27.3.06

Aujourd'hui, nous étions au pays du ménage. Ce matin, le salon était en bordel total, avec coussins, jeux, crayons feutre, accessoires de poupée et bijoux éparpillés sur le tapis sale, skis, bâtons et bottes traînant dans un coin de la pièce depuis trois semaines, livres couchés au pied de leur étagère... Et voilà qu'à présent, à neuf heures trente, j'écris bien assis sur le divan repositionné sous la fenêtre, près de la chaleur silencieuse du piano, devant une pièce aérée, nette, où les contours de chaque chose sont bien définis. C'est le jour et la nuit. L'esprit est plus calme, plus clair lui aussi rien que de se trouver dans cet environnement bien rangé. (Mais peut-on dire vraiment que l'esprit se trouve quelque part?)

Je pose les pieds sur la table basse, à côté de ma tasse vide de tisane. Le liquide se trouve maintenant en moi, après un échange qui fait que la vie continue. Car la vie sur terre est un échange. Nous empruntons un moment au monde les particules nécessaires à soutenir cet esprit vagabond: zinc, carbone, oxygène, hydrogène, etc., et puis après ce moment, cette visite, ce voyage, le temps vient de tout rendre afin que d'autres êtres et choses puissent à leur tour exister. Une manière d'emprunt par lequel nous gagnons le privilège d'une promenade particulière au long de laquelle il nous revient d'agir et de réfléchir à ce qui mérite d'être fait.

Oh, ce n'est pas toujours facile ni agréable. Pourquoi? C'est la grande question. En Israël, en 1988, j'avais acheté dans une librairie de Mea Shearim, le quartier des hassidim, un livre intitulé Hassidic Tales of the Holocaust. Des histoires à la première personne de survivants des camps, recueillies par Yaffa Eliach. Et ces histoires m'ont touché bien plus profondément que tous les films et documentaires sur le sujet que j'ai vus. Je repense à ceux-là qui ont connu les derniers moments de leur vie terrestre au bord d'un trou plein de corps nus et tués. Le temps que les soldats les fassent déshabiller, les mettent en ligne au bord dudit trou, aillent se placer pour leur besogne, ils savaient, ils avaient le temps d'échanger quelques mots. Qu'ont-ils dit? Étaient-ils alors faits de rage, de peur, de tristesse, d'abandon? À vrai dire, certains s'en sont sortis, jetés blessés seulement dans la fosse où ils ont survécu des heures durant, seul corps encore en vie dans un amoncellement de dépouilles. Certains ont réussi à s'en sortir pour aller raconter leur histoire à Yaffa Eliach. Et bon, bien d'autres ont connu le même genre de fin en Yougoslavie, en Irak, etc. Ce ne sont pas les exemples qui manquent. Là, je ne comprends pas le but de la promenade; cependant, je ne dis pas qu'elle fut inutile. Mais tragique, cependant, tragique...

Ici, dans mon salon bien rangé, je m'interroge sur la justice. Pourquoi ceci, pourquoi cela? Eux assassinés, moi pépère devant mon portable. Dans un registre moins meurtrier, il y avait tous ces Canadiens français d'il y a trois générations, et qu'on voit bien dans Un pays sans bon sens. Ceux qui ont bûché la forêt douze heures par jour, celles qui ont «fait l'élevage» d'une douzaine d'enfants. Qui terminaient l'hiver en mangeant de la farine et de l'eau. Moi, perpétuellement bien nourrri, ayant le loisir d'écrire, de me poser des questions, les pieds appuyés sur la table basse, la bibliothèque remplie de disques.

Les questions peuvent être dangereuses. Il en faut pourtant; mais il nous faut aussi quelques certitudes. Simples, claires, comme un salon bien rangé.