8.3.06

... alors, il déposa le rouleau qu'il tenait à l'épaule depuis tout ce temps. C'était une vieille couverture de laise grise qu'il avait pliée en trois puis roulée et attachée. Le cordon faisait une boucle qu'il pouvait passer autour de son épaule pour qu'il soit plus facile de traîner la couverte. Il ne possédait pas grand chose à part ce rouleau, son pas titubant, son manteau et son pantalon en jeans et ses souliers. Pas de lacets. Pas de caleçon: c'était plus facile pour pisser. Mais maintenant, il n'était pas question de ça. Le rouleau posé par terre, il mit un genou dessus, lentement, comme s'il avait fallu qu'il vise pour bien réussir son coup. Il jeta sur le trottoir le manteau de jeans qu'il avait tenu sous le bras, et d'un coup de tête efficace, fit voler sa longue chevelure noire par-dessus son épaule. Assez solide sur un genou, il leva le bras gauche à l'horizontale, puis replia l'avant-bras comme pour faire bomber son muscle. Torse nu, assez bien bâti, il prenait des airs de statue près de l'arrêt d'autobus. Ses deux copains de la nuit étaient allés s'asseoir contre le muret de béton des toilettes publiques. De sa main droite, il alla fouiller dans la poche de son manteau et en sortit la seringue. Un geste clair la plaça entre ses doigts, prête à déverser son contenu. Il n'hésita pas à choisir l'endroit qui faisait son affaire, juste à l'intérieur du bras, sous le biceps. La petite pointe métallique avait percé la frontière de son corps. L'injection dura quelques secondes, après quoi il se releva, déjà ébranlé. Il prit un soin risible à placer la seringue sur le muret de béton. Tout près, des gens s'étaient mis en ligne pour attendre l'autobus. Certains le regardaient. Mais lui ne voyait déjà plus les mêmes évidences. Ses copains se relevèrent; il ramassa son manteau qu'il jeta sur son épaule, passa par-dessus la corde de sa couverture en rouleau, et tous trois se mirent à marcher vers la grande rue. Tout était oublié. La faim, le besoin de sommeil, la nullité des copains de la nuit, la possibilité de penser à demain ou même à aujourd'hui, jusqu'à lui-même, jusqu'à ce besoin qu'il aurait dans quelques heures à peine de trouver une fois de plus un peu d'argent, si peu finalement, presque pas grand chose, surtout quand on pense à ce qu'on a pour ce prix, cet oubli si présent et si clair, agréable, léger, qui rendait nouvelles les trois rues de son monde, qui lui permettrait de s'émerveiller devant peu de chose, les sourires édentés des passants, les constellations de gommes écrasées sur le trottoir, qui lui permettrait de tenir jusqu'à ce soir. Alors, il déposerait le rouleau qu'il aurait tenu à l'épaule depuis tout ce temps...