25.6.06

La première étoile vient de s'allumer. Elle m'a trouvé assis dehors, au milieu du gazon, à la table que nous avons mis là en pensant la donner. On voit ça beaucoup, par ici: des trucs sur le trottoire, une laveuse, une bibliothèque, un lit de bébé, et dessus un papier avec écrit "Free". Demain, peut-être, la table et les chaises, fabriquées jadis à Lac-Mégantic, se retrouveront sur un trottoir de Vancouver.

L'étoile n'est pas toute seule: le lampadaire aussi réchauffe tranquillement sa lumière, devenue orange comme un vieux bonbon Guay qu'on aurait illuminé par derrière. Je ne crois pas que les bonbons Guay existent encore, aujourd'hui. La soirée est superbe. Dans la maison d'en face, une famille chinoise, ou des amis, se sont réunis autour de la table et jouent au Mah-Jong. Je vois leurs têtes s'agiter, leurs bras qui remuent de gauche et de droite, et de temps à autre, quand vient le temps d'une nouvelle manche, le son des plaquettes qu'à eux tous ils remuent sur la surface de la table se rend jusqu'à moi. Un craquement, un roulement, quelque chose d'assez joyeux. Ils n'ont pas couché les enfants, et ça braille un peu. Des fourmis me montent sur les pieds.

La couleur du ciel devient plus dense; d'autres étoiles sont apparues. Je voudrais parler du Québec en ce jour de la Saint-Jean, mais les idées que j'ai en ce moment me mèneraient trop loin. Je ne veux pas y passer la nuit. Enfin... commençons tout de même.

Tout à l'heure à la radio, on a passé une chanson de Lucille Dumont, dont je ne connaissais rien d'autre que le nom. C'était une chanson sur le fleuve Saint-Laurent, une très belle chanson, des années cinquante, probablement. Et comme elle m'a rendu heureux, cette chanson! Elle venait d'une autre époque, d'un temps que je porte en moi à travers ce que m'en ont raconté mes parents, ce que j'ai pu en grappiller ailleurs, dans des livres, d'autres chansons, des photos. Mais je le porte vraiment en moi, même sans y avoir vécu, parce que j'ai un lien "presque direct" avec lui. Avant, c'est trop loin, c'est le temps devenu historique. Et, donc, j'étais heureux que cette chanson m'y ramène, à cette époque malgré tout imaginaire mais qui possède une essence, un jus dont je porte en moi le distillat. Et essayez de placer le mot "distillat" quelque part, vous m'en direz des nouvelles!

Lucille chantait donc le fleuve, les saisons qui passent dessus, les gens qui vivent autour. Il y avait même des baigneurs, dans ce fleuve! C'était une fenêtre sur un temps plus simple, plus innocent certainement, mais qui à cause de cela avait des qualités qui aujourd'hui se sont perdues, ou alors transformées. Il y avait, je crois, quelque chose de l'enfance dans tout ça. Pourquoi? Tout simplement parce que la vie était plus élémentaire, rattachée aux choses du monde, à la terre, à la pluie, à la mort qui toujours rôdait dans le voisinage, à la misère, à la peur. Enfin, tout ça, ce sont des images, des imaginations, des rêveries, je le sais bien, je me trompe probablement. Comment ne pas se tromper quand on parle de ce qu'on n'a pas connu? Mais tout de même, il émanait de cette chanson une simplicité qui, si elle est toujours possible aujourd'hui, se rencontre pourtant moins souvent, ou alors est perdue à mes yeux dans le grand vacarme.

C'est comme ce soir: mon cher chêne, le vent lui passe ses mains dans les cheveux, alors il bouge, il se laisse caresser, il fait onduler ses boucles, et ça fait un bruit merveilleux comme celui de l'onde. Sauf que là-bas, à ma gauche, se trouve la Transcanadienne, la 1 direction ouest, juste à la limite entre Vancouver et Burnaby. D'ici, il n'y a qu'à suivre le chemin pour se rendre à Montréal dans 4500 kilomètres. Pratique. Mais ça fait du bruit. Une moto lâche un grondement qui s'élève au-dessus du reste. Autrement, c'est toujours, sans arrêt, la même pâte sonore qui compose le fond musical. On l'oublie, bien sûr, mais le soir, comme ça, quand on aimerait bien se laisser hypnotiser un peu par le bruissement des innombrables feuilles d'un chêne, ça n'est plus possible.

C'est ça qu'on a perdu. Aussi de pouvoir se baigner dans le fleuve. Des choses simples, mais sans lesquelles, quand on y pense bien, la vie perd du goût. Peut-être en gagne-t-elle ailleurs, remarquez. Des goûts exotiques, ou nouveaux, ou même inventés. Mais!

Les étoiles aussi, on est en train de les perdre. Ici, à Vancouver, c'est encore pas mal, parce que l'urbanisation est limitée par les montagnes et la mer. Mais à Montréal, essayez de voir dix étoiles dans la pâte grise qu'est devenue la nuit...

Et pourtant, quand je parle de changer de place, d'aller vivre hors de la ville, là où peut-être je pourrais me rapprocher de ces choses essentielles, je ne fais que ça: en parler. Ça reste une idée en l'air, et je conserve le cordon qui me lie à la ville. Allez savoir. Heureusement, il y a les chansons, celle du chêne et celle de Lucille, qui malgré les bruits ne cessent pas. Il suffit de mieux les écouter.

C'est une belle soirée.