse s'y jeter. Et ce soir je veux de l'abstrait! Allez, je me place sur le bord d'une piscine de sommeil, le dos vers le vide, n'ayant que les plantes des pieds encore liées au sol. J'étends les bras. Je ferme les yeux et penche légèrement la tête vers l'arrière.

Peintres! Faites vite! Dessinez-moi un nouveau monde! Je ne veux pas tomber dans le blanc...

7.6.06

Le regard reposé, léger, les mains jointes sur ma poitrine, je sentais mon coeur battre contre mes pouces. J'étais là. C'était aujourd'hui le dernier cours de yoga.

Il y avait l'été commençant, il y avait l'air presque chaud, la lumière généreuse du soir. Il n'y avait aucune attente, aucun désir, aucun futur. Les mouvements s'alignaient aussi purs que la respiration, précis, nobles, sacrés. Quelque chose faisait en sorte que tout était bien. Pas parfait: bien. Les membres, qui commencent à être pétris d'habitude, se plaçaient avec sérénité sur le tapis, et le corps suivait, adoptant la pose en un geste élégant et simple. C'était comme avoir une conversation avec soi-même, mais en utilisant son corps pour dire les choses.

Mes pieds, dans la posture du chien, étaient franchement plantés dans le sol, les orteils écartés. Suivant les instructions de Jen, je passais d'une réalité à l'autre, toujours la même en fait, mais adoptant des visages différents. Il y avait là quelque chose de la perfection d'exister.

Sans penser, je me rappelais cependant une autre occasion du même genre. C'était il y a bien des années, à ma deuxième sesshin. J'avais pris l'autobus de Montréal vers Sorel et m'étais arrêté à un ancien monastère entre deux petites villes. Très intimidé par le monde mystérieux du zen, je m'étais tout de même soumis à l'horaire dément d'une fin de semaine de pratique. Et là aussi, dans cette église abandonnée des années quarante, habillé d'un kimono noir et assis comme une trentaine d'autres sur mon petit coussin, face au mur, j'avais goûté au festin de l'instant.

Il faisait chaud, je me souviens, et parfois des moustiques volaient, profitant de mon immobilité pour se poser sur mon front et me piquer sans que j'ose défaire ma posture pour les embêter. Ce n'était pas grave. Il se passait quelque chose d'important, dans cette immobilité. Mon corps avait découvert un rythme nouveau, tout intérieur, et se laissait aller à le suivre comme un aveugle doit suivre avec confiance une personne qui le tient pas la main. Ma respiration, lente, faisait entrer en moi un air nouveau qui me massait de l'intérieur et ressortait participer à la construction de l'atmosphère épurée du dojo. J'étais non pas heureux, mais certain, absolument certain, et ainsi j'étais réellement frère de ces grandes épinettes qu'entre les sessions de méditation je dessinais dans un carnet, et de ces chansons que nous finissions par partager entre inconnus.

J'étais au milieu de la rivière, toujours neuf, et l'autre rive pouvait être celle-là ou celle-ci.

6.6.06

Il est déjà arrivé, par des jours étranges et solitaires, que j'entre dans des tableaux. J'étais entré dans un musée par intérêt ou par désoeuvrement, et je marchais du pas de ceux qui parviennent, un moment, à se trouver hors du temps. Alors, parmi la multitude des images s'offrant à mon attention, il s'en trouvait une qui accrochait mon regard. Je m'approchais lentement, soudain curieux, comme s'il s'était agi de courtiser une jeune fille. Parfois, dans les vieux musées, le plancher de bois craquait comme il ne le fait que si on avance doucement; dans les musées modernes et bien éclairés, je m'avançais simplement vers le tableau dans l'air parfait. Je ne m'asseoyais pas.

Une fois, j'ai visité un port. Étrange: il était vide. Et pourtant c'était en plein jour -- non, vers la fin de l'après-midi. Je me souviens que le soleil commençait à pencher assez fort vers l'horizon, faisant orange la mer et la pierre des temples. L'eau tranquille venait laper le quai, lui aussi en pierre, à l'endroit où des escaliers permettaient d'aller la rejoindre. À gauche, un petit édicule se laissait caresser sans cesse par des lierres secs qui ruisselaient sous le vent. À droite, des bornes terminées par des anneaux de fer, auxquels aucune barque n'était attachée. Tiens, c'est vrai, voilà une voile: elle s'éloigne vers le couchant. Elle est tout ce qui bouge dans ce paysage, mais si lentement, et elle est déjà loin, on ne voit personne à bord du bateau qui la porte. J'ai un moment l'instinct de lever le bras pour envoyer un au-revoir inutile, mais je retiens mon geste. Je suis seul comme dans un rêve, perdu à une époque improbable, dans une ville sans nom. Un peu triste. Je sais qu'une fois que je serai retourné au monde des choses sensées, personne ne viendra plus écouter le clapotis de l'eau sur les vieilles pierres.

Une autre fois, ce n'était pas un tableau mais une assiette. Une lune persane y avait été peinte, qui avait les traits d'une belle jeune fille mystérieuse. Alors moi, mine de rien, je me suis arrêté pour la saluer... et je ne suis plus reparti. Elle avait des yeux noirs comme la nuit, c'est évident, mais grands, et aux cils magnifiques. Ses cheveux faisaient une couronne autour de son visage qui lui donnait des airs de princesse, une princesse seule et nostalgique. Je lui ai fait ma révérence et, en m'inclinant, ai tenté d'initier la conversation, mais elle était distante et semblait baigner dans un autre temps que le mien, dans une autre durée que la mienne. Ah, comme j'aurais voulu entendre le son de sa voix, mais à la longue j'ai dû me rendre à l'évidence et repartir avec rien dans les mains que le souvenir de son regard. Plus tard, j'ai tenté de la dessiner, mais mon griffonage sur papier ne valait pas la princesse de la nuit persane, couchée dans son assiette séculaire. Il m'a cependant permis de la garder à l'esprit...

Une autre fois encore, je suis entré dans un monde tissé d'or et peuplé de grands personnages attachants mais sérieux, solennels. Installés dans des postures inconfortables qu'ils n'auraient pourtant quittées pour rien au monde, ils considéraient sévèrement leur entourage, comme conscients de la place qu'ils occupaient dans l'image et bien déterminés à ne pas la perdre. Même les enfants semblaient adopter cette attitude et n'avaient pas la douce légèreté qu'on veut souvent, plus tard, retrouver. Alors, une fois de plus, c'est en étranger que je me promenais dans ces paysages qui n'étaient ni intérieurs ni extérieurs mais beaux, cependants, oh, beaux. Et il poussait là des fleurs magiques.

Je suis toujours revenu, à chaque fois refranchissant la ligne floue qui ramène à ce bon vieux monde où l'on a des transferts d'autobus et des vingt-cinq sous dans les poches, une envie de pisser et un sac devenu trop lourd.

Et je me demande parfois si, advenant que je me retrouve devant ces mêmes oeuvres, je serais capable d'y pénétrer à nouveau.

5.6.06

Nous sommes tous des palimpsestes.

Dans on livre The Sacred Balance, David Suzuki raconte de façon éloquente comment nous sommes tous faits de particules sans âge. Il dit que nous qui marchons aujourd'hui sur la terre, nous sommes littéralement composés de la même matière qui a fait avant nous d'autres hommes, mais aussi des plantes, des roches, de l'eau, de l'air, etc. À la limite, le Cantique de frère soleil de saint François pourrait être pris au sens propre: nous sommes liés à la lune, au soleil (et même à «soeur notre mort corporelle»?). Tous ces petits morceaux d'existence qui se sont rassemblés pour nous aider à exister, toutes ces particules sont ce que nous pouvons imaginer de plus près de l'éternité. Alors, nous portons en nous toute l'histoire de la terre. Nous sommes peut-être un peu cet ours qui n'en était pas encore tout à fait un, il y a très longtemps, et lui est nous. Nous sommes un morceau d'une forêt éloignée: si seulement nous pouvions savoir laquelle! Nous avons en nous le souvenir d'autres êtres illustres et inconnus, qui ont marché le chemin avant nous. Et l'air que nous respirons, c'est le même qui a nourri Beethoven, les générations d'humains qui ont les premiers connu et nommé les beautés de la terre, et les grands troupeaux de bisons qui régnaient autrefois sur la prairie sans horizon.

Nous devons avoir en nous, quelque part, les restants de toutes ces histoires dont nous sommes faits. Mais comme nous n'en avons qu'un petit morceau de chacune, il faut peut-être, pour y avoir accès, faire silence et écouter bien fort, ou alors se rassembler pour pouvoir si possible réunir nos parties du conte. Mais il faut d'abord savoir que nous portons cette richesse.

En fait, il suffit peut-être d'apprendre à lire à nouveau, dans ce langage sans mots. Et qui sait, alors, ce que nous découvririons?

4.6.06

Ce que j'aime et admire des amérindiens et d'autres, les moines par exemple (qui constituent, quand on y pense bien, presque un peuple à part), c'est leur sens du sacré. Leur capacité à s'incliner, pleins de respect, devant les choses que nous tenons trop souvent pour acquises, pour nôtres. On dit que le peuple Saanich, par exemple, avait une légende concernant ses origines. Le peuple était pauvre, avait de la difficulté à se nourrir. Or, voilà que le peuple saumon s'en est aperçu et a décidé de les aider, dans un esprit de solidarité entre être vivants. Les saumons, pour sauver les hommes de la faim, leur auraient tout simplement appris comment pêcher et comment honorer les saumons en retour.

Les saumons, en faisant don de leur abondance, sauvaient les hommes, et ceux-ci apprenaient à respecter le monde et ses habitants, à en connaître le caractère sacré, à réaliser à quel point ils ne pouvaient rien faire seuls. Cette vérité, inscrite dans une légende bien plus solidement que dans n'importe quel livre, ne devait plus les quitter jusqu'à ce que le monde change, en apparence du moins, jusqu'à ce qu'on ne le comprenne plus bien. On a l'impression que le sens des choses a évolué, que tout est plus complexe ou plus simple, mais en tout cas moins magique. Et il me semble qu'on se trompe.

Pendant que les amérindiens savent peut-être encore reconnaître les choses simples et secrètes du monde, pendant que certains moines peuvent se recueillir devant la tombée du jour, la plupart d'entre nous avançons insouciants à travers les jours, certains de trouver du poisson à la poissonnerie, des fruits à la fruiterie, des viandes à la boucherie, ou encore le tout dans une méga-épicerie au coin de deux autoroutes.

Et pour cette abondance qui confine au gaspillage, nous ne savons plus comment dire merci, que ce soit à un dieu ou à un saumon.

3.6.06


Ce sont en quelque sorte les pigeons d'ici. Des pigeons à la démesure du paysage vancouvérois. Elles ont adopté les parcs pour installer leurs nids, elles empruntent les rues et les toits pour se promener à la recherche de leur prochaine talle de gazon à dévaster... Et comme elles sont grosses, elles ne se gênent pas. Elles te laissent des crottes de la grosseur de celles que font les chats un peu partout (ne jamais s'aventurer là où elles mangent!). Elles sont chez elles, après tout.

Je me demande où vont mourir les bernaches. C'est vrai, on les voit toujours vivantes, comme la plupart des animaux d'ailleurs. Et comme on ne fait que difficilement la différence entre un individu et un autre, ils gagnent comme un air d'immortalité. La bernache que l'on voit, c'est toujours la bernache essentielle, presque celle conçue par Platon.

Et elles, nous voient-elles comme ça, nous les humains?

Il est vrai qu'on voit aussi rarement des humains s'en aller mourir, relativement. Mais tout de même, les bernaches, que font-elles? Elles s'envolent vers un racoin pratique et à l'écart? Elles se font reconduire, comme l'admirable Narayama du film d'il y a longtemps, au lieu où les ancêtres avaient déterminé qu'il était bien de se rendre afin de soi-même pousser les portes de l'au-delà?

Peu importe, dans le fond, puisqu'il y en a toujours d'autres qui comme nous marchent tranquillement sur les rues ou, comme nous aimerions le faire, survolent doucement les paysages silencieux des forêts qui résistent encore à l'envahisseur. Ah! Puissions-nous à notre tour nous faire envahir par les bêtes sauvages! Ça nous apprendrait, un peu! Mais elles sont trop peu nombreuses, celles que nous acceptons dans nos rues et qui, de leur côté, acceptent de se tenir à nos côtés. C'est une autre richesse que nous avons perdue au fil du temps.

Le temps de la migration approche. Dans un coucou d'acier, puisqu'il nous est interdit de faire autrement, nous reviendrons au pays du départ. Les bernaches n'y seront pas aussi décontractées. Mais quand viendra l'automne, nous entendrons parfois leur cri nasillard, et nous nous précipiterons dehors pour gagner le plaisir de les voir passer au-dessus de nos têtes.

2.6.06

Le vent frais vient déposer à mes pieds la richesse qu'il a trouvée dans l'ombre des grands chênes, là-bas. Immenses faisceaux de membres taillés dans la nuit, ils supportent en ondulant chacun leur petite forêt. Et le murmure des feuilles par millions descend jusqu'à moi, prenant d'avance le chemin qu'elles suivront cet automne.

Notre dernier mois à Vancouver commence aujourd'hui.

La nuit est d'un gris apaisant. Elle est mouillée, fraîche, comme peinte à la gouache. Juste un peu lumineuse. Deux conifères pointent leur forme parfaite vers en haut. Je ne me lasse pas de dépenser mon temps à prendre note de ce qui se passe au-delà de la grande fenêtre. Et la pluie à présent est venue ajouter sa musique au spectacle du monde.

Je demanderai au vent, une fois qu'il m'aura donné tant de caresses, d'aller en offrir aussi à tous les autres. Attendez-le... il s'en vient!

1.6.06

Je suis un pays rude, sans contours
parcouru de ciels d'automne

là les fruits craquent d'être prêts
mais les vents froids mordent les mains tendues vers eux

lames de l'herbe inquiète et longue
odeurs perdues, sentiers sans noms

l'air est tranquille et infini
on entend presque le soleil

l'eau s'invente une carapace
et la terre noueuse appelle à l'oubli

dans la beauté des brumes et la nuit trop lointaine
c'est un pays pour se perdre