31.8.06

« Bois du vin ! Longtemps tu dormiras sous la glaise
Sans ami, sans compagnon, sans camarade, sans épouse !
Écoute la parole sincère de Khayam :
Bois du vin ! Sois un coquin ! Fais du bien ! »

Cher Khayam ! J’aime entendre ta parole goûteuse, répétitive comme le battement du coeur, enjouée. Tu me sembles parfois le G.O. de la poésie. Pas mal pour un esprit persan et médiéval ! J’ai perdu cependant la traduction qui m’avait fait te découvrir. Longtemps j’ai cherché à retrouver ce petit livre rouge qui contenait une préface amoureuse, et puis j’ai abandonné et me suis rabattu sur cette version dont le langage me paraît décevant. « Sois un coquin. Fais du bien. » Quel est le boîteux qui nous a donné ça? J’ai aussi un texte anglais, mais ça ne va pas plus. Enfin, je tente tout de même de te rejoindre malgré qu’il me faille en quelque sorte décoder ces mots qu’on m’offre.

« Cette chair, ce costume corporel, c’est rien !
Cette enceinte, cette voûte tentière des cieux, c’est rien !
Fais la fête ! Dans ce tintamarre de vie et de mort
Nous ne tenons que par un souffle, et ce souffle c’est rien. »

Ô fabricant de tentes, tu veux à la fois lever le pan de celle qui te cache le vrai monde et y passer la nuit au secret, à boire en jolie compagnie, dans la lumière hors du temps, bien à l’abri de la poussière. Je te comprends.

Tapis épais, belle compagne, et camarades du voyage sans nom, danseurs, acrobates, vins aux noms de poème et de terre, vins aux saveurs enivrantes, le grand champ de la nuit nous les découvre tous, et nous donne le temps, et nous rend innocents. Importants.

Ô la nuit de l’éveil !

30.8.06


Où notre héros s’enjoint lui-même à ne pas désespérer.

***

«Les fauteurs de merde n’arriveront à rien, en fin de compte», se disait-il pour se donner du courage. En y pensant bien, il croyait à l’enfer, finalement, quelle que soit la forme que cet endroit ou cet état puisse prendre, et il se disait qu’il était impossible que les salauds de ce monde ne s’y retrouvent pas. «L’enfer, c’est peut-être un passage de plus sur la terre.» Il avait dit ça, une fois, en discutant de cette drôle d’idée qu’ont les hindous, la réincarnation et tout. Une vie dont le seul but serait d’en expier une précédente. Mais alors, il s’imaginait un esprit vraiment tordu, le diable en personne, puisque le diable peut certainement être plusieurs personnes, qui aurait découvert le truc et à qui ça ne dérangerait pas trop de faire le mal, de crever et de recommencer, ainsi de suite jusqu’au jugement dernier. Juste pour être sûr que le mal, inextricable comme un pissenlit stéroïdé, perdure.

Pas de danger avec ça. Mais après tout, s’ils veulent faire le mal, qu’il le fassent. Ça, notre héros le pensait. Il n’osait plus le dire à haute voix, ce qui en disait beaucoup sur le confiance relative qu’il avait en cette idée.

«Tant pis pour eux!», sermonna-t-il soudain.

La dame du banc d’en face s’était retournée un instant, les yeux inquiets, avant de reprendre son livre et d’y replonger le regard. Notre héros était dans l’autobus, il faut bien le dire, et ces réflexions sur le mal occupaient son esprit blasé par des paysages trop connus. Ah, s’il s’était trouvé dans le bon vieux temps, il aurait bien sorti son paquet de cigarettes et en aurait grillé une juste là, assis sur la banquette orange, le coude contre l’appui de la fenêtre. Il s’imaginait combien cela l’aurait détendu et distrait, mais bon, on n’était pas dans le bon vieux temps et d’ailleurs il n’avait jamais fumé.

Autour de lui, les gens étaient les mêmes que d’habitude, et pourtant il ne reconnaissait personne. Il y avait les jeunes filles en route vers l’école, les hommes et les femmes qui se rendaient au travail. Certains pourtant avaient un air à n’aller nulle part. Les plus âgés des voyageurs adoptaient déjà des attitudes d’après-midi, c’est ce que se disait notre héros sans pour autant pouvoir parvenir à expliquer cette assertion; mais il avait l’impression que les vieux étaient toujours en avance dans leur journée, et cela lui rappelait la maison de sa grand-mère, où dès neuf heures trente le matin, l’air se chargeait de l’odeur de la soupe poulet et nouilles qui allait mijoter en attendant un dîner hâtif.

Il poussa un soupir. Soudain, il aimait cette paix de matin de semaine, où chacun se rend à ses occupations ordinaires. Il était impossible de trouver quoi que ce soit de méchant, ici -- au pire un brin de tristesse. Et les humains d’âges et de conditions diverses qui se côtoyaient en remuant tendrement le faisaient avec une résignation qui se muait parfois en un début de camaraderie. Il n’était pas rare, par exemple, d’entendre deux inconnus amorcer une discussion toute simple, pour nulle autre raison que de passer le temps plus agréablement, pour rompre le silence comme on le fait du pain et accéder à quelque chose de meilleur.

«Le mal existe, se disait-il, comme les cloportes. Mais je ne suis pas obligé de me préoccuper ni de lui, ni d’eux.» C’est tout ce qu’il avait pu trouver comme comparaison. Il savait qu’elle était boîteuse, mais elle lui convenait pour aujourd’hui. Demain, peut-être s’il devait tuer le temps en attendant l’autobus, il aurait le loisir d’en trouver une autre.

29.8.06

Mardi. Le jour de Mars, dieu de la guerre. N’existe-t-il pas un dieu de la paix, d’après lequel on pourrait commencer à nommer un mois, un jour, ou tout au moins un moment? La paix. La coopération, l’entraide. Comment se fait-il que ce soient choses si difficiles?

Ah, oui, l’industrie de la guerre a l’avantage d’imposer le gaspillage parfait, la méthode ultime de faire rouler l’argent. Un missile de lancé: la valeur de plusieurs voitures qui part en fumée. Et il faut bien recommencer, en construire d’autres... Dans les grandes villes, des ingénieurs ingénieux s’affairent à concevoir des armes toujours plus salopes que celles qui sont venues avant. Et dans les petites villes, là où on ne crache pas sur une job, des usines cachées derrière des drapeaux fabriquent ces armes aux noms soit évocateurs, soit nébuleux. Plus tard et très loin, heureusement, des avions invisibles laisseront tomber leur cargo démoniaque («Je n’ai fait que suivre les ordres»), et des bombes de taille respectable, par exemple, se sépareront en dizaines de plus petites, conçues pour s’écarter les unes des autres et couvrir une large zone, descendre lentement sous leur petit parachute de plastique et exploser, tuer, quoi, déchiqueter (mais les militaires trouveront d’autres mots, des mots castrés, pour décrire tout cela, eux, les embourbeurs du langage comme il savent l’être de la pensée), faire entrer dans la chair de ceux qui ont le malheur d’être en bas la leçon numéro un que cherche à donner la guerre: tasse-toi de là que je m’y mette.

Et si, si au moins il ne s’agissait que de cette guerre qu’on s’imagine, enfant, quand on commence à entrevoir que cette chose existe et qu’on se renseigne sur elle à travers livres, images, etc. Il y aurait des bons, des méchants, ou au moins des convictions. De l’honneur? Mais non. Rien de tout cela ne justifie plus une guerre; rien d’autre que l’argent ne compte. L’argent n’a même pas besoin de dieu pour le représenter: il a le culot de se poser en déité.

Mais un dieu de paix... Les druides, peut-être, en avaient? Les amérindiens? Où vont donc les dieux oubliés? Sous quelles montagnes dorment-ils, que nous allions les sortir de leur torpeur? Il nous faut un nouveau héros, une nouvelle quête, il faut partir à la recherche de ce dieu endormi et trouver le moyen de le réveiller. Bien sûr, comme pour toutes les quêtes, la chose est impossible, impensable, même. Et pourtant, il faut essayer.

28.8.06

Je regarde le temps se passer, numérique. Les chiffres changent au coin de l’écran. J’ai passé à travers quelques mois de photos en pressant la flèche gauche de mon clavier. Des anniversaires. Des endroits visités: villes, forêts, parcs, maisons des copains. Des tempêtes, des lilas. Un avion. Toutes ces petites choses qui font qu’hier n’est pas aujourd’hui. Et pourtant les sourires sont les mêmes aux visages des enfants. Certaine joue un peu moins ronde à présent, peut-être.

Les yeux me piquent mais ça, au moins, n’est pas l’effet de la nostalgie.

Le monde est vaste, et l’âme aussi. Et la tristesse, c’est quand tout ça est rétréci. Attention, donc. Que quand on ferme les yeux, ce soit pour rêver. Que quand on pose la tête dans les mains, ce soit pour imaginer. La pluie, ce n’est qu’une rosée qui n’en finit plus de se déposer. Et quand le soir devient frais, ce fantôme qui nous sort de la bouche à chaque fois qu’on respire, il vient pour nous apprendre qu’il suffit de changer quelque chose pour qu'un monde invisible nous soit soudainement accessible.

Il faut chercher la trace de sève qui attend dans les poteaux électriques, mais aimer aussi malgré tout leur substance craquée. Et grise du baiser des hivers.

Je regarde le temps passer mais je ne dois plus regarder les chiffres. Je dois apprendre à compter les fantômes et les gouttes de pluie, à trouver ce qui cloche et le laisser sonner, à regarder enfin s’il le faut mon regard. À trouver la mesure de mon temps.

27.8.06

Nous voici à l’orée de l’ultime semaine, comme à l’entrée d’une grande clairière. Un espace bien défini que je traverserai à pied, évitant les racines, contournant les rochers. Des fleurs nouvelles, des fleurs d’automne, pousseront peut-être dans l’écrin de lumière. Je m’arrêterai pour en saisir la beauté. La nuit, je lèverai les yeux vers le ciel; la voûte des arbres était belle, mais celle aux étoiles est infinie... Je garderai mon calepin à la main: peut-être ne l’ouvrirai-je même pas, peut-être encore y jetterai-je une note. Telle odeur, telle idée. Puis, passé la souche, la où le ruisseau signale un portail dans la forêt qui recommence, je m’apprêterai à rentrer à nouveau sous les arbres. Je ferai un arrêt pour boire une gorgée, jetterai un dernier coup d’oeil derrière moi et, après un soupir, je déposerai mon calepin sur une roche comme on fait une offrande. Puis je continuerai ma route dans le monde sans chemin.

26.8.06

Étrange. Le passé. Devenu un souvenir. Toutes ces choses qui, il y a quelques jours à peine, étaient le quotidien (tel trajet, tel dépanneur, tel arbre, telle ambiance générale), aujourd'hui sont des souvenirs. Et qu'est-ce qu'un souvenir? Quelque chose dont, en réalité, on ne peut être certain qu'il est bien arrivé. Bien sûr, on pourrait demander l'avis des autres, les protagonistes de nos souvenirs. Ils corroboreraient sans doute. Mais tout cela n'est que mots. Qu'assurances après coup. Alors qu'en réalité, au-dedans de nous, le souvenir a déjà pris la place de cette réalité apparemment vécue.

Bon, je m'égare. Je me perds dans le présent, qui est comme un navire d'où on regarde tout le reste. À tribord, les brouillards. À bâbord, la nuit. Et devant? Devant, je ne sais trop, mais puisque le vent pousse, il faut bien y aller.

Et je dessinerai le premier portolan.

25.8.06


Je me suis fait tirer mon portrait. On dit que c'est ce qui est à l'intérieur qui compte, alors ça convient tout à fait. Ça pourrait s'intituler «Sphinx au miroir» ou «Le baiser des sphinx», ce qui serait mieux, car les sphinx sont trop souvent perdus dans leur solitude et, pour une fois, ça donnerait l'occasion de les considérer autrement. Ici, cependant, on dirait qu'ils sont empêchés dans leurs élan amoureux par une étrange structure qui leur pend du ciel entre leurs deux têtes, sorte d'anti-boule de gui construite par des dieux égyptiens jamais en mal de restes corporels.

Mais il y a d'autres histoires, dans ce cliché. Il y a ces nébuleuses noires, taches d'antimatière flottant au beau milieu de cet espace de moi, et dont je ne soupçonnais même pas l'existence. (Mais n'en est-il pas ainsi de bien des choses dans le monde?) Il y a aussi cette vertèbre, cause de mes maux, qui a tenté de se faire pousser des ailes trop grandes. Peut-être voulait-elle s'en servir pour s'évader; il est vrai que le corps doit sembler une cage, parfois, et que la place immuable, bien précise, qui est donnée à tous ces morceaux doit en fatiguer quelques-uns.

L5, puisque c'est d'elle qu'il s'agit, se prépare donc depuis longtemps des ailes. Elles en ont toutes, les vertèbres: elles s'en servent pour bien s'imbriquer les unes dans les autres, pour diriger le passage de tel paquet de nerfs, protéger telle gélatine essentielle. Mais notre amie L5 voyait les choses autrement, elle avait de l'ambition. Depuis des années et des années, peut-être bien depuis que je suis tout petit, alors que toutes ces vertèbres n'étaient encore que cartilages mi-rigides, elle se voyait ailleurs. Aussi a-t-elle mis son énergie à se faire ces belles grandes ailes. Mais elle est faite d'os, la pauvre, et plus elle les faisait grandes, plus les ailes devenaient lourdes. Alors, au fil du temps, elle a commencé à les déposer un peu sur le bassin, histoire de reprendre des forces. Au début, ce n'était que momentané, le temps d'un souffle; puis, à mesure que les ailes grandissaient et devenaient lourdes, ce fut un peu plus, et un peu plus. Et les ailes, heureuses peut-être de pouvoir s'abandonner à un repos qui leur semblait plus concret que les idées d'envol et d'évasion, y prirent goût. Elles commencèrent à faire leur nid, pour ainsi dire, dans cet os plus grand qu'elles qui leur semblait si robuste mais tout de même sympathique, avec sa forme de papillon. Et voilà que les os commencèrent à se mêler...

Après tout, il s'agit du même corps, pas vrai? Oui, mais ce corps est fait pour bouger, et L5, avec ses idées de métamorphose, est venue un peu gâcher les choses. Parce qu'elle s'acoquinait avec le bassin, ses voisines ont dû prendre son travail en plus du leur, d'où fatigue, d'où usure, d'où mal, en fait, pour le propriétaire de toute cette belle ménagerie qui n'est probablement même pas au courant qu'elle en a un. Peut-être a-t-elle raison, d'ailleurs, la ménagerie.

C'est pourquoi je préfère voir des sphinx qui s'embrassent, dans cette image embrumée venue d'un autre monde. Autrement, il faudrait que j'y voie moi. Mais je ne sais pas si ce serait juste.

24.8.06

Toujours dans un boisé de toux, qui a commencé depuis quelques jours à établir de nouvelles pousses dans les muqueuses de mes poumons. Des quintes de toux qui épuisent par leur violence, qui ne nous laissent parfois, après les pires accès, qu’avec un gémissement entre la plainte et la prière. Alors, couché entre les draps devenus moites, on voudrait pouvoir gagner le sommeil, mais ces cris étranges venus du tréfonds de notre corps ne nous en laissent pas le loisir.

Le corps pèse parfois bien plus lourd que ces cent et quelques livres que nous annonce la balance.

23.8.06

Je sui vraiment désolé. Et même triste. J'avais écrit un long texte qui me semblait assez bon et que j'aurais vraiment voulu partager, mais je l'ai perdu en appuyant sur la mauvaise touche. Et je n'ai pas le coeur d'essayer de recommencer. Décidément, ça ne va pas bien ces temps-ci... À demain.

21.8.06

Le corps, totalitaire, fait mal. Et l’épuisement est tombé comme un couvre-feu auquel on ne peut échapper. Dictature que seul le temps vaincra.

20.8.06

Doucement, lentement, comme la caresse d’une femme qui veut que la nuit dure longtemps, le soir tombait sur la terre. Et Thomas restait là, allongé sous le grand orme, les yeux perdus dans le ciel sans nuage. Il s’était fait une promesse, et même s’il ne les tenait pas toujours, il sentait que cette fois-ci, les éléments étaient avec lui. Il avait le temps. Couché dans l’herbe de ce qui n’était pas tout à fait un pré, mais pas un terrain vague non plus, il attendait demain. D’abord, du terrain de golf qui jouxtait l’espace où il se trouvait, étaient venus des coups secs qui avaient rythmé le temps. Mais à mesure que le ciel s’encrait, les coups avaient diminué. À présents, les criquets avaient pris la relève, avec leurs chants infinis et en bout de ligne ahurissants comme les étoiles quand on ne peut les compter. Ce qui n’était pas le cas, car la nuit prenait son temps pour tomber, et que les innombrables lumières émanant de la ville voisine se répandaient dans le ciel et formaient une grande flaque de lait qui rendait tout visqueux et flou. Mais Thomas avait le temps.

Il construisait les étoiles qui manquaient, se demandant ce que ça devait bien avoir l’air quand on se trouvait dans le désert. Il croyait pouvoir le dire, il le sentait. Il fermait de longues minutes ses yeux dont la couleur s’était maintenant perdue dans la pénombre, et laissait ses doigts caresser la terre entre les brins épars de gazon. Du bout des doigts, il grattait la matière sablonneuse, sentant ses ongles s’encrasser. Il se savait à l’ombre d’une grande dune, protégé des vents glaciaux mais aux premières loges pour se tenir en équilibre au-dessus de la nuit, retenu seulement par les extrémités de ses doigts plantés dans le sol et le souvenir qu’il y aurait un matin. À chacune de ses inspirations, il sentait un peu mieux cette odeur sèche et pure, juste un peu salée par le souvenir mythique des anciennes mers, qu’avait le désert, et à toutes ses expirations, chacune un instant plus longue que la précédente, le monde autour de lui prenait forme: il n’était pas seul.

Il voyageait en compagnie d’un autre, qui était couché à ses côtés, et avec qui il avait parlé en anglais avant qu’il ne s’endorme ou en tout cas se retourne pour faire comme si. Au-delà, deux feux de rien réchauffaient par l’idée plus que la flamme des groupes d’hommes encore assis. Les grandes masses chaudes et rassurantes des bêtes couchées complétaient la géographie du petit groupe qui demeurait uni contre l’immensité. Car plus loin, nulle frontière, nulles villes n’existaient plus. Et c’est à peine si les quelques noms que les hommes avaient donné à cet escarpement rocheux, à cette dune plus haute, à ce passage entre deux collines sèches, parvenaient à tenir contre le vent qui nuit après nuit les balayait, comme il le faisait depuis avant qu’il y ait des noms, depuis avant qu’il y ait des hommes pour en inventer.

Ici, dans le désert, la nuit n’était pas rassurante comme le feuillage d’un arbre au-dessus de la tête. Elle avait la beauté d’une femme dont on ne voit que les yeux, elle était froide, et donnait le vertige. Et Thomas, tout couché qu’il était, se sentait sur la pointe des pieds, le torse toujours un peu plus haut que la balustrade contre laquelle il était appuyé, sur le pont qui enjambait la rivière de sa jeunesse. Tous, secrètement, auraient aimé y sauter. Un seul l’avait fait, et bien qu’il ne soit jamais revenu pour en parler aux copains, il avait laissé à tous, avec une grande tristesse, une envie jamais assouvie de se laisser tomber...

Thomas ouvrait les yeux. La nuit étaient venue et le grand orme craquait de froid. Thomas ramenait sur lui les pans de son manteau écartés par le vent, embrassait du regard les étoiles qui avaient fini par tomber sur le fond du ciel. Il lui semblait qu’elles n’avaient pas les mêmes places que d’ordinaire. Il ne reconnaissait aucune des figures qu’autrefois son père avait tenté de lui apprendre. Cela le rassurait. Alors il refermait ses paupières comme pour protéger ses yeux du froid, plaçait ses mains sous ses aisselles et se calait un peu plus dans la terre dure au pied de l’arbre. Le matin n’existait toujours pas.

19.8.06

La pluie me chante une berceuse douce. L’infini commence à ma porte (il est bon de s’en rappeler). Dehors, les arbres tricotent une dentelle noire et patiente. C’est pour mieux te cacher, mon enfant. Et pourtant je ne veux me cacher de personne, si ce n’est de moi-même. Il est triste qu’il faille ouvrir l’arbre pour connaître la beauté du veinage. En est-il de même avec nous? Et comment ouvrir, alors, si on ne veut pas prendre le couteau? Comment savoir? Vaut-il mieux simplement s’endormir sous le chant de la pluie?

18.8.06

La vie met parfois en scène de drôles de choses. Juste tantôt, par exemple: je revenais de ma soirée de musique avec les copains. Ça s’est terminé assez tôt, parce que chacun a des enfants et certains doivent se lever la nuit ou tôt le matin pour en prendre soin. Ben voilà. Alors moi je prends la minivan, traverse le pont Champlain, suit l’asphalte. Je cherche un poste de radio et tombe sur Radio Ville-Marie. C’est un poste catholique que j’avoue écouter parfoi parce qu’il y a de la musique classique, mais ausi parce qu’on y parle de spiritualité. Mais ce soir, c’était la prière. La même qu’on peut entendre à la messe, qui demande au Seigneur de recevoir son âme ou à la Vierge Marie de prier pour nous, pauvres pécheurs. Un homme disait lentement toutes les prières, et une femme répondait: Amen.

J’aime la naïveté des prières, je la trouve importante. J’aime parfois moins ce qu’elles disent, mais bon. J’aime leur humilité. Alors j’écoutais, fasciné, cet homme qui disait Seigneur, je remets mon âme entre tes mains. Car c’est vrai. Et tout ça était sur fond musical qui conférait aux textes quelque chose de plus riche, de plus aimable. Amen.

Arrivé à LeMoyne, je rate ma rue dans la noirceur de la nuit, et fais le détour pour revenir la prendre dans l’autre sens. Sur Saint-George, un groupe se tenait sur le trottoir, et une fille me fait des signes pendant que je passe, comme si elle avait besoin d’aide. J’arrête, je recule, bon samaritain que j’essaie d’être. En me voyant reculer, des membres du groupe rappellent la fille qui déjà s’éloignait. Je demande ce qu’elle veut. «A cherche un lift», me dit quelqu’un. La fille enfin s’approche de la fenêtre ouverte de l’auto, je lui dis que comme j’habite à côté je ne peux l’emmener nulle part. Comme seule réponse, elle me murmure «Veux-tu un blowjob?».

Je suis parti à rire et j’ai dit non, elle a tourné de bord et je suis revenu à la maison. Ça me faisait tout drôle de réaliser que ce genre de chose pouvait arriver sur la rue d’à côté. La fille n’avait pas l’air d’une professionnelle, pourtant, elle avait un petit air naïf, comme si elle avait simplement manqué l’autobus et qu’elle était vraiment prête à tout pour se faire emmener quelque part. Mais ça ne devait pas être le cas...

Amen. Je préfère remettre mon âme dans les mains du Seigneur que de mettre mon sexe dans la bouche d’une inconnue.

17.8.06

Les enfants toussent. Encore. Ça doit bien faire trois semaines sans arrêt. Ça commence avec l’un, ça dure quelques temps, et puis ça continue avec l’autre. Ça revient au premier. Pendant deux ou trois jours ils sont vraiment malades, font de la fièvre, vomissent, et puis ça passe, tout redevient normal, sauf qu’ils continuent à tousser.

Et là, à onze heures du soir, après une heure de sommeil tranquille, voilà que ça reprend. En canon: on jurerait qu’ils se répondent. Ça a commencé avec Renaud, et puis Marguerite s’est mise de la partie, elle qui pourtant semblait s’en être sortie ce derniers temps. Des toux sèches, des sons affreux dont on jurerait qu’ils signifient que la trachée va leur sortir du corps. Et puis si on va voir le médecin, on apprend que tout est normal... Qu’il n’y a rien à faire.

Ce qui est parfois dur, en tant que parent, c’est d’oublier les enfants. Pas pour ne plus les avoir, mais juste pour faire ses petits trucs à soi la tête libre, légère. Me voici maintenant à me demander ce que je devrais faire, à espérer que ça n’empire pas, à ne pas comprendre d’où viennent toutes ces maladies. Et ça prend toute la place. Encore, je travaille à l’extérieur le jour, je suis occcupé pendant plusieurs heures à autre chose. j'ai de quoi m'occuper l,esprit ailleurs. Mais dès le retour, les enfants reviennent au premier plan. Et même quand on se croit seul: c’est ça, être parent. Je me demande souvent si, quand cette époque sera passée, c’est quelque chose dont on s’ennuie, trouvant les heures soudain un peu vides, ou si au contraire on reçoit avec bonheur cette nouvelle ère où l’on n’a plus à changer des couches, plier le linge pour six, faire à manger, ramasser les jouets, etc. On verra bien.

Il y a peut-être des trucs allergènes dans la maison. Moi, de mon côté, j’ai souvent les yeux qui piquent.

J’ai quand même réussi à faire près d’une heure de guitare, ce soir. Hier aussi. Quel plaisir adolescent et bon, de rentrer le «jack» dans l’ampli et de faire sortir le son électrifié de sa bonne vieille Washburn! Mais maudit que je suis mauvais, enfin, pas nécessairement mauvais, je me débrouille, mais le fait que je n’aie jamais appris mes gammes me bloque continuellement. Alors je trouve quelques cases qui font mon affaire, et j’y reste -- ce qui est tout de même le fonctionnement qu’ont adopté quelques grands bluesmen, faut le rappeler! Et il est possible, dans ce petit univers très restreint qu’on se crée, de s’amuser quand même, et de s’émouvoir. Il suffit parfois d’une note, en réalité. Ou de deux, pincées ensemble et qui se complètent, puis se laissent, vont chercher ailleurs d’autres copains. Il y a de quoi s’amuser.

Mais tous ces trucs faits en dilettante, finalement, me chagrinent: la musique, l’écriture, l’une moins que l’autre, tout de même. Récemment, je me suis dit que ce que j’ai le mieux réussi à date, finalement, c’est d’être père. Dans tout le reste, je ne me suis pas assez investi, de sorte que ça flotte un peu, c’est flou. Et en plus, je me plains que les enfants toussent... C’est la fatigue.

Seulement, j’aimerais bien être un vrai pro, quelque part. Quand que j’s’rai grand, peut-être??

16.8.06

Le fleuve porte toujours à regarder vers là où l’eau se perd. Les anciens savaient-ils qu’au bout, il y a la mer? Sinon, qu’est-ce que tout ça pouvait bien représenter pour eux? Ils devaient bien rencontrer de temps en temps, aux saisons des échanges, les Autres, ceux qui vivaient là-bas, là où l’eau n’a plus le même goût. Et ceux-là devaient bien raconter des histoires de leur pays: ces monstres qui venaient habiter les eaux en été, et sur les dos desquels on aurait pu courir, si l'on avait été assez agil et assez fou; la terre qui se perd, à un certain moment, quand on arrive au pays des eaux infinies...

Et ceux qui vivaient là où l’eau est bien définie par deux rives bien visibles devaient écouter, les yeux ronds, ces histoires d’un ailleurs pas si lointain mais où ils ne mettraient peut-être jamais les pieds. Et ils continuaient à regarder le grand fleuve dans le sens où il coule, le regard attiré par ce mouvement immense.

15.8.06


Quand on revient à Montréal, il faut surprendre la beauté. Elle ne vous tombe pas dessus comme une pluie ou un matin ensoleillé, mais a tendance à se faire discrète, secrète même; elle a la grâce d’un chat qu’on aperçoit du coin de l’oeil émerger d’une ruelle.

Et puis c’est une beauté autre, construite, aménagée, apprivoisée. Je passais à vélo par-dessus le grand fleuve; un espace voué à sa contemplation m’a permis d’arrêter un moment. L’immense masse verte semblait se complaire dans l’infini de son mouvement, transportant des lambeaux d’écume grise. Mais je voyais le tout entre les barreaux serrés d’un pont, et le fleuve lui-même grondait silencieusement le long de berges toutes artificielles. L’élégante pointe bétonnée de la tour de l’horloge. Les pentes rocailleuses, à l’allure ordinaire et à l’angle étudié, des îles nées sur des tables à dessin. Toutes ces lignes droites...

En ville, le problème est de laisser derrière soi les voitures. Pas facile, mais autrement comment voir quoi que ce soit? Où je travaille, elles envahissent le paysage -- normal: tout a été construit en fonction de ça. Un immense et ridicule terrain de stationnement d’où il est prévu que le consommateur butine vers les dizaines de magasins placés tout autour. Heureusement, dans notre bout de stationnement à nous, il y a des arbres. Alors je lève un peu le regard pour voir leurs belles crinières vertes sur fond de ciel. Et le ciel ici est une prairie dans laquelle on fait de grosses récoltes de nuages, d’espace ou de pluie. Seulement, il faut lever les yeux.

On peut aussi regarder à hauteur de marche, ce que je n’ai pas beaucoup fait encore. C’est là bien sûr que se trouvent les beautés de la ville. Les joyaux cachés, poussiéreux, que même à vélo on ne peut pas voir. À venir...

14.8.06

Je ne devrais plus écrire le soir. Trop d'heures dans le corps, déjà, trop de pas, de regards et de mots, de présence à l'écran. Malheureusement, c'est le seul temps qui reste.

La nuit est un temps magnifique, cependant, comme une autre journée, un envers, un repos. Son personnage fatigué accroché au clou près de la porte, chacun est un petit peu plus soi-même, le silencieux soi-même, celui qui n'a rien à gagner. D'une certaine façon, c'est comme si le soleil réellement se levait. Si l'on peut avoir encore des forces, ou au moins un air d'aller, ou un second souffle, c'est l'idéal, chaque soir un pays nouveau à explorer, un monde où les couleurs sont à inventer.

Je voulais dire combien j'aime la chandelle... mais les mots me manquent, deviennent poussière avant même que j'aie eu le temps de les rassembler en troupeau. Et puis entretemps j'ai ouvert un peu la fenêtre, et ma chandelle a du mal à tenir, la nuit souffle et veut l'éteindre pour régner (elle a raison), pour me faire une faveur, et aux autres aussi, nous montrer ce dont elle est capable. La chandelle se défend comme elle peut, mais elle n'a aucune chance; la victoire va à qui a du souffle.

La nuit règne sur moi comme règne la fée sur les marins d'Ulysse. Il me faudrait résister mais mon corps au contraire veut cette dépendance, navire qui cherche à devenir épave. Tout devient si facile pour l'épave.

Mais les planches dont je suis fait craquent et résistent pourtant, désirant tenir la mer le plus longtemps possible et voir tant qu'il y en a des étoiles... Et l'écume, la vraie patrie des voyageurs, et le vent qui nous pousse -- vers quoi?

Ma chandelle dégouline, mais elle tient toujours le coup.

13.8.06

On se trouve devant une montagne, parfois, mais on n’ose pas grimper. Le chemin serait long, et même si la vue de là-haut sans doute serait merveilleuse, on a le sentiment que notre simple présence sur les flancs de l’immensité en déferait la pureté.

Et pourtant bien sûr la pureté n’est qu’une illusion...

Alors on reste en bas, et on apprend à se plaire dans la vue d’en-dessous. On fait son deuil du grand manteau d’air frais suspendu aux hauteurs, du sentier plein d’effort dont la longueur est un autre sommet, des odeurs de là-haut, de la fatigue qui est le vin que distille la montagne.

Pourquoi cette paresse, cette intimidation? Pourquoi choisir de voir un immense rocher capricieux, prêt à nous écraser, là où se trouve une échelle, un chemin? Un autre passera et se lancera entre les buissons qui épaulent un sentier, tandis qu’on restera là, attendant peut-être un guide, un «qui connaît».

Et si jamais il venait pour nous conduire par les chemins, ce serait pire, car nous serions déçu des noms d’arbres, de ruisseaux et d’oiseaux qu’il nous apprendrait, des noms qui diminueraient la montagne en la mesurant.

Vaudrait mieux alors se contenter des chemins qui arpentent les plaines.

12.8.06

Il a fallu aller dénicher tout ça dans le fond d’une boîte cachée dans un garde-robe, sous les déguisements des enfants, mais ça en a valu la peine. La vieille boîte de conserve était là, avec son gris poussiéreux, mais surtout avec les pinceaux, crayons et porte-plumes qu’elle garde depuis des années.

Follow your bliss, dit Joseph Campbell. Et là, sans l’ombre d’un doute, se trouve l’un de mes bliss. Dès que j’ai tenu entre mes doigts le fût fin d’un pinceau, il s’est passé quelque chose qui faisait que j’étais bien. Et pourtant je n’ai rien peint. J’ai tout sorti de la boîte, aligné les pinceaux sur la table, le crayon à la mine multicolore, ceux à l’encre dorée ou argentée. Mais ce sont les porte-plumes qu’il me fallait, pour cause de calligraphie. C’est que mon père se marie demain, chose étrange à écrire s’il en est une, et je devais faire les petits cartons qui indiquent le nom des invités, de façon à ce que chacun sache où il doit s’asseoir. Faut être ordonné, dans la vie! Et mon job consistait à mettre de la beauté dans l’ordonnancement.

Alors j’ai pris le porte-plume fait d’une vraie plume teinte en rouge, celui en bois fabriqué en Allemagne, l’autre à la prise en liège, celui en plastique, le tout mince en bois rouille. L’Allemand me semblait le plus approprié pour la tâche; aussi l’ai-je chargé d’une plume C-4, d’une largeur qui convient bien à mon trait, et je me suis mis à faire mes essais.

Le bois lisse entre les doigts. Le geste de dévisser la bouteille d’encre: l’odeur comme un génie qui en sort. Et puis tremper délicatement la pointe, faire glisser sur l’intérieur de la bouteille le surplus d'encre, et porter la pointe au papier. Papier, carton, monde infini de textures et de couleurs où l’encre aime aller se reposer... Je n’étais que trop heureux de l’aider à le faire, traçant mes lettres avec énergie et juste ce qu’il faut d’application, en écoutant la musique d’Hildegarde de Bingen.

Il y a des choses comme ça qui nous rendent heureux par leur seule présence tactile, par leur existence, des objets qui nous parlent plus que d’autres, qui sont, quelle que soit leur forme, les clés que nous utilisons pour entrer quelque part où tout n’est vraiment pas si mal... Et ces choses appellent des gestes, et ces gestes eux-mêmes sont la beauté, bien avant ce qu’ils permettent de créer.

Des gestes comme des pas qui permettent de suivre le bliss.

10.8.06

Le nuage survolait la ville, immense, lourd, blanc. Et dans les rues de Montréal qu’un cycliste au casque rouge parcourait en tentant de ne pas trop abimer les jantes de ses roues, des femmes en saris, des jeunes en miniturbans et patins à roulettes, de moins jeunes en habit noir et boudins de poils de tête, des hommes en babouches et moustaches passaient. Comment se comprend-on, sur l’avenue Jean-Talon? Impressionnant quartier de Babel sur lequel glisserait bientôt l’ombre unificatrice du nuage blanc.

Un restaurant libanais: qu’y dit-on aujourd’hui? Quelle colère y couve?

En zone de guerre, on ne doit même plus pouvoir compter sur les nuages. À quoi bon la pluie sur les champs oubliés? Au moins dans le ciel bleu, les avions ne peuvent pas se cacher...

Mais sur une ville à la paix relative, le nuage blanc passait en toute élégance. Il était la montagne d’aujourd’hui.

9.8.06

il est bon de s’arrêter au manoir des larmes
et se perdre
en cet endroit inévitable

on y entre parfois en dansant
d’autres fois en suivant le cercueil
de qui ne devait pas mourir
pas déjà

et s’échappe cette eau qui nous crée
dissout les certitudes

en ces temps même
la musique ne sert à rien
qu’à nous attirer plus loin
ou plus fort, ou plus creux
jusqu’à en aimer le naufrage

et pourtant il est bon d’être là
en visite chez l’hôte mystérieux
qui nous dévêt sans gêne

il est bon de se laisser couler
de défaire un à un les brouillards
jusqu’à voir

8.8.06


Quoi de plus triste que des guitares silencieuses?

Les miennes sont toujours dans leurs étuis depuis le déménagement. J’ai tout de même récupéré la troisième, l’électrique, qui avait été laissée derrière, et je l’ai sortie, elle. Mais il manquait une corde, et puis j’étais fatigué, et puis j’avais un tapis à arracher...

J’aime bien ce passage d’une chanson de Moustaki -- j’aime bien Moustaki, en général, même et peut-être surtout parce qu’il fait aussi des chansons carrément mauvaises, mièvres, qu’il est humain, quoi... mais qu’il sait si bien se rattraper avec d’autres chansons tendres et belles -- qui dit que «il suffit d’une guitare ou d’un accordéon / et d’avoir en mémoire un p’tit bout de chanson». C’est vrai. Et puis, ce qu’il faut, c’est accrocher ses guitares à un clou, au mur, ou enfin les rendre visibles, les avoir à portée de main. Alors, elles réussissent à se faire rappeler à nous. Elles s’imposent d’elles-mêmes. Parfois, un son les fait vibrer, et on les entend résonner par la maison; si on a le bonheur d’éternuer près d’elles, elles nous répondent par un accord ouvert et étonnant!

Il suffit d’une guitare... mais il faut qu’elle soit disponible, pas au creux d’une prison d’oubli. Au sous-sol, la mienne n’avait pris que quelques jours à être envahie par les moisissures. L’attaquant n’a heureusement pas pu franchir la barrière de l’étui, mais inutile de dire que j’ai monté le tout au rez-de-chaussée et frotté à l’eau de javel, même si l’instrument qui reposait dans ce qui commence à ressembler à un grand tombeau noir est une vieille minoune réchappée des années 70. (Ah! Et le Charlebois de Solidaritude: «Quand je serai mort / enterrez-moi / dans un grand piano noir / comme un corbeau / do rémi fa seul / la si do / quand je serai mort». Qui a bien pu écrire ça? Ducharme?)

Au moins sont-elles là, les guitares, pour nous rappeler que la musique est possible, même si elles sont en fait superflues, même si elles ne sont qu'accessoire de la musique, enjoliveuses... mais de maudites belles enjoliveuses, parzempe!

Quand je l’ai prise l’autre jour, l’électrique, elle me coulait entre les doigts comme de l’eau. J’avais l’impression d’avoir tellement perdu, de me trouver soudain pour de vrai en face d’un amour qui n’existait plus depuis de longues années que dans l’imagination... Ce sentiment d’une certaine possibilité... mais qui demanderait de tout recommencer. Et je ne suis plus à l’étape des recommencements.

Guitares, guitares, réveillez-vous! Quand vous êtes silencieuses, je m’endors. Et il est trop tôt pour ça.

7.8.06

J'ai troqué l'heure d'écrire contre celle de parler avec l'ami. Dans la véranda que le vent tentait d'ouvrir délicatement comme une noix, nous avons jasé à la lueur des chandelles tremblotantes. Nous avons toujours de quoi dire.

Mais j'ai aussi fait trente kilomètres à vélo pour me rendre au travail et en revenir. Je suis vanné, je suis passé dans le van du vanneur de Baudelaire.

J'invoque ces raisons pour aller me coucher dès maintenant.

6.8.06

Je suis assis sous le ciel du nord, invisible comme le plancton sous la mer. Invisible comme le vent. La nuit parfois, cela est possible, et même les sons du quartier deviennent plus tangibles que moi. Je serais léger comme un nuage si je ne tenais pas tant à l'armure qui est moi. En haut, de grands courants transocéaniques tranforment en longs filaments les petits moutons gris autrement bien cordés. Dans le ciel rien n'est jamais acquis. Je suis invisible mais distrait, mes pensées vagabondent, aimantées vers des choses ou des idées. La fenêtre du monde est trop vaste ce soir, et celle de l'écran me paraît si ténue... l'invisibilité s'accommode mal des espaces restreints. Ah, flotter comme en rêve quand les nords n'existent plus, quand tomber ne fait plus mal. Ah, réexister...

5.8.06

Criquets et grillons se sont ligués pour tenter de vaincre les sons de l’immense boulevard... mais un samedi soir, c’est presque peine perdue.

Là-bas, bien plus loin que le mot loin, les hauts plateaux tibétains existent vraiment... incroyable.

Et la mer...

Dans certaines forêts peut-être, il se trouve des animaux qui n’ont pas conscience que l’homme existe... on dirait parfois que c’est exactement ça que nous ne sommes pas capables de supporter.

Il ferait fortune, justement, celui qui pourrait vendre la noirceur d’avant l’homme...

Rêver... être en suspension... ne pas avoir à finir ses phrases, ou même à les commencer: car les mots tuent les rêves...

Criquets et grillons: si vous souffliez au lieu de grincer, vous pourriez nous faire voler sur le dos de vos souffles...

Et la lune attendait tout ce temps, attendait... la lune est patiente et concentrée, elle a un rythme à garder...

Il est temps, il est temps de rêver...

Il y a bien des années que je n’ai pas entendu cette chanson que chantait Reggiani.

«Où est passé Paris ma rose
la commune des sans-souliers»

Je ne connaissais pas vraiment, à l’époque, tous ces mots qu’il employait, toutes ces références à la ville mythique.

«Et le Chemin Vert, qu’est-il devenu
Lui qui serpentait près de la Bastille?»

Mais je percevais bien le sentiment, la nostalgie née de la perte d’un paysage connu, réconfortant. Nous avons tous perdu des quartiers, des boisés, des allées où nous aimions flâner, des endroits qui pour une raison où une autre nous étaient chers. Parfois, ils ne l’étaient pas vraiment, d’ailleurs, mais le devenaient rien que parce que nous les avions perdus, nous apprenant qu’un souvenir peut compter plus, d’une certaine manière, que la réalité. Nous apprenant la nostalgie.

Et je pensais à Reggiani et à sa chanson parce qu’il faisait chaud, que je travaillais dehors et que m’a échappé cette pensée: Ah, que vienne enfin l’automne!

Je me suis vite ressaisi: Christian, profite du moment présent, l’automne viendra bien assez vite, et sans l’aide de tes souhaits. Le grand moulin du temps ne s’arrête pas, tu le sais. Alors j’ai voulu aimer la chaleur; c’était quand même une journée où la chose se faisait assez bien.

J’aimais tout de même cette image de l’automne, saison rilkéenne et lainée que j’adore. Cette image de l’automne qui m’était un refuge. Je me suis dit que si les villes changent, si les quartiers passent, qu’au moins les saisons demeurent, qu’on peut compter sur elles, pas vrai? De moins en moins, justement. Quelle nostalgie, alors, naîtra, si on devait perdre complètement les saisons de jadis! Déjà que les hivers d’autrefois traversent vers le pays des mémoires, presque des mythes, que les printemps ont raccourci... Qu’arriverait-t-il si l’automne devait suivre, et exister de moins en moins? Je m’étoufferais dans ma nostalgie, et il ne me resterait plus qu’à tenter de faire des chansons pour la transmettre à d’autres, question de survivre.

«Où est passé Paris que j’aime
Paris que j’aime et qui n’est plus?»

3.8.06

Rumi dit que les émotions et les états d'âme sont des voyageurs. Nous, nous sommes l'auberge. Nous ne pouvons refuser personne; au contraire, il est de notre devoir d'accueillir tous ceux qui se présentent à bras ouverts: autrement, à quoi servirions-nous? Fatigue, bonheur fugace, déprime sale, béatitude ordinaire: bienvenue! Qui peut savoir à quelles richesses inespérées votre passage ouvrira encore la porte?

2.8.06

J’ai dû tuer plusieurs insectes, ces jours-ci. La maison en est pleine. Les araignées, à cause de leur nombre, me rendent la tâche facile: si je ne «m’occupe» pas d’elles, elles vont nous envahir (et en plus, elles grossissent vite, les traitresses). Les maringouins, aucun problème non plus, pour des raisons évidentes. Mais la besogne devient parfois ardue. En général, il faut dire que je n’aime pas tuer les bibittes. Mêmes les araignées, lorsque possible, je les prends dans un verre et les sors par la porte pour leur laisser une chance (ce qui, en hiver, est évidemment un cadeau empoisonné...). Il y a les grosses, celles qui ont assez de masse pour qu’on sente leur corps sous le kleenex fatal, et qui laisseront dans le papier une trace verdâtre, brunâtre, ou enfin d’une couleur qui n’est jamais trop intéressante. Il y a aussi celles au corps dur, dont ont sait qu’elles craqueront sous les doigts quand la main, dans un geste vif, s’abattra sur leur innocence. L’une de celles-là, tantôt, avait un beau corps élancé, et une démarche assez gracieuse toute en ondulations et en antennes agitées. Seulement, elle avait signé son arrêt de mort en se faisant découvrir au beau milieu du lit, où elle avait dû finir son vol de hasard.

Je n’aime pas tuer les bibittes parce que j’ai toujours eu l’impression de pouvoir être moi aussi la bibitte de quelqu’un d’autre. Qui sait quelle main pourrait s’abattre sur moi au moment où je m’y attends le moins? Ou alors, au contraire, au terme d’une poursuite rude mais inégale, à l’issue inévitable? Qu’est-ce donc que cette forme de vie où pour que quelques individus survivent les espèces doivent en produire des millions et des millions? Qu’est-ce donc sinon un sacrifice pour toutes les autres espèces qui s’en nourrissent d’une manière ou une autre? Étrange et gluant, le mystère de la vie et des liens entre les espèces...

Nous qui en sommes venus à n’avoir de considération qu’envers les espèces qui nous sont d’une utilité quelconque, nous avons peut-être perdu des morceaux du puzzle. Évidemment, il faut parfois tuer les bibittes qui osent franchir les limites sacrées de nos demeures. Et pourtant, dans cet envahissement, elles seules nous permettent encore de conserver le souvenir de ce que c’est que d’être la proie, d’une certaine manière. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles nous leur devons le respect.

1.8.06

Désolé d’avoir interrompu. J’ai été très malade ces deux derniers jours...


Me voici donc arrivé au dernier mois de cette aventure en terre de Blogue. Il faudra penser à faire des bilans, à voir en quoi cela a été bon, à compiler, à comprendre... mais peut-être vaudra-t-il mieux encore ne pas en parler et faire comme la vie: comme si de rien n’était.

Je vais dessiner la carte du Blogue. Il s’y trouvera plusieurs chaînes de montagnes, bien entendu: celle de la Persévérance, celle du Souvenir, celle de l’Imaginaire... Des rivières? Le Temps, le Regard, la Patience, qui toutes trois se jettent dans un grand fleuve, le Don (à ne pas confondre avec celui des Russes, qui peuvent par ailleurs aussi naviguer sur l’Amour, ce qui n’est pas mal!). Et le fleuve, comme tous ses frères depuis la nuit des temps, n’aura d’autre choix que d’aller se fondre dans le grand océan de l’Espoir. Nous ne lui connaissons pas de frontières définies; seuls quelques fragments d'autres rives ont été décrits. Et quand on vit près de lui, ou bien on le laisse venir à soi, ou alors on s’embarque sur son dos pour découvrir ce qui doit être découvert... mais bien peu de ceux qui quittent le quai reviennent. Parmi ceux qui sont laissés derrière, on dit des voyageurs qu’ils ont trouvé des îles où il fait bon vivre, on les imagine heureux. On continue à profiter des vagues.

Il y a de grandes plaines, au pays de Blogue. De ces contrées dont on croit qu’elles sont infinies tant elles prennent du temps à parcourir. Et pourtant, après quelques jours de pluie on se lève un matin: le soleil a éclairci l’horizon; des collines là-bas annoncent une autre région. Et soudain, alors qu’on peut saisir la fin de ce paysage qui avait si souvent paru ennuyant, on se prend d’une nostalgie pour ce qu’il avait de grand: ces ciels à se perdre, ces chemins oubliés. Mais il faut pourtant avancer, aller nommer les terres qui viennent, ou alors les laisser sans nom, mais après les avoir vues une fois au moins.

Je dessinerai une carte du Blogue, mais pour une fois, ce sera une carte sans papier.