31.3.06


«Ainsi nous décrivîmes un grand arc de cercle autour de cette fange immonde, entre le pied sec des parois et le marécage, les yeux fixés sur ceux qui se gorgent de boue;
et nous arrivâmes enfin au pied d'une tour.»

Ça y est. Depuis quelques jours, je suis entré dans la Comédie. D'abord craintif, puis de plus en plus à l'aise -- façon de parler -- bien accueilli par la traduction d'Alexandre Masseron. Car il y a toujours quelque chose d'imposant à ces grands livres, à ces bornes. À moins qu'on ait eu la chance de les lire à l'école, obligé de s'y frotter, ce qui ne fut pas mon cas.

Je le possède quand même depuis quelques années. En fait, j'ai deux éditions, la première acquise en 99 selon l'inscription que j'y ai faite à la première page. Je l'ai sortie tout à l'heure de son coffret, et avec lui s'est échappée l'odeur sombre et bouleversante du cuir. Mais ce n'est pas celle-là que je lis. Pourquoi? Je vous copie sa traduction du même passage que ci-dessus, fin du Chant VII.

«Si fîmes-nous, côtoyant l'orde gloue,
grand tour entre le sec et la pourrière,
et tenions à l'oeil ces engoule-fange.
Aux douves d'une tour enfin parvînmes.»

Il y a des mots fantastiques: pourrière, engoule-fange. Mais c'est à la limite du lisible. Et je ne veux pas plonger dans une énigme, mais bien faire le voyage avec Dante. Avec cette traduction, d'André Pézard dans la Pléiade, j'aurais l'impression de toujours être en train de lire la légende de la carte. Au lieu d'avancer.

C'est pourtant celle que le cher prof Guy Allard nous avait conseillée. Probablement celle que favoriserait tout médiéviste qui se respecte (en second après l'italien original, bien sûr) pour sa rendition de la saveur langagière du trecento. Mouais, d'accord, mais faut avant tout pouvoir savourer.

Alors c'est Masseron. Et je suis étonné, je dois l'avouer. Étonné par l'aisance avec laquelle on peut encore entrer dans ce monde (avec la bonne traduction!). Étonné de la vision dantesque. De la richesse du langage et des images. Et je viens à peine de commencer! De ce livre, presque chaque vers a été soupesé, discuté, extrapolé... Je jette un coup d'oeil sur les notes au bas des pages et je n'en reviens pas. Ce monde de glose infinie, ces sociétés qui se cherchent de nouvelles bibles, comme ils voudraient nous écarter de l'essentiel, dirait-on. Je traite toute cette information comme une autre des épreuves de l'enfer! Ne pas trop regarder à gauche, ni à droite. Ne pas perdre le tracé du chemin...

«Il a les yeux vermeils, la barbe onctueuse et noire, (...) il n'avait pas un membre qu'il gardât immobile.»

Cerbère garde les enfers. Mais avec Dante il nous laisse passer, et nous avons ce privilège de voir ce que personne avant n'avait vu. De prendre le chemin difficile et sauvage.

30.3.06



O voir au loin
quand cela est possible
voir profond
dans le rythme du monde
fait de milliards de pas
de vivants qui avancent
et reculent
voir au loin les possibles et savoir
que viendra l'oublié
l'échappé

l'imparfait: le ciment d'exister

Voir au loin et pleurer
de beauté de douleur de tristesse
d'abandon
comme si neige noire au sommet des montagnes
comme si le volcan éclatait mais pour nous laisser seul
survivant

Et si c'est bien ici qu'il vaut mieux regarder
mais pourquoi sommes-nous faits de regards qui se lèvent
et de mains à placer sur le front?
Il suffit d'être deux
qu'on s'invente un là-bas
un demain
et déjà un jadis
tous lointains horizons
cartes portales glacées

Mais ici, maintenant
nous enfarge parfois
nous tombons
notre main en visière est obscurcie de sang
-- circulez, rien à voir --
on aimerait bien
mais avec notre corps le regard
se relève

à nouveau nous infecte
l'espoir

29.3.06



(Angèle, es-tu capable d'interpréter cette «partition»?)

«And can we fill the room with our breaths», demandait/affirmait Jen.

Debout, les jambes formant un triangle bien droit, le torse penché vers l'avant et tourné vers la droite, les bras grand ouverts comme des ailes, dans cette posture qui porte un nom oublié, je ne possédais pas de réponse. J'avais terriblement mal au dos, mais je cherchais à transcender ce mal, à lui montrer c'est qui le boss. Alors je respirais, ne tentant pas de remplir la salle, mais seulement d'être plein, d'être simple, d'être là.

La palmier, le chien qui regarde en bas, le bébé heureux, le guerrier, la chaise s'unissaient de nouveau pour créer le monde, pour lui redonner sa fraîcheur et son rythme naturel. Spectateur tendu, je tentais d'oublier l'écart entre celui qui fait et ce qui est fait. (Penché sur mes jambes, je remarquais aussi combien elles ressemblent maintenant à celles de mon père.) Tout est dans le respir, mais aussi, est-ce un hasard, dans cette attitude que le zen tente de mettre en mots: «Laissez passer les pensées comme des nuages dans le ciel.»

Partir en ballon dans l'insaisissable. Se laisser porter par les courants incompris. Savoir le chemin malgré tout. Et à chaque vague d'air qui entre en moi, oublier et renaître, avoir la volonté d'une semence, le regard d'un cap tourmenté.

«The divine within me greets the divine within you. Namaste.»

28.3.06

J'ai roulé sous les arbres en fleurs. Magnolias mauves et blancs. Cerisiers. Inconnus. Au coin de Commercial, les centaines de boutons longs et blancs et pointus ressemblaient à un congrès de tiares. Vatican II trouvé dans un seul arbre. En accéléré, si c'était possible: explosion. Pétales projetés comme une pluie de pop corn. Confetti de beauté organique chutant vers l'oubli. L'oubli est brun et troué, humide, nécessaire. Roule, Christian, roule. Écoute ce toc régulier de la chaîne qui sursaute au plateau trop usé. Hume... Oui, les odeurs aussi bourgeonnaient. Terre, mer, air, les armées d'olfaction qui se lancent à l'assaut. Je me rends. Mais plus loin, au-delà d'une colline, il y avait aussi chair, existence désassemblée des poulets sacrifiés. L'usine respirait et lançait au quartier le relent de son souffle.

«Je suppose que ça doit être fait quelque part», a philosophé Howard l'autre jour, en un autre langage.

J'ai roulé dans le beau et l'odeur de la mort.

27.3.06

Aujourd'hui, nous étions au pays du ménage. Ce matin, le salon était en bordel total, avec coussins, jeux, crayons feutre, accessoires de poupée et bijoux éparpillés sur le tapis sale, skis, bâtons et bottes traînant dans un coin de la pièce depuis trois semaines, livres couchés au pied de leur étagère... Et voilà qu'à présent, à neuf heures trente, j'écris bien assis sur le divan repositionné sous la fenêtre, près de la chaleur silencieuse du piano, devant une pièce aérée, nette, où les contours de chaque chose sont bien définis. C'est le jour et la nuit. L'esprit est plus calme, plus clair lui aussi rien que de se trouver dans cet environnement bien rangé. (Mais peut-on dire vraiment que l'esprit se trouve quelque part?)

Je pose les pieds sur la table basse, à côté de ma tasse vide de tisane. Le liquide se trouve maintenant en moi, après un échange qui fait que la vie continue. Car la vie sur terre est un échange. Nous empruntons un moment au monde les particules nécessaires à soutenir cet esprit vagabond: zinc, carbone, oxygène, hydrogène, etc., et puis après ce moment, cette visite, ce voyage, le temps vient de tout rendre afin que d'autres êtres et choses puissent à leur tour exister. Une manière d'emprunt par lequel nous gagnons le privilège d'une promenade particulière au long de laquelle il nous revient d'agir et de réfléchir à ce qui mérite d'être fait.

Oh, ce n'est pas toujours facile ni agréable. Pourquoi? C'est la grande question. En Israël, en 1988, j'avais acheté dans une librairie de Mea Shearim, le quartier des hassidim, un livre intitulé Hassidic Tales of the Holocaust. Des histoires à la première personne de survivants des camps, recueillies par Yaffa Eliach. Et ces histoires m'ont touché bien plus profondément que tous les films et documentaires sur le sujet que j'ai vus. Je repense à ceux-là qui ont connu les derniers moments de leur vie terrestre au bord d'un trou plein de corps nus et tués. Le temps que les soldats les fassent déshabiller, les mettent en ligne au bord dudit trou, aillent se placer pour leur besogne, ils savaient, ils avaient le temps d'échanger quelques mots. Qu'ont-ils dit? Étaient-ils alors faits de rage, de peur, de tristesse, d'abandon? À vrai dire, certains s'en sont sortis, jetés blessés seulement dans la fosse où ils ont survécu des heures durant, seul corps encore en vie dans un amoncellement de dépouilles. Certains ont réussi à s'en sortir pour aller raconter leur histoire à Yaffa Eliach. Et bon, bien d'autres ont connu le même genre de fin en Yougoslavie, en Irak, etc. Ce ne sont pas les exemples qui manquent. Là, je ne comprends pas le but de la promenade; cependant, je ne dis pas qu'elle fut inutile. Mais tragique, cependant, tragique...

Ici, dans mon salon bien rangé, je m'interroge sur la justice. Pourquoi ceci, pourquoi cela? Eux assassinés, moi pépère devant mon portable. Dans un registre moins meurtrier, il y avait tous ces Canadiens français d'il y a trois générations, et qu'on voit bien dans Un pays sans bon sens. Ceux qui ont bûché la forêt douze heures par jour, celles qui ont «fait l'élevage» d'une douzaine d'enfants. Qui terminaient l'hiver en mangeant de la farine et de l'eau. Moi, perpétuellement bien nourrri, ayant le loisir d'écrire, de me poser des questions, les pieds appuyés sur la table basse, la bibliothèque remplie de disques.

Les questions peuvent être dangereuses. Il en faut pourtant; mais il nous faut aussi quelques certitudes. Simples, claires, comme un salon bien rangé.

26.3.06

Christian, 1988. C'est écrit à l'encre bleue sur la première page du livre. J'avais dû trouver ça à L'échange ou à la librairie de l'université. Et ce soir, déjà 18 ans plus tard, j'ai enfin vu le film.

Un pays sans bon sens. C'est bien, parce que je n'avais jamais réussi à lire le livre, qui n'est pas que le script du film, mais qui reste tout de même en grande partie dans le registre oral, c'est-à-dire qu'on y lit ce que les gens du film ont dit à la caméra. Ça se lit mal, à mon goût. Combien de fois cependant j'ai parcouru les pages, regardé les images en me demandant qui étaient tous ces gens, et quel était en bout de ligne le propos qu'on tenait ici. Ça tient en quelques mots.

«Wake up, mes bons amis !» Et pourtant... Le monde a beaucoup changé depuis 1970. Je ne sais plus si les raisons d'alors tiennent toujours. Mais les émotions, elles, ont peu changé. J'aime ce film sur l'idée du pays du Québec qui n'oublie pas de montrer que ce pays, ou enfin cette marche vers le pays (qui a changé de chemin en cours de route?), s'est faite en partie sur le dos des indiens. Tristesse d'entendre cette langue étrange parlée entre une fille et son vieux père qui tous deux parlent aussi un français tout à fait québécois. Mais pour se comprendre vraiment, ils reviennent à l'autre langue. Et cette vieille qui ne voulait pas d'une maison parce qu'elle a passé sa vie sous la tente. Ce shack qu'elle habitait, et que j'avais d'abord perçu comme un taudis, devenait, une fois l'histoire connue, un havre de résistance, de fierté, d'authenticité.

Et puis ce gars d'Edmonton parti vivre à Paris, qui racontait la perspective d'un francophone de l'Ouest... Sa honte quand, enfant, sa mère lui parlait français en public... Aujourd'hui dans l'Ouest, à Vancouver en tout cas, parler français est un gage de culture et d'ouverture au monde -- si on parle d'abord anglais, évidemment. De toute façon on n'y pense même pas, c'est chose entendue. Il y a une mesure d'hypocrisie là-dedans. Les choses ont changé, mais à quel point?

Un pays sans bon sens.

25.3.06


Vancouver, now and then.

Celle qui regarde vers le passé, c'est Choupette, la sympathique volkswagen bleu océan. Ça ne doit pas être tout à fait juste, d'appeler cette couleur ainsi, mais ça fitte bien. Utilitaire avant tout, surtout pas racée mais mignonne, toute en rondeurs et en douceurs, elle a vu du pays, l'a peut-être traversé, ne pensait probablement pas se retrouver un jour à Vancouver pour de bon, mais la vie en a voulu ainsi, et la voilà donc parquée sur la 3e avenue, devant Alsco Linen où des femmes immigrantes travaillent à la journée longue dans les vapeurs infectes de buanderie industrielle pour que tous les hôtels et commerces aient des linges bien blancs.

La coccinnelle existe toujours, par exemple, attention! Mais bon, son âge commence à la trahir, faut plus trop la pousser. Elle profite du temps qui passe comme elle le peut. L'été, c'est déjà plus facile. Elles sont encore une bonne gang comme elle à teuf-teuffer dans les rues de Vancouver, se faisant un petit signe de la tête lorsqu'elles se rencontrent. Les humains qui les conduisent vivent ici depuis assez longtemps pour s'être trouvé de beaux petits logements, des maisons peut-être. Ils se tiennent tranquille: s'ils devaient vendre ou déménager, ils seraient incapables se se loger à présent dans les mêmes conditions.

Celle qui piaffe d'impatience de se ruer vers le futur est née, de façon assez comique, dans le même pays que la petite Choupette. Elle a choisi elle aussi le bleu océan imaginaire. Elle vit dans un monde imaginaire à bien des égards, d'ailleurs, mais sur certaines choses elle n'accepte que la réalité dure, froide, qui fait du bruit et consomme de l'essence. L'espace qu'elle voue à son moteur est disproportionné par rapport au reste. À l'intérieur, elle ne veut que du cuir. Le plastique, c'est pour les chnoques (et le bois, c'est pour faire du papier ou vendre aux Américains). Elle est arrivée ici par bateau, par camion, peu importe, elle se fout du voyage. Ce qui compte pour elle, c'est de foncer. Et d'épater. Oh, elle n'ira pas bien loin, elle se promènera en ville, ira faire des tours sur l'autoroute, peut-être une escapade à Seattle. Mais quand il s'agira d'aller explorer le pays, enfin d'aller jusqu'à Whistler, elle laissera la place à la Mercedes classe M ou, allez, au Toyota Highlander. C'est pour salir, de toutes façons. L'été venu, elle se décapotera, ira attendre le long des rues de Yaletown que ses maîtres aient fini leurs sushis. Sois belle et tais-toi.

Pas de problème. Elle n'a que ça à faire, en attendant de dévaler l'asphalte. Et ça tombe bien, d'ailleurs, puisqu'on en étend des centaines de nouveaux kilomètres tout beaux, tout propres. Bientôt, elle pourra pousser jusqu'à Whistler elle aussi, si ça lui tente, et faire ça vite et arriver propre. Vaut mieux vivre à fond, de toute maniète, puisqu'on ne sait jamais quand notre allure ne fera plus et qu'on se fera remplacer par une plus belle, une plus jeune, une plus vite. C'est maintenant qui compte, pas vrai?

24.3.06

J'écris nu. Faut bien trouver l'inspiration quelque part. Dany Lafferière lui-même, apperemment, se défend pas mal dans cet état. En «costume d'Adam».

Il fait frais, un peu. Je ne jouis pas du bénéfice de vêtements pour dissimuler mon ventre ventripotent, cette masse graisseuse qui habite à l'avant de mon corps. Ma poitrine aussi est faite de deux masses quelque peu proéminentes; elle l'a toujours été depuis environ la 6e année, et n'a pas cessé depuis d'être une source de gêne, d'inconfort, d'incapacité à être torse nu et bien, normal, sans souci ou arrière-pensée.

Quelques fois, cependant, je ne m'en fais pas. L'une de ces fois, c'est lorsque nous nous sommes retrouvés, le premier été, sur Wreck Beach, à la toute pointe du territoire de Vancouver (c'est la célèbre plage «clothing optional» de l'endroit). D'abord, surprise. Ensuite, ben, faisons comme les Romains, quoi! Sur la plage, au demi-soleil, perdus dans un peuple nu, nous étions bien, en fin de compte. D'autres fois, si j'avais perdu un peu de poids, ça allait. Il suffit de trois à cinq livres, je dirais. Mais depuis, ma propension à faire honneur aux gâteaux, biscuits et pâtisseries qui se trouvent (ô miracle!) sur mon chemin m'a ramené au degré arrondi de l'existence. Ah, problèmes de l'opulence...

J'ai les mamelons froids. J'ai le corps qui sent le corps, j'aime bien. Ça fait vrai. J'aime aussi toutes les odeurs qu'on nous met dans les savons (j'adore les savons, et incidemment j'ai récemment découvert les meilleurs que je connaisse, ici: http://www.mountainskysoap.com), mais la bonne vieille odeur du corps me plaît. C'est franc. J'aime la franchise. J'ai un peu mal dans le dos, aussi. Je ne sais plus quoi faire, des massages, des huiles, des postures, ou quoi. Une séance de yoga par semaine, apparemment, n'y fait pas grand chose. Cette idée, aussi, de travailler assis toute la journée... Qui a bien pu inventer ça? Hugo écrivait debout, il paraît, dans la pièce haute de sa maison, dressé comme la flamme d'un phare. Poulin aussi le fait debout (toujours à ce qu'il paraît), mais c'est qu'il ne peut plus s'asseoir. C'est quand même triste. Quand au moins on ne peut plus boire parce qu'on a trop bu, bon, on a bu, mais s'être trop assis? Y a de l'injustice dans les abus.

Le mieux, c'est la perte du caleçon. Ah, ce qu'on est bien le sexe à l'air! Pourquoi faudrait-il aller se cacher dans un camp de nudistes pour profiter de ce bien-être? J'ai bien mon pantalon de pêcheur thaïlandais qui me permet un port s'approchant de cet état de grande nature, mais c'est parfois encore une couche de trop. Vraiment, je m'en veux d'avoir manqué, à Montréal, il y a quelques années, l'événement autour de ce photographe qui prend des images de populations entières nues, vautrées ici et là. Quel beau projet! Continuons: après avoir fait la journée de la lenteur au parc Lafontaine, j'encourage François Gourd à organiser celle de la nudité. Lui, il pourrait y parvenir. Et après la journée en jeans dans les bureaux chics, pourquoi pas celle à poil? Mais un patron, une fois nu, pourrait moins bien justifier d'empocher (où, au juste?) des dizaines de fois le salaire des autres tout nus qui l'entourent. La nudité, c'est trop égalitaire...

Et le yoga nu, ça doit être fantastique! Là, on demande plus d'acceptation de la part de ses collègues pratiquants, cependant. À faire si on dispose d'assez d'espace entre chacun des contortionnistes!

Bon, allez, je me la ferme pour aller sandwicher mon corps nu entre les draps. Nudistes de tous les pays, dévêtez-vous!

22.3.06

Je suis une cloche de Pablo Neruda.

Devant moi, une photo d'araucarias. Je n'en avais jamais vus avant il y a quelques mois à peine, mais je les connaissais. Car j'ai lu Pablo il y a longtemps, bien longtemps. Et ces arbres, à travers leur noms, étaient entrés en moi. Et comme les autres mots du grand Pablo qui me sont passés devant le coeur, ils résonnent toujours à travers moi.

Ce sont de grandes colonnes conifériques (un ordre naturel plus grand que l'architecture) qui se lèvent dans la nuit australe. Grands, solides et solitaires en apparence, mais je les imagine formant tout de même une communauté indéracinable, unie par la magie de l'espèce. Image d'un univers que je ne connais pas mais qui sommeille quelque part à l'intérieur. C'est qu'une carte faite de petits signes noirs sur papier jauni me l'a fait connaître et m'en a décrit les contours, les espoirs, les luttes. Et cette carte possédait une dimension sonore qui m'a atteint pour me faire vibrer sur fréquence très basse, de celles qui ne semblent pas vouloir s'éteindre tout à fait. Dans un registre presque inaudible mais pourtant existant, moi, la cloche de Pablo Neruda, je continue d'émettre la note que m'a inspirée cette vibration. Il n'y a pas à dire: si la magie ne se trouve pas là, où donc existe-t-elle?

Ricardo Neftali Reyes, tu as dû muer pour ainsi devenir le porte-parole des araucarias. Ou leur frère? Nous sommes tous, à vrai dire, frères et soeurs des piliers de la terre, mais bien peu prennent le temps de se le rappeler. Moins encore osent le clamer. «Pablo nuestro, que estas en tu Chile», récitait Yupanqui... Moi, je ne peux pas t'appeler mien. Mais je suis heureux que des hommes et des femmes le peuvent, comme on le ferait d'un paysage, d'un lieu, d'un arbre. Comme au Québec on s'approprie «notre» sirop, en quelque sorte. Nos nourritures. Toi aussi, tu t'es fait sève pour ces peuples qui te tenaient à coeur, pour tes frères et soeurs qui n'étaient pas plantés mais douloureusement mouvants dans les paysages sans fin de la grande corne du sud.

Que la voix est immense, voyageuse comme le chant des baleines, confidente. Elle tremble dans le vent qui se frotte aux feuilles dures des araucarias, et se dresse hors du sol plus confiante qu'un tronc. Elle vous rentre dedans et vous résonnez... longtemps.


C'est un livre sur le vent.

Le vent qui souffle, puis qui attend, le vent qui court dans les ruelles comme un enfant, le vent qui gronde ou qui caresse, le vent qui meurt.

Le vent qui soupire, qui vient nous conter des secrets quand à deux heures dans la nuit on se trouve seul avec lui. Le vent qui nous emplit.

C'est un livre sur le souffle qu'on partage quand on s'embrasse ou qu'on se parle, même quand on se crie après. Mais c'est aussi un livre sur la mer, puisque sans elle le vent n'est rien, elle est là d'où il vient, elle est là où il va. La mer qui avale et qui donne sans avertir. La mer des pirates réels ou imaginaires. La mer de la liberté ou de la mort.

Ce n'est pas un livre de rivages, étrangement. Ces demi-lieux magnifiques n'y ont pas leur place, ou alors seulement pour ceux qui ne savent pas se décider. Et ceux-là, il sera décidé pour eux (mais d'où me vient cette tournure biblique?).

C'est un livre avec un gars, ou une fille, ou les deux, mais pas nécessairement au même endroit, au même moment. Un livre sur le rêve et sur l'accomplissement. (Car respirer, n'est-ce pas tout à la fois rêver déjà la prochaine inspiration tout en accomplissant la présente? Rêver parce qu'un respir, ce n'est pas vraiment respirer s'il n'est pas suivi d'un autre, puis d'un autre, puis d'un autre, jusqu'à... Accomplir parce que vraiment, respirer, n'est-ce pas là la plus belle des réussites? Mais pour nous, malheureusement, ce n'est pas assez. Le rêve et l'accomplissement ne nous suffisent pas.)

C'est un livre qui descend le Fleuve et suit des courants improbables jusqu'à la mer des Sargasses.

C'est le livre que je dois écrire.

21.3.06

Aaaahh! Musica!

Je me laisse bercer par la musique de Zelenka. À première écoute, entraînant, gambadant comme le baroque sait l'être. Et puis on découvre petit à petit de la profondeur, là-dedans (et il y en a probablement bien plus que je peux en entendre!). Comme l'épisode de plain-chant qui annonce la fin de cette suite sur le Psaume 130, mais qui en fait est une ruse, puisqu'il se mue en un choeur savant qui vient terminer le tout en beauté, en une grandeur probablement plus seyante pour cette musique de cour. Enfin je crois -- mais peut-être que je parle à travers mon chapeau, à travers ma tuque! Et lui, Jan Dismas, que portait-il pour se couvrir le chef?

Dans le livret qui accompagne le disque, un mot du Dr Wolfgang Reich... Rien qu'àvoir ce nom écrit, j'ai un goût d'académisme qui me revient en bouche. Je revois le Dr Hans Böker, qui fut un moment mon directeur de thèse pressenti. Un vrai de vrai, avec qui j'étudiais d'ailleurs l'architecture baroque. Je ressens à nouveau toute la grandeur des intentions universitaires, souvent si belles, mais que j'ai dû éventuellement laisser de côté. Malgré cette image rassurante d'un moi potentiel en veston de velours côtelé à patches sur les coudes, dans un bureau empli de livres savants, image qui me plaisait assez d'une personne-ressource versée dans son domaine, référence agréable à consulter et surprenante, il m'a fallu arrêter cette «folie»! J'emploie le mot en hommage à ces pavillons érigés dans d'immenses jardins, par des rois et nobles puissants ou désoeuvrés. Dans mon cas, la chose ne fut cependant pas inutile, loin de là. Seulement, parfois je me mets à penser à ce qui serait advenu si j'avais pris plus tôt un autre chemin.

Mais il ne sert à rien de penser à ça. À moins d'en faire une histoire, comme ces États-Uniens qui ont inventé le nouveau «genre» littéraire de l'histoire imaginaire: que serait-il arrivé si l'Allemagne avait gagné la deuxième Guerre, etc.

Parlant de guerre, mon Zelenka a officié presque toute sa vie durant à Dresde, dont je ne connais que le nom mais qui fait partie de ces endroits pour moi mythiques où j'aimerais bien mettre un jour le pied. Dresde qui fut passablement détruite dans les bombardements de la deuxième Guerre. Dresde où se trouvaient une partie des archives de Zelenka, si j'en crois un site Web qui ne paraît pas terriblement sérieux mais qui fait mon affaire pour tisser mon histoire. Ainsi, une partie de la mémoire de la musique de Zelenka serait disparue en fumée, avec de nombreux citoyens de Dresde probablement. C'est malheureux, ces choses dont il nous reste une trace. Toutes les histoires de ces gens disparus, toutes les musiques qu'on n'entendra plus jamais.

Et encore, il s'agit ici d'un musicien de la cour qui a pu laisser des traces ailleurs. Les bombardés de Dresde, eux, ne laissent pas grand chose. Pas plus que ceux d'Irak, dont M. Bush a laissé tomber qu'il en était mort probablement trente mille. Par là. Un peu comme on demande trois kilos de viande. Un peu plus, un peu moins, quelle différence? En réalité, c'est probablement beaucoup, beaucoup plus. Et avec tous ces corps, toutes ces vies, avec tous ces cris, tous ces frères, et mères, et soeurs, et pères, combien aussi d'histoires, de musiques, de poèmes? On me dira que ça ne vaut pas les vies. Non, bien sûr, mais ça sert au moins de trace pour icelles.

Mais il demeurera d'autres traces. Pas élégantes comme la musique de Zelenka. Probablement plus crues: cicatrices, trous, manques, rages. Et je crois que ces traces, dures et amères comme des fossiles, auront raison de bien des soldats trahis. Dussent-ils chanter des Miserere (ce qu'ils ne feront pas).

20.3.06


Deux centième jour.

De retour en ville, des images en tête. Le ciel, un berceau pour cerf-volants. La plage, un grand lit pour dissoudre les peines. Les vagues, l'avenir du monde, le présent des jeux. Le froid, le feu, la nuit: toutes choses autres quand on passe la journée dehors. O combien nous sommes devenus esclaves de notre confort (mais combien celui-ci est apprécié!). Installé dans des coussins, les pieds nus sur le tapis, tout propre après une douche, la roulette du calorifère tournée à 6, un petit verre de whisky, je me permets une pensée admirative pour nos ancêtres qui ont dû en baver... mais qui devaient posséder une connaissance du monde autrement plus profonde que la nôtre.

Céline était choquée de pouvoir constater combien peu la ville nous laisse d'étoiles. Chaque soir passé en ville, nous perdons cette richesse d'un ciel magnifique et intrigant, épeurant parfois. Bien sûr, personne ne veut avoir peur, et le nombre de lumières d'extérieur à allumage automatique en fait foi. Mais nous sommes-nous jamais rendus compte, nous urbains, que nous avions perdu la nuit? (J'avais déjà proposé un article sur le sujet à L'actualité, mais ils avaient décliné mon offre.)

Retour au boulot demain. Comme tout le monde. Ah, il n'y a pas assez de cerf-volants dans nos journées!

19.3.06

Pas grand chose. Pas beaucoup de temps. Seulement, au coin du feu une fois encore, les doigts froids, dire le bonheur d’avoir passé une journée entière dehors. La peau est sèche d’avoir côtoyé l’air marin. L’esprit est clair. Le corps, fatigué. Il est neuf heures, il fait noir, noir...

Hier, nous étions encore peu nombreux au camping, mais ce soir, le premier samedi de l’avant-saison, ça ressemble déjà à l’été: des bébés qui braillent, de la musique, beaucoup de voitures dont certaines sont utilisées comme instrument de chauffage d’urgence... Tiens, ça se calme déjà, heureusement.

Tout à l’heure, nous sommes allés voir les étoiles, en famille cette fois-ci. Jeanne avait peur, elle elle est restée couchée, collée contre moi, tout le temps. Le ciel était encore plus plein qu’hier, la voie lactée se déroulait d’un bout à l’autre de l’horizon. Les étoiles brillaient jaune, blanc, orange... J’ai pensé à Jean-François qui connaît si bien leurs noms. Moi, ce soir, je ne voyais qu’Orion au milieu d’un grand champ de fleurs lumineuses. Pendant que les vagues tonnaient juste là, à nos pieds.

Je gèle, et le feu se meurt. C’est le temps de rejoindre mes quartiers.

17.3.06


L’océan. La nuit. La forêt.

Trois grandes puissances devant lesquelles je me trouvais il y a quelques minutes à peine. Autant dire que je me sentais tout petit. Que j'avais peur, même, moi, insignifiant sur une plage de galets que j’avais trouvée splendide quelques heures plus tôt et qui maintenant était devenue un monde étrange et inconnu. Presque hostile. La mer envoyait ses vagues se fracasser à mes pieds, et à chacune de ces allées et venues qui semblaient comme la respiration de l’eau, des milliers de galets, sujets obéissants, étaient projetés vers la plage ou au contraire ramenés vers les profondeurs. Au-dessus, la nuit était lourde d’étoiles qui regardaient cet intrus venu s’asseoir quelques minutes sur le fantôme d’un arbre échoué en travers des galets. Je me retournais et une autre nuit, plus sombre encore, plus massive, me surveillait : la forêt.

J’étais partagé entre la tristesse de me sentir si étranger à ces forces primordiales et l’émerveillement d’en connaître une fois de plus la puissance, de les ressentir jusqu'à me voir humilié devant elles. L’océan, la nuit, la forêt, ont eu vite fait de chasser ce visiteur urbain déboussolé. Je suis revenu d’un bon pas vers la tente.

À présent, près du feu qui crépite, j’ai retrouvé Céline. Les enfants dorment à côté. Je ne suis plus seul. J’ai reconstruit, bien que de façon simplifiée, réduit à l'essentiel, mon petit monde protecteur...

Complètement vanné.

(«Comme ... le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.»)

Oui, je me sens à la merci de mouvements entièrement hors de mon contrôle. Je me fais barrouetter de gauche et de droite. La fatigue est intense et inéchappable comme un manège de parc d'attraction; elle traîne avec elle des nausées. Alors j'abdique. Je n'ai pas le choix.

Demain, nous partons pour l'île et le parc provincial de French Beach. Demain, l'océan Pacifique! Il paraît qu'avec de la chance, on peut là-bas observer des baleines... Mais si elles ne sont pas au rendez-vous, je me contenterai fort bien des «moutons d'infini»!

J'écrirai de là-bas, mais je ne pourrai publier les messages que dimanche soir. Il y aura un délai. Une tricherie. Un inconvénient. Mais il faut bien sortir de la ville. Il faut bien retrouver l'horizon.

Un grand merci pour les messages des derniers jours. À bientôt!

15.3.06


Il est très tard. J'ai dû me ploguer dans le mur parce que ma connexion pirate sans fil ne fonctionnait pas. Ah, quel ennui!!!

Passé une belle soirée avec Jean-Pascal et Marie-Claude, à bouffer un vrai festin, simple mais superbe, et à boire de l'assez bon vin de BC. Surtout ne pas se plaindre, hein, Christian! Ne pas même évoquer l'insatisfaction... il est si facile de s'habituer au confort, au luxe. Car c'est bien un luxe que de pouvoir se payer une couple de bouteilles de vin quand bon nous semble, et d'en faire la liqueur de sa soirée, pas vrai? Peut-être pas le grand luxe, mais tout de même, rien qui soit de l'ordre de trouver ce qu'on mangera demain ou d'aller chercher son eau.

Ce matin, j'ai pris mon temps pour me rendre au boulot à vélo. Au parc dans Strathcona, j'ai découvert un joli coin que je n'avais encore jamais remarqué. Et bien qu'il fît gris, les cerisiers en fleurs donnaient au jour un air de printemps. Leurs pétales déjà tombaient en une neige pure sur les pavés. C'était un temps déraisonnable, comme dirait l'autre, mais d'une déraison légère. Si j'avais encore été à l'école, j'aurais peut-être séché les cours pour faire le nomade, l'inconnu. Ç'aurait été une belle journée pour cela. S'asseoir sur un banc public, sortir un livre et lire quelques pages, puis continuer son chemin vers le hasard. Un jour, il y a longtemps, c'est ainsi que j'ai rencontré une jolie jeune fille autrichienne... mais j'ai déjà assez raconté d'histoires de filles ce soir, bien que pas ici. Désolé.

En revenant ce soir, à onze heures passées, j'ai pris Cordova. Sur les trottoirs jaunes de la lumière de lampadaires, d'autres filles, beaucoup moins jeunes et jolies, certainement pas autrichiennes, attendaient dans le vent. Je les regardais en passant; certaines me retournaient mon regard. D'autres ne s'occupaient tout simplement pas de ce passant à vélo. Pour une rare fois, je me sentais vraiment mal à l'aise dans ce quartier de la nuit perpétuelle. J'ai continué à bon rythme, grimpé la côte, et suis parvenu à mes quartiers plus sympathiques. D'où je vous souhaite à présent la bonne nuit.

«You're old, too.»

«What?»

«You're old!»

Le bonhomme au coin de la rue était petit, gras, moustachu, avec une repousse de barbe poivre et sel. L'air sympathique tout de même. Il tenait un gros sac en plastique bien rempli et attendait que le feu change.

«Not yet, I hope, but of course it's coming...»

Je me suis dit que c'était peut-être la mienne, de repousse de barbe, qui lui avait fait lâcher ce commentaire. Elle est en effet bien blanche sur le menton. Mais bon, il n'y en avait pas tant que ça après trois jours, je peux pas croire. Peut-être aussi que j'ai tout simplement mal compris. Le bonhomme, lui, souriait toujours en attendant le vert.

Moi je me dirigeais dans l'autre sens. Je me suis levé sur ma pédale et j'ai recommencé à rouler. C'était sur Hastings, où l'on peut rencontrer de toutes sortes de monde. Mais bien souvent, «toutes sortes de monde» savent dire une certaine vérité, crue comme le sushi qu'ils ne mangeront jamais, sans s'encombrer de politesses.

Après tout, je ne suis pas SI vieux que ça... Mais le printemps qui s'en vient sera tout de même mon quarantième. Quarante ans. Voilà, c'est la première fois que je l'écris, ce nombre. Ça va faire toute une tranche. Un morceau, même. Mais ça demeure une question de regard.

Je me suis toujours trouvé «vieux». Je crois que, à 24 ans, j'avais déjà ce sentiment d'avoir «manqué» des choses, «passé l'âge» d'autres affaires. Comme quoi on peut être vraiment con. C'est que cette attitude a comme résultat qu'on se dit: Bah, il est donc «trop tard», ça ne vaut plus la peine. Ça n'est peut-être qu'une excuse pour la paresse. En ce sens, mon gros bonhomme avait bien raison: You're old, baby.

Car il y a bien sûr la vieillesse physique. On n'y échappe pas, etc. Mais c'est celle de l'âme qui m'inquiète. Moi qui aime bien un certain confort et l'aspect rassurant de belles habitudes, je me vois comme un bon candidat pour ce qu'autrefois j'aurais appelé l'encroûtement. Alors qu'il faut rester léger, alerte, insolent, émerveillé, vivant, quoi! Quel que soit l'âge.

Me voilà déjà «au milieu du chemin de notre vie»... Ou par là, remarquez, ça pourrait aussi bien être le tiers, ou le deux-cinquièmes. Qui sait? Ce que je sais, c'est que je commence à avoir des bornes derrière. Les études, les enfants, quelques jobs, le XXe siècle. Le pied-de-roi dont je me sers pour mesurer le temps passé a pris de l'ampleur et il prend maintenant de la place dans ma poche. L'outil commence à devenir encombrant (peut-être suffirait-il simplement de s'en débarasser, mais on nous a tellement appris à tout compter!).

Car tant de choses n'ont pas été accomplies... Ce que je devrais en réalité voir comme un bénédiction, apparence que si tout est accompli, on se retrouve vite comme un Christ en croix, à attendre dans la douleur le dernier soupir.

J'aimerais en arriver à une nostalgie constructive. Oui, je ne le cache pas, j'aime le goût de la nostalgie. Mais il ne faut pas seulement le sentir passer en soi, échapper une larme et soupirer: ça ne sert à rien. Il faut la métamorphoser. Les brésiliens en faisaient des chansons (le font-ils encore?). Et moi? Que faire, par exemple, avec cette émotion que fait naître la musique d'Octobre, faite de possibilités en apparence enfuies, de lointains souvenirs de jeunesse, mais aussi de plaisir pur, instantané et actuel? Ne plus l'écouter? La remplacer par Loco Locass et Stefie Shock? Impossible. Le passé a un poids, mais aussi une saveur qui peut être aussi actuelle que ma verrue sous le pied.

Ah! La lune, tout à l'heure, était immensément ronde! Lui dit-on jamais qu'elle est vieille, elle?

14.3.06

J'ai de bons souvenirs de plusieurs époques. On dirait qu'il y a des moments plus féconds que d'autres à ce titre, dans une vie. L'époque de la maîtrise était de ceux-là. Évidemment, le temps agit comme un tamis, a sieve, in english, un mot que j'aime bien. Il a pour effet de laisser tomber, parfois, les peines, les ennuis, les tristesses, pour ne garder que les bons temps (peut-être parce qu'ils roulent, comme nous l'enseignent les cajuns depuis longtemps, et que ce faisant ils résistent mieux aux coups du temps qui passe). Ce de quoi il ne faudrait quand même pas se plaindre!

Or donc, oubliées (ou presque), les soirées à gémir de solitude, bercé dans le hamac qui me tenait lieu de salon, à faire tourner des disques trop écoutés. Oubliées (ou presque), les peines d'amour, les déceptions, les situations ridicules. Elles peuvent remonter à la surface encore, mais d'ordinaire elles s'accompagnent maintenant d'un sourire à soi-même ou bien d'un bout de phrase dit tout haut, comme échappé du panier silencieux de la pensée (chez moi, c'est souvent ainsi que se manifeste la venue de souvenances accompagnées aujourd'hui de honte ou d'un certain malaise, comme dirait Lauzier -- qu'est devenu Lauzier?).

La maîtrise. Quatre ans de voyage dans une autre époque, beaucoup de doutes et de difficultés, beaucoup aussi de découvertes, de voyages, d'amitiés douces, passagères, sans conséquence, réconfortantes, rigolotes. Beaucoup d'à-côtés. Énormément de liberté, réelle ou imaginaire, une partie de la dernière étant due au montant énorme de prêts contractés, que je ne terminerai de rembourser qu'en septembre, dix ans après avoir reçu mon diplôme dans la malle. Christian Bergeron, M.A.

Maître ès Arts.

Éric Chartrand, je pense souvent à toi. Pour diverses raisons, dont la seule qui importe est que j'avais trouvé chez toi une fenêtre ouverte sur la possibilité, ainsi qu'une indépendance marbrée de souci des autres. Cela me plaisait beaucoup. Comme aussi, évidemment, ton regard philosophe, ton esprit littéraire et gourmet, l'un ne devant bien sûr jamais aller sans l'autre! Je pensais avoir trouvé un bon ami, une rareté, et l'un des seuls avec qui la liaison ne remonterait pas à l'enfance. Et peut-être est-ce toujours le cas, peut-être que quelque chose sommeille toujours comme une braise dans ces liens magiques qui relient les gens, mais bon, la vie bulldoze bien des choses, et l'habitude, et l'éloignement, alouette. De sorte que voilà bien des années que nous ne nous sommes même pas parlé. C'est comme ça, et je l'accepte sans rechigner. Reste que la nostalgie me monte à l'âme quand tu passes dans mon esprit comme un voyageur en transit dans un aéroport. Te voilà reparti pour Heidelberg....

C'est ainsi que je revois un certain dimanche à Varennes. Une ville alors inconnue de moi, dont je n'avais aucun moyen d'entrevoir la place qu'elle prendrait dans ma vie. Novembre. J'aimais cette rue Sainte-Anne, vieille, pleine d'âme, et la maison au grand âge que tu habitais. Escalier de bois, horloge au tictac menaçant, plusieurs bibliothèques, et des chats, j'en avais les yeux qui piquaient. Nous n'avons quand même jamais été vraiment intimes, mais tout de même de bons copains. Il y aurait eu du chemin à faire. Quoi qu'il en soit, de mon côté du moins, il me plaisait d'être là, à préparer un repas simple, à passer le temps, à apprivoiser cette nouveauté de l'autre. J'avais écrit là, sur une vieille machine, un poème d'un jet qui n'était pas mal. Il faisait gris.

Et puis ces tablées avec toute la gang, Marie, Jean-François, Isabelle, Juliette, Catherine, Michèle, Christian, Lucie, Pierre, pas nécessairement tous en même temps ou aux mêmes endroits, surtout que certains là-dedans avaient de la misère à se sentir, mais à présent ils se fondent en une grande famille, celle d'autrefois (c'est un des effets pervers de la mémoire). Plus rien ne reste qu'une sorte de sentiment «warm and fuzzy», comme on dit ici. C'est terrible, car ça ne correspond pas à la réalité, mais qu'est-ce qu'on y peut? Ça ressemble à ce qui «me reste» de ces superbes photos de la jeunesse de ma mère: comme des souvenirs imaginaires. Comme des images fortes autour desquelles il faut broder. C'est dangereux: il y a risque de s'embourber dans ces visions idylliques, idéalisées. Mais elles sont pourtant issues de la réalité.

La salle de travail commune, les cafés, les bières au Campus... warm... fuzzy. Et pourtant je pourrais chercher plus loin. Il suffirait de gratter un tout petit peu. Je trouverais des jalousies, des désespoirs, des grands vides, si intenses parfois, si immenses. Mais aujourd'hui ce ne sont que taches sur le trottoir. Je me retourne: à distance, j'ai de la misère à les voir. Et puis, je dois encore marcher.

Le givre
L'espace
Le plein de bonnes intentions

La marche inutile vers la mort
Novembre doux

L'air salé une dernière fois
Le vent lourd, pas encore trop froid
La rivière est grise et résignée

Branches nues
Branches mortes

La dernière carte d'un tarot malhabile

13.3.06

Aujourd'hui

Mis les mains au jardin pour retrouver la terre
Passé l'aspirateur pour retrouver le plancher
Bu un café au lait dans le bol préféré
Laissé Marguerite tremper son pain dans mon café
Arpenté les allées d'une méga-épicerie, seul dans la foule avec mon panier, mes épinards et mon petit Benoît
Conduit la voiture au réservoir presque vide, parce que je n'aime pas acheter de l'essence
Fait quelques poses de yoga pendant que les enfants déconstruisaient le salon
Apprécié le soleil
Étendu du linge sur la corde pour la première fois de l'année
Mangé des crêpes à la crème de marrons et à la crème glacée
Marché jusqu'à la piste d'entraînement du quartier
Couru un peu sur fond de montagnes enneigées
Pris le ciel bleu pour acquis
Apprécié l'air frais
Senti l'odeur du souvenir près des étables à chevaux
Dépassé des hommes seuls, des hommes gris qui revenaient de perdre leur argent
Tenté d'avoir un journal gratuit en testant les portes des distributrices
Lu Ode
Regardé au loin les lumières scintiller
Donné plusieurs baisers
Écrit quelques lignes

12.3.06

Prière


Seigneur
(car dès lors que l'on veut t'adresser la parole,
comment te nommer autrement?)
je ne sais plus si je peux te parler
si ce faisant je suis fou, ou bien noble
(cette notion aujourd'hui oubliée)
ou bien pire: un suiveux
grappillant les usages d'autrefois pour essayer de vaincre la peur
de n'avoir rien à dire
mais puisque malgré tout je tente
puisque tant de mots déjà se sont alignés
on peut dire que l'espoir est là
l'espoir?
non, le besoin
de lancer un message qui se veut sans réponse
de dire les choses qui doivent être dites
de parler, simplement
humblement
je ne demanderai rien
même si j'ai des demandes à faire
je ne m'offusquerai pas
même si beaucoup de choses m'offusquent
je dirai simplement
que la lune est jolie
et que nous
porteurs d'eau
qui vivons dessous elle
nous aimons
nous avons des questions
et parfois nous souffrons
sans comprendre pourquoi
nous portons tous notre eau pour permettre
à la vie de poursuivre son cours
mais parfois
sans trop savoir pourquoi
nous ouvrons une voie dans ce corps inconnu
et l'eau coule, Seigneur, et l'eau coule
mais nous sommes têtus
avançons malgré tout
en posant des questions ou en oubliant tout
plus facile
mais toujours nous gardons ces deux mots
qui nous sauvent
et nous aident à sourire
ces deux mots d'amitié et de vie

à demain

11.3.06

Vingt-deux heures quarante-cinq. Où êtes-vous? Où est je? Facile: assis à la table de la cuisine, la table au vernis pelé, la table made in Plessisville PQ, assis sur une chaise au tissu écrasé, déchiré, carreauté, années-soixante-dixé, avec la mousse qui commence à sortir par en tsour. Facile: dans la cuisine silencieuse, avec ma bougie silencieuse, le plancher de tuiles silencieuses, les murs jaune sale silencieux. Facile: ici, à Vancouver, au pays des nuages neigeux, chez les vraies et blanches montagnes, très loin du lac des Deux-Montagnes. Je me gratte le bras.

Je me gratte l'ici. J'ai un problème avec la gratte. Gratte ceci, gratte cela, le pare-chocs frontal, le coin des ongles, la plaine dorsale, toujours à gratter, souvent jusqu'à ce que sang s'ensuive. Et dire que je chicane mes enfants quand il font pareil; c'est l'histoire du monde probablement. Où est je? Ici à se gratter. Le sourcil, le bras gauche, la cuisse droite, et le cou. Alouette. Gratte pour gratter, tu sauras que tu existes. Et si vraiment ça venait de là, d'une peur de ne pas exister. Tiens? Je saigne. J'ai atteint le gisement: le trésor. Je saigne donc j'existe. Ça me démange donc je suis.

Où est je? Je est dans la démangeaison. Je me démange. Ici, assis sur une chaise craquée devant la table égratignée, dans la cuisine silencieuse qui renferme un peu d'air du pays. Du pays de par ici.

Je est cet autre qui écrit. Je respire par la bouche par que le nez est bouché. Je a froid: je renifle. Je se demande ce qu'il peut bien y avoir au fond de soi, se demande surtout si les soi ont des fonds. Et pourquoi en auraient-ils, après tout? Si je est ici, je n'est pas là. Ici, maintenant, être est merveilleusement sans profondeur, comme le souffle par la bouche, comme une bulle diaprée (ce mot rouge qu'il y avait au miroir de maman). Ici: toutes les couleurs ensemble. Ici: silence et bruit à la fois. Ici: Je et vous et le reste.

Maintenant: vingt-trois heures onze. Où est vous? Où êtes je?

10.3.06

Sur ma main, des canaux. Bleus, les chemins de la vie qui me parcourt et me moule. Je suis ma petite Venise. J'imagine des quartiers, des arsenaux, je vois des lagunes en relief. Toute une géographie liquide qui tisse son parcours sous ma peau, me nourrit. Je suis un parchemin épais comme les siècles, car ainsi que l'eau qui lape les quais provient de la nuit sans début, j'ai emprunté mon cuir à des êtres anciens, à des choses muées. Et la mer vraiment monte en moi. Les royaumes ne sont rien, mais les eaux qui voyagent...

Et vers qui iront-elles, après?

De nouvelles Norvèges, des Venises volatiles: nous sommes d'autres pays, de fugaces républiques qui protègente néanmoins des joyaux hors du temps. Voisins de l'outre-vie.

9.3.06

Dernière heure. Les trains s'arrêtent, les étals à journaux se referment sur des présentoirs vides. Les pas s'éloignent les uns des autres comme des atomes explosés. Dans la gare bientôt vide, le vent magnanime est venu prendre la place des passants disparus. Il pousse gentiment une porte, parvient à l'entrouvrir. Dehors, c'est le silence, puisque plus personne n'est là pour entendre la rare voiture qui se presse vers la nuit. Le dernier barrage de police a été remballé et les policiers sont partis boire depuis longtemps. Tout se conjugue au secret. Les corps sales de deux amoureux échappés se rejoignent contre le parapet d'un boulevard, sous une bâche de plastique. Craquements bleus, regards nus, épaules froides. Les rats ne sont plus inquiétés. Les bourgeois tapotent leurs oreillers. Du rêve ou de la nuit, lequel est le plus vrai? Mouvements invisibles, accidents anonymes. Les portes de la dernière heure ne s'ouvrent plus pour personne. Et pourtant ils sont là ceux qui soufflent, ils sont là ceux qui souffrent et demandent à ne plus espérer. Des cocons de fortune les protègent de la lune qui regarde. Étendus ils possèdent leur souffle, c'est leur bien le plus cher, aussi le mettent-ils dans leurs mains à l'abri du sleeping. Mais à cette heure comme à toute autre, la vie passe entre les doigts.

8.3.06

... alors, il déposa le rouleau qu'il tenait à l'épaule depuis tout ce temps. C'était une vieille couverture de laise grise qu'il avait pliée en trois puis roulée et attachée. Le cordon faisait une boucle qu'il pouvait passer autour de son épaule pour qu'il soit plus facile de traîner la couverte. Il ne possédait pas grand chose à part ce rouleau, son pas titubant, son manteau et son pantalon en jeans et ses souliers. Pas de lacets. Pas de caleçon: c'était plus facile pour pisser. Mais maintenant, il n'était pas question de ça. Le rouleau posé par terre, il mit un genou dessus, lentement, comme s'il avait fallu qu'il vise pour bien réussir son coup. Il jeta sur le trottoir le manteau de jeans qu'il avait tenu sous le bras, et d'un coup de tête efficace, fit voler sa longue chevelure noire par-dessus son épaule. Assez solide sur un genou, il leva le bras gauche à l'horizontale, puis replia l'avant-bras comme pour faire bomber son muscle. Torse nu, assez bien bâti, il prenait des airs de statue près de l'arrêt d'autobus. Ses deux copains de la nuit étaient allés s'asseoir contre le muret de béton des toilettes publiques. De sa main droite, il alla fouiller dans la poche de son manteau et en sortit la seringue. Un geste clair la plaça entre ses doigts, prête à déverser son contenu. Il n'hésita pas à choisir l'endroit qui faisait son affaire, juste à l'intérieur du bras, sous le biceps. La petite pointe métallique avait percé la frontière de son corps. L'injection dura quelques secondes, après quoi il se releva, déjà ébranlé. Il prit un soin risible à placer la seringue sur le muret de béton. Tout près, des gens s'étaient mis en ligne pour attendre l'autobus. Certains le regardaient. Mais lui ne voyait déjà plus les mêmes évidences. Ses copains se relevèrent; il ramassa son manteau qu'il jeta sur son épaule, passa par-dessus la corde de sa couverture en rouleau, et tous trois se mirent à marcher vers la grande rue. Tout était oublié. La faim, le besoin de sommeil, la nullité des copains de la nuit, la possibilité de penser à demain ou même à aujourd'hui, jusqu'à lui-même, jusqu'à ce besoin qu'il aurait dans quelques heures à peine de trouver une fois de plus un peu d'argent, si peu finalement, presque pas grand chose, surtout quand on pense à ce qu'on a pour ce prix, cet oubli si présent et si clair, agréable, léger, qui rendait nouvelles les trois rues de son monde, qui lui permettrait de s'émerveiller devant peu de chose, les sourires édentés des passants, les constellations de gommes écrasées sur le trottoir, qui lui permettrait de tenir jusqu'à ce soir. Alors, il déposerait le rouleau qu'il aurait tenu à l'épaule depuis tout ce temps...

7.3.06

C'est la radio qui a le plus d'effet.

D'un côté, elle nous aide à rester «connectés». On écoute Marie-France Bazzo, Languirand, Sans frontières, etc. Les nouvelles. De l'autre, elle nous donne un écho de ce qui nous manque. Non: «manque» est un peu fort. Disons que la radio ouvre une fenêtre importante sur notre espace de base. Là-bas.

Aujourd'hui, je suis allé au travail en voiture pour rapporter des skis empruntés. Alors, dans l'auto, la radio. J'y ai entendu un couple d'Acadiens assez âgés qui contaient leur désarroi de ne plus être autorisés à voir leurs petits-enfants (au Nouveau-Brunswick, apparemment, aucune loi n'existe pour assurer ce droit aux grands-parents). C'était triste, mais combien cela m'a fait plaisir, d'entendre de vieilles voix! Elles étaient évidemment différentes de celles auxquelles je suis habitué au Québec, mais c'était tout un paysage sonore auquel je n'ai pas accès ici, qui se construisait là. Juste d'en parler, je me sens loin, soudain. Je suis dans un pays où Pierre Perreault n'existe pas, lui qui de toute évidence considérait aussi les vieilles voix comme un autre paysage façonnant le caractère, certainement aussi important que celui du fleuve ou des chutes en glace.

La radio nous les rend parfois, ces voix. Mais on se sait loin de les entendre, seule dimension qu'on connaîtra jamais de ces êtres inconnus qui nous paraissent pourtant si proches. Qui échafaudent un moment dans l'espace, à coup de «c't'une plaie qui se r'farme pas», de «on a fait comme qu'on pouvait», un pont jusqu'à nous. Un pont de coin de l'oeil, un pont du monde des rêves, ces structures à la fragilité telle qu'il suffit de se retourner vers elles pour se retrouver, regardant dans le vide, à se demander ce qui avait bien pu attirer notre regard de ce côté.

Hier, j'ai aussi reçu la voix de Gilles Archambault. Comme j'aime cette voix, et à travers elle cet homme! Lui dont je n'ai jamais lu qu'une ou deux nouvelles, mais dont les billets radiophoniques m'ont souvent ému et dont autrefois la voix, entendue et réentendue comme un vieux disque sans cesse retourné (je l'ai dit que c'était un vieux disque!), soufflait comme un saxophone tendre à travers les haut-parleurs et annonçait immanquablement un détour imprévu mais nécessaire dans le monde chaud du jazz. Un grand partageur de musique et de littérature, à qui on aimerait à la fois lancer un merci anonyme et pouvoir s'inviter chez lui à l'improviste pour discuter de la vie ou de l'après-midi.

Ah, ces voix de là-bas! Difficile pour elles, comme pour les nuages, de traverser les Rocheuses. Même le vent, il faut dire, a de la misère. Pour passer, il doit se délester de tout ce qui l'encombre, voix incluses. Alors seulement il peut s'élever, franchir la cordillère et repartir à neuf. Il se charge de nouvelles odeurs, nettoie les esprits, favorise l'oubli.

Et puis un jour on entend la radio. La radio qui, peut-être, est un autre vent...

6.3.06

Demandez
disait-on, et
vous recevrez

Or, demander n'est pas facile
plus difficile en tout cas qu'accepter

Accepter: se taire
faire sienne la réponse d'un autre
se tromper de regard
se lever, mais pour suivre
le parcours de celui qui nous a convaincu

Accepter, oui. Ce peut être aussi la sagesse
tout dépend de cela devant quoi
on abaisse les yeux

Lu quelque part:
Quand tu parles à Dieu, fais attention à ce que tu demandes

sous-entendu: tu recevras
et devras respecter ta demande
alors
ne demande pas à la légère

Demander, oui, mais pour toi
demander de servir
demander de s'ouvrir
devenir un regard qui n'appartient qu'à soi
et qui donne la lumière et qui voit tous les autres
et les crée à la fois

Demandeur, attention
tu gravis cet échelon qui te mènera sûrement
quelque part en avant
là où les yeux des autres ne pourront te voir
là où tes yeux à toi devront s'accommoder
de clarté

dans le désert de sel
ne jamais demander
l'ombre d'un peuplier

5.3.06


Je caressais du regard la peau d'un vieil arbre. Les crevasses. Les arêtes. La dureté qui résulte d'une vie bien remplie. Une vie d'arbre, d'arbre en ligne le long d'une rue. Les arbres de la ville rêvent-ils à la forêt? Cette forêt qui autrefois se dressait à l'endroit même où maintenant, sages et bien dressés, ils se tiennent, les arbres de la ville. Reste-t-il un peu de l'esprit de ces anciennes cathédrales sauvages, comme sous l'hôpital du Royaume de Lars von Trier perdure une force, un désir inexplicable de manifestation?

Je caressais du regard sa peau, à cet arbre, ce vieil arbre qui pourtant ne serait qu'un jeune tronc pour les grands piliers qui tenaient le monde, autrefois. Autrefois, les indiens Salish utilisaient aussi le bois. Sur certains arbres, ils fonctionnaient par prélèvements, n'enlevant qu'une bande de bois sur un des côtés du tronc, de façon à ce que l'arbre puisse cicatriser et continuer à croître. Eux qui vivaient au milieu d'innombrables géants, eux qui étaient entourés d'êtres plus vieux que le plus ancien de leurs vieillards, prenaient soin de ne pas abattre entièrement l'arbre auquel ils empruntaient le bois. Et de ce bois ils faisaient paniers, tapis, vêtements, outils et accessoires.

Qu'est-ce que vieux? Qu'est-ce que arbre? Ces mots ont vu leur sens varloppés par l'expérience humaine. Comme tant d'autres choses, les arbres ont dû apprendre à vivre en lignes. À partager leur cher sol avec une multitude de tuyaux, de remblais, de parois de béton. Ils se tiennent à carreau. Ils savent peut-être ce qui advient de leurs frères qui ont le malheur de se trouver dans le chemin des humains. Un chemin qui s'élargit sans cesse.

Les arbres ne rêvent pas. C'est moi qui rêve que les arbres rêvent à la forêt. Mais les arbres ont peut-être déjà rêvé. Et parfois, dans le creux de leur peau, il me semble trouver encore un peu de la poussière qui serait tombée de ces rêves.

4.3.06


C'est une des très belles maisons du quartier, du type qu'on appelle ici «character house». Représentante cossue mais fidèle de la demeure vancouvéroise type, où le bois est à l'honneur. Oui, une vraie fête du bois. Aujourd'hui, on fait plutôt en série des horreurs en stuc beige-gris, remplies de petites alcôves ridicules dans lesquelles ouvrent des fenêtres sans cadre, avec des toits de tuiles et aucune décoration. Ce sont elles qui poussent le plus, surtout dans la partie est de la ville. Le genre de truc minimaliste qui coûterait cent cinq mille dollars à Longueuil, mais qu'on vendra ici pour quatre cent cinquante. Pas isolée, avec des fenêtres à vitre simple.

Dans l'ouest, le portrait est différent. Les beaux quartiers. Là, on voit beaucoup de townhouses se faire construire qui émulent le caractère, justement, des anciennes demeures pleines de charme. Là, on investit un peu plus dans l'ambiance. Mais revenons à la belle demeure du quartier.

Elle me fait penser à Sherbrooke, où on voit aussi beaucoup de maisons en bois. Peut-être que cela tient d'une même origine, d'un même goût anglo-saxon. Peut-être est-ce tout simplement qu'à Montréal, le bois est interdit. Ce devait être quelque chose, jadis, cette maison. Elle est posée comme un manoir sur la plus haute colline du quartier, et toute sa face arrière donne sur le paysage splendide des montagnes. Autrefois, quand il n'y avait que quelques autres maisons autour, ce devait être la demeure d'une famille riche qui avait des domestiques et peut-être un garage à l'arrière pour les voitures à cheval. Aujourd'hui, la maison a été séparée en six ou huit logements, si on en croit les boutons de sonnette qu'on peut voir à côté de la porte. C'est la grandeur partagée, ce qui n'est pas plus mal.

J'aime beaucoup ces vieilles dames de la ville, produit du travail d'artisans, ces maisons qui donnent quelque chose à l'espace public, qui ne gardent pas tout pour leurs seuls habitants. Ces demeures qui respirent, qui savent s'offrir au regard tout en gardant jalousement leurs espaces privés. Ce sont de beaux théâtres où la vie peut se jouer. Le Corbusier, avec ses «machines à habiter», est bien loin.

J'avais eu une impulsion en commençant ce texte: imaginer quelque chose à propos de ceux qui habitent, ou ont habité, cette maison. Mais j'ai laissé tomber aussitôt. La fiction ne me sied pas, ces temps-ci. C'eût été forcer... mais peut-être ne s'agit-il que d'habitudes. Quelqu'un qui fait tous les jours des histoires, ne passe-t-il pas de façon profonde en «mode» fiction, ne se demande-t-il pas automatiquement, au moment d'appuyer sur la première touche, quelles seraient l'émotion, la situation, la tension? Et qui serait derrière icelles? Ce serait aussi à explorer. Consacrer des jours à écrire une histoire... qu'est-ce que ça donnerait? Mais je reviens à mes maisons, et j'imagine tout le temps qu'il a fallu pour bâtir celle-ci. Des mois, très certainement, de marteau et de scie, de structure, de détails. À présent, les nouvelles, ils en montent trois en quelques semaines, comme pas très loin d'ici, sur Adanac. J'ai un peu l'impression d'être moi-même confiné à ce genre de construction...

3.3.06


Nous voici à la moitié du chemin. Et rien n'est plus certain. On croit d'abord que l'accumulation des choses veut dire quelque chose, mais on se trompe. Comme pour nos jours: le compteur tourne, cent, mille, cinq mille, dix mille, quatorze mille cinq cent vingt-neuf... Et pourtant chaque jour est maintenant et ne peut être rien d'autre.

On écrit. On achète un cahier, puis un autre, on passe les feuilles blanches l'une derrière l'autre. On croit construire, mais en fait rien ne compte que ce moment où l'encre s'écoule de la plume, où le doigt appuie sur une touche du clavier, une seule. En réalité, oui, l'accumulation demeure illusion, vanité. Ce n'est pas une bonne mesure des choses importantes.

L'autre jour, quand j'ai pris cette photo à partir du belvédère du mont Cypress, il ventait beaucoup, une grande bourrasque fantastique qui aurait décidé de ne pas s'arrêter. Sur la photo, juste devant la masse d'arbres de Stanley Park, on voit les vagues courir sur le petit bras de mer qui va devenir Burrard Inlet. Et regardez cette belle écume qui vient lécher les plages de la rive nord! Les vagues ont beaucoup à nous apprendre, pour peu qu'elles ne nous engloutissent pas (et même). Il en existe des milliards, toutes uniques, et pourtantcelle qu'on voit est toujours la vague ultime, qui incarne l'idée de vague. Ça me rappelle le cours sur Platon. Quand on voit, quand on sent une vague, c'est presque, c'est tout comme si on avait accès à chaque fois à la vague idéale, la vague platonicienne, si je peux me permettre cet intellectualisme. C'est comme le rossignol de la chanson, mais en vrai, qui fait flouche et nous glace les orteils.

Ai-je déjà parlé du rossignol de la Claire fontaine? Allez, j'en remets. Je chantais la chanson une fois à Renaud, il y a de cela plusieurs années, et arrivé à la phrase «sur la plus haute branche, le rossignol chantait», j'avais eu une hésitation. Était-ce «le» rossignol, ou «un» rossignol? Je ne sais pas pourquoi, mais ça m'avait fait perdre ma contenance un instant, ne serait-ce que parce que j'étais déçu de ne pas me rappeler. Et puis je me suis dit que ça ne pouvait pas être autre chose que «le» rossignol, parce qu'en fait il n'y en avait qu'un, surtout dans une chanson, tout comme quand on voit un moineau on voit «le» moineau, on ne fait pas de différence. Par leur similaritude, on assimile tous les oiseaux d'une espèce à un individu hypothétique qui les représenterait tous, et à cause de cela chaque individu acquiert une dimension mythique qui n'est pas pour me déplaire et qui impose un certain respect. «Chante, rossignol, chante, toi qui as le coeur gai.» Le rossignol se confond avec tous les rossignols passés, présents et futurs, et même avec les rossignols intemporels, comme ceux des chansons.

Le moment qu'on vit, la lettre qu'on écrit doivent être faits du même bois. Il n'en existe pas d'autres que ceux qui nous font et que nous faisons, ici et maintenant. Et si on réussit vraiment à vivre ainsi les moments et les mots, peut-être se retrouve-t-on comme dans une chanson: mythique, léger, sans appartenance, vrai.

2.3.06

La question, en effet, se pose.

À la faveur d'un inconvénient au travail, je remettais en question mon intérêt à me trouver là, maintenant. Le monde est grand, me disais-je. Et puis, il faudra bien un jour que le mette à exécution, ce projet de faire de l'écriture le temps important de mes journées. Mais, me suis-je aussitôt rappelé... le bacon! C'est le petit singe dans ma tête qui parlait, avec sa forme de raison bien à lui. L'argent! Comment faire, comment, faire?

Il faut être ouvert. Nous avons parlé longtemps ce soir des habitudes, des attentes, de ce que nous, occidentaux riches, croyons devoir être la norme. Le confort. Tout ça nous place dans un état (un étau) d'esprit rigide et pour tout dire souvent faux. Nous ne sommes pas nos études, nos jobs, nos parents, nos enfants, nos défaites, nos bons coups. Nous ne sommes pas nos maisons, nos autos, nos vélos, nos manteaux. Nous sommes tout simplement au bout du couloir du présent, dans lequel il suffit probablement de s'engager pour découvrir l'essentiel. Je dis ça parce que j'assume ne pas avoir réussi à le faire. Par ailleurs, l'image du couloir est mauvaise parce qu'elle implique l'idée d'un déplacement. Or, nous sommes déjà, où que nous nous trouvions, en possession de tout ce qu'il faut pour réussir. Nous possédons la fleur, il s'agit simplement de fermer les yeux et de la sentir. Les yeux, ces projecteurs, pour magnifiques qu'ils sont nous projettent en avant. Nous voulons être ici.

Une plume pour écrire (un ordi à la rigueur), une hache pour fendre le bois. Et les mains noircies au jardin de l'offrande. Il faut désapprendre tant de choses. Il faut croire, il faut savoir que les choses importantes sont gratuites, et toutes prêtes. Tout près. Les yeux fermés, les narines dilatées, je me penche un peu et je hume... C'est le parfum de quelque chose d'unique, sur quoi il est difficile de mettre des mots. C'est la senteur de ma propre existence.

1.3.06

Je reviens à la montagne. L'autre jour, sur Blackcomb... Il neigeait, et nous skiions (j'aime ces mots à deux i) dans le tapis soyeux qui se renouvellait devant nous. Nous étions allés voir dans la section «Seventh Heaven» ce qu'on pouvait bien y trouver: tout en haut, dans la zone alpine, c'était le blizzard, la neige poussée à l'horizontale et le vent qui vous mangeait les joues. Pas très accueillant. Le monde n'était plus qu'un grand espace blanc avec à peine quelques rochers qui émergeaient ici et là pour lui donner une quelconque substance. Ce n'était pas un endroit hospitalier.

Alors nous sommes descendus un peu, tombant parfois à cause d'une bosse ou d'un creux impossible à voir. Et puis, petit à petit, les arbres reprenaient du terrain. Ce n'étaient tout d'abord que de petites têtes qui dépassaient du manteau de neige, mais plus on descendait, plus ils devenaient grands. Après quelques minutes, on se trouvait entre de grands murs de conifères, enfin protégés du vent. Il y avait bien longtemps que je n'avais pas vu cet effet de la neige qui tombe sur les choses, qui en change la couleur, en adoucit les contours, les rend plus indéfinies...

Et puis, quelque part dans la pente, je me suis enfin arrêté, les deux skis perdus dans la poudreuse, et j'ai pris le temps de lever le regard sur ce qui m'entourait. Les branches lourdes de neiges, deux grands murs d'arbres m'escortaient, des arbres qui attendaient comme ils savent si bien le faire. Il n'y avait pas d'autres skieurs, tout était calme. Je retrouvais ce que j'aime de la forêt. Au centre d'une tranchée créée par l'homme, j'avais tout loisir d'observer, mais là, à quelques mètres, commençait la forêt, touffue, étouffée, enserrée par l'hiver. Alors, j'ai eu cette vision, j'ai imaginé comment tout cela se continuait, habitait le paysage sur des milliers de kilomètres à la ronde. La neige régnait. Par là-bas, en réalité, très peu d'hommes. Quelques animaux résignés. Et de la neige, de la neige qui tombait sur la forêt et l'ensevelissait, la recouvrait d'une tranquillité non négociable. J'aime justement la nature parce qu'elle ne négocie pas. Je voyais ces étendues mystérieuses qui doivent bien exister mais qui demeurent secrètes, perdues un incroyable enchevêtrement de végétaux immobilisés et de cristaux sans nombre. Quelle beauté il y avait là, dans ce paysage imaginaire et pourtant aussi réel que les sons lointains qui doivent l'habiter... Je l'ai saisie, cette beauté, j'ai souri et puis j'ai continué à descendre, les deux skis dans la soie.