31.12.05

l'aude
l'aude, là
avez-vous lu ces récits fantastiques ?
relations de voyageurs
sans train sans barque sans rame sans voile
sans rien sans corps
voyageurs qui ne devaient pas revenir
et qui pourtant sont encore là
ayant manqué le vol

ah ! les mots sont bien impuissants
même pour dire un paysage de bord de mer
alors comment raconter cette autre rive ?
certains y ont pourtant mis les pieds
et puis sont revenus
encore mouillés
le regard vaseux
condamnés à parler, à écrire
à mettre en mots justement
ce qu'ils avaient
vu ?
non, les sens
vous n'aviez plus cours
alors quoi ?
il faut pourtant partager

indices...
voilà tout ce que nous avons
la carte perdue d'un continent oublié
la peur de l'inconnu
mais le savoir fragile
que là-bas
les autres nous reçoivent
et peut-être
nous aident à sécher nos pieds

30.12.05

Mon, ma, mes
vieilles charnières rouillées de la présence au monde
oppositions sous couvert d'appartenance
pièges !

ou alors il faut dire
ma pluie, mes nuages, mon éternité
et que la pluie m'appelle à son tour
son Christian

je vois ce nom
le mien
fait de lettres
et soudain apparaît la distance
le regard
ce nom paysage est déjà envolé vu du train où je file
vers maintenant

est-ce bien mon nom ?
suis-je à lui ?
« Papa » pensent plutôt les mousses
qu'à terre, faux cheval, je porte sur mon dos
quand ils ouvrent les yeux le matin
ou me voient franchir enfin la porte à six heures

comme l'arbre zen au milieu de la forêt
perd un peu de son existence de n'être connu de personne
celui dont on change le nom change aussi de nature

Christian : c'est cette chemise rose
au col élimé
qui ne quitte plus guère la garde-robe
que je ressors à l'occasion en même temps qu'un sourire
qui sera peut-être à nouveau agréable à porter
quand la toile des années se sera elle aussi assouplie

(cette chemise achetée d'occasion
dans un autre pays
est-elle donc à moi ?
le demeurera-t-elle ?)

ah, que tout ceci est lourd
comme la possessivité
que viennent, que soient là
la légèreté qui n'appartient à personne
la tranquillité, cheval au repos sans être couché
l'éveil, lumineux comme la nuit

29.12.05

Une image
un chemin
un sentier parmi les pins
pont d'aiguilles jaunes entre le jour et le rêve
dans la forêt aux roches chaudes

un lac au loin attend
replié sur sa bleuté
infini dans le respect des rives blondes
profond comme l'attente

des pas
les miens, les tiens
des pas qui s'évaporent
à gauche aux trois bouleaux
à gauche encore et puis
derrière l'erraticité des blocs
le voilà

enfin

l'été le ciel s'élargit
de lui nous vient notre insouciance
l'été le ciel nous sert d'abri
il a la grandeur de l'enfance

le sentier mort l'espace renaît
et toute frontière est illusion
je suis tu
es
le pin le thé
du Labrador
le sable l'eau
qui nous endort
longtemps

images
tous ces sentiers courent en moi
et me ramènent vers le Nord
de la mémoire

28.12.05

Le Livre des morts a été écrit
par qui ?
Tibétains, Indiens, maîtres de l'entre-deux
surveilleurs des frontières
poseurs de pierres
pour franchir les rivières

qui donc écrira le Livre des vivants ?

(peut-être que ce n'est pas nécessaire
mais ça mériterait un essai)

qui sont donc ces marcheurs de montagnes
ces toucheurs de ciel
pour connaître la manière
d'ouvrir l'oeil ?

est-ce de vivre si haut qui donne à voir
sur l'autre rive ?

de ce côté-ci du monde, la montagne
trop souvent
a compté pour ce qu'elle avait dans le ventre
là-bas, elle semble servir à monter
elle est le phare ancien
du temps où Alexandrie n'était qu'un rêve migrateur
peut-être les hommes des hauteurs
ont hérité d'une vision
comme d'autres, ailleurs
ont eu en partage l'idée
le désir
peut-être encore ont-ils eu la même chose que tout le monde
mais qu'ils l'ont conservée

hommes d'en haut
regardez pour nous

27.12.05

La paix du soir
la vraie
existe-t-elle encore?
dans la trame sonore de cette soirée de décembre
le frigo est soliste
tandis qu'un autre son non identifié
baigne la pièce comme un filet d'encens
même l'ordi émet un faible appel
une voiture passe dans la ruelle

l'autre jour, panne de courant

c'est d'abord le silence qui nous a surpris
nous étions seuls
au milieu du silence
et
nous pensions à autrefois
c'était un autre monde, quand les murs étaient pleins
que rien ne s'y branchait
que le bruit du frigo était celui de la glace
qui fond
goutte à goutte
et encore
à présent même les brosses à dents sont bruyantes
les dernières qu'on peut voir à la télé ont
un «ordinateur»
avec écran à regarder et touches à peser
le bruit, c'est le progrès!
le silence? c'est passé
ça nous oblige à nous regarder

mais j'aime le silence
ancien
confortable
inquiétant
tellement qu'on veut le remplir de questions
ou le laisser s'étendre sur les choses
comme ces draps blancs sur des meubles en attente
dans un film de Bergman

le silence aussi est un pays

26.12.05

Et voilà
une fois de plus, nous avons joué le grand jeu
acheté des cadeaux, parlé père Noël
entretenu l'espoir des enfants pour un certain
monde imaginaire
ce qui n'est pas une mauvaise chose en soi
malgré tout
c'est chaque fois pareil
une fois le rush terminé
une fois que je peux tranquillement regarder
je vois
je vois un jouet mis de côté aussitôt déballé
je vois que les enfants ne demandent pas grand chose
que c'est nous qui faisons toourner la roue
que chaque année elle s'oblique un peu plus
elle ne cassera peut-être jamais
mais elle grince
et c'est ce bruit qui me remplit la tête
qui déloge toute merveille
ou presque
j'ai joué le jeu
mais ce que j'ai préféré
mon vrai cadeau
c'est la promenade au creux du soir
dans les rues illuminées
dans le faux hiver de Vancouver
à arpenter les trottoirs tous ensemble
enfin sans but
à se tenir la main et respirer

passant devant une crèche sur un gazon
Marguerite m'a demandé si «bébé Jésus»
était vraiment né
un jour
j'ai dit que oui et puis mon coeur
étrangement
s'est emballé
quand je me suis senti obligé d'ajouter
qu'il était né, avait grandi
et nous avait demandé de s'aimer

les choses souvent sont plus simples
vraiment plus simples
que tout ce qu'on peut s'imaginer

je vous souhaite donc la simplicité
et l'amour, bien sûr
qui en fin de compte
est si simple

25.12.05

-- Et toi, papa, qu'est-ce que tu veux pour Noël ?

-- Moi ? Euh... Ben... de l'amour.

-- Nooon ! T'as déjà ça.

-- Ah oui ? Alors j'en veux encore plus.

-- Non, mais je veux dire, qu'est-ce que tu veux comme jouet ?


* * *

24.12.05

De toutes les mouvances
intérieures
de toutes les soumissions
voici la pire

je trouve un bijou
je m'arrête le regarde
cent facettes
mille reflets
des couleurs
qui me parlent, je vois des histoires
dans cet éclat de monde
et une fois que j'en ai fait le tour
je ne me souviens plus
où j'avais commencé
l'objet se renouvelle
quelles mains expertes ont donc réussi
à faire si belle chose?

et puis
je ne fais pas de bijoux mais soudain
à voir telle beauté
me vient le goût moi aussi
de facettes, de reflets...
je voudrais -- et puis non
à quoi bon?
je n'ai pas les outils, je ne sais pas comment
je ne pourrai jamais faire aussi bien
jamais
comme je hais ce mot, l'étendard des faibles
et je m'en saisis pourtant
car pour oublier mes bras baissés
je pars en guerre contre le bijoutier
que je ne connais pas, ou plus
il y a si longtemps
et pourtant ce doit être de sa faute
il fait de si belles choses...
je lui dois certainement cette glaçure acide
qui tapisse ma poitrine
qui me pousse à vouloir
être un autre que moi

ce n'est pas un bijou qu'il me faut
mais
un miroir

23.12.05

La fatigue est un fleuve
un grand courant qui tout emporte
un mouvement lent
mais sûr
qui mène au bord du monde les êtres
abandonnés

paillettes de nos corps dissolus
reflets fugaces par millions
leurres
comment jamais refaire
à partir de cette vivante dispersion
des êtres autonomes?

la fatigue est l'or du chercheur d'abandon
aussi laisserons-nous nos yeux
rouler un peu dans leurs orbites
et nous mener jusqu'à ce lieu de l'innoncence
de la parole désinventée
lieu sans ici
où nous nous connaîtrons

22.12.05

Le monument aux morts
était entouré de couronnes
en styrofoam
recouvert de gazon
sur chacune un ruban violet
toujours le même
portait un message
ou un nom
144e régiment
ministère des anciens combattants
Canadian Jewish Veterans
pareils et seuls au pied de l'obélisque
les cercles de plastique
attendaient quelque chose
la délivrance
l'authenticité

Quelques coups de pédalier plus loin
dans le downtown east side
les humains titubaient
pantins oubliés dans la nuit
les veines remplies d'au-revoirs
anciens et éternels combattants
contre eux-mêmes
et le monde
ils suivaient les chemins de cartes imaginaires
se réfugiaient dans les replis des portes
tombaient
les yeux ouverts sur jamais
les corps salis par la rue
peut-être en quête eux aussi
de l'immortalité ou
simplement
d'un élan, de la
sincérité

Mais au creux du labyrinthe
le monstre s'apprête
et se lève
toujours prêt

21.12.05

Le rêve de forêts antiques
le goût de la pluie sur l'asphalte
comment trouver le chemin du milieu?

Le regard évité du mendiant
accroupi sur le coin du trottoir
les bras pleins de papiers-mouchoirs et de couches jetables
la honte : un oiseau qui me butine l'esprit

Assis, assis, assis à en avoir mal au dos
et plus d'argent que n'en eurent jamais ces aïeux
qui n'avaient pas assez de jambes ni de bras
mystère d'une certaine opulence

L'attente d'hier, le regret de demain
confusion des genres, des sexes, des destins
même des lignes de la main
toujours à la recherche d'une gitane diplômée

L'écriture pour se taire
des silences aux frontières du roman
attention, attention
le regard écrasé
par le poids des nuages

20.12.05

Je marchais tranquillement et un avion est passé
un avion pressé dans le ciel grisonnant
un avion militaire, peut-être, comment savoir
avec tous ces nuages
mais un avion qui laissait derrière lui
un bruit qui tombait
comme
une bombe
alors j'ai pensé à Nagasaki
(et l'avion déjà était disparu)
j'ai appris cette année
qu'à Nagasaki
la bombe a choisi une cathédrale
car dans cette ville qui avait aussi le malheur
d'abriter un chantier naval
se trouvaient les chrétiens japonais
ou du moins un grand nombre d'entre eux
alors Bill ou Dick a pressé le bouton
exécuté les ordres
et le payload est tombé
les ordres venait d'un gars avec une bande de plus
cousue à l'épaule
qui lui-même les tenait d'un gars avec une
étoile
une étoile bien cousue pas sa femme ou bien la couturière du régiment
une étoile qu'il a dû continuer à polir à toutes les semaines
jusqu'à sa retraite
qu'il a dû croire bien méritée
(ce n'est pas dans toutes les carrières qu'on a à prendre des décisions aussi difficiles)
et la bombe sur la cathédrale?
des morts, des morts
les anges ont bien dû croire
que c'était le jugement dernier
des morts mais surtout
de la souffrance
entre chrétiens, qu'est-ce qu'on ne ferait pas?
imaginez ce que ce sera
semblaient dire les étoilés
si vous ne croyez pas au p'tit Jésus !

19.12.05

Aux Antipodes
je m'arrêterai
un jour c'est sûr
quand que j'y s'rai
gastéropodes
je mangerai
boirai une bière
puis dormirai

Aux îles Sandwich
devinez quoi
j'renverserai
les habitudes
ent' deux tranches d'oie
j'mettrai le pain
et puis j'filerai
droit vers le sud

En Amérique
j'y suis déjà
mais d'la connaître
j'suis loin de d'là
y faut qu'ça clique
entre elle et moi
pas disparaître
avant d'y êt' roi

C'est en Europe
que j'ai connu
la belle Histoire
certains étés
j'ai pris une «drop»
côté passé
d'puis les enfants
j'vis dans l'présent

Au Canada
dans les montagnes
je r'garde le monde
d'un peu trop haut
matante Ida
n'existe pas
ça a du bon
mais j'perds le pas

Hier au Québec
j'étais perdu
à gauche, à droite
je l'savais pus
y avait les becs
y avait le «Q»
y avait la fin
et le début

Pays d'nuages
j'arrive à toi
j'te trouverai
où que je sois
même les orages
m'arrêt'ront pas
j'te trouverai
où que tu sois

18.12.05

Demain
un assemblage de nouvelles terres
une idée noire, un autre piège
une rencontre inattendue
un homme aimé a disparu

des pas qui seront à refaire
des mots à relancer en l'air
des idées tomberont, inertes
des inconnus croiseront le fer

demain
c'est une image, un assassin
qui poignarde les importances
et tire à lui sans y penser
toutes les enfances

c'est ce qui fait se réveiller
la nuit, un homme encore plus nu qu'hier
et le fait se tenir debout
les pieds sanglants déchirés par
les éclats de ses propres rêves

17.12.05


Un autre clair de lune du Pacifique
de là où les trains s'arrêtent
de là où l'on se rend quand on n'a plus rien à perdre
ou tout à gagner

tout à oublier

mais parfois l'oubli n'a qu'un temps
l'oubli tourne en rond
comme enivré lui-même de sa beauté inouïe

les nuages eux-mêmes ont une mémoire
qu'ils transportent au-delà des mers
et donnent sans compter aux prochaines montagnes
rien n'est plus fécond

douceur de l'inconnu
quand on se souvient d'où l'on est parti
caresse pacifique

au pays des nuages le temps s'accélère
le temps se met à compter les jours
et les noms des rues à nouveau sont étranges
le vent s'est levé
portant la voix de Pierre Flynn
et la rumeur solidaire des ancêtres

16.12.05

Dans l'autobus 8 Downtown
un gars racontait sa journée
une journée de chance
il avait trouvé un 5 et un 20
une femme lui avait donné un 10
il était excité
en plus, le trottoir lui avait offert
un paquet de cigarettes à peine piétiné
encore plein

dans l'autobus 8 Downtown
l'autre gars ramassait les feuilles froissées
d'un journal gratuit
le reconstruisait
et l'ouvrait de ses grosses mains sales
«they think they can fucking do what they want»
et le gars chanceux était d'accord

j'aime l'autobus
quand il passe à travers Chinatown
à travers d'autres vies
un moment on est ensemble
parfois méfiants, parfois complices
un moment presque frères
et la clochette se fait entendre
voilà, c'est ici

le long de Main
les boutiques chinoises de trucs séchés
s'emplissaient d'ombre
dans l'une d'elle, entre les caisses rangées pour la nuit
une jeune fille passait la moppe
seule

15.12.05

Âmes qui parcouriez des forêts allemandes
un chien sautant parmi les feuilles devant vous
où sont aujourd'hui les mots que vous
échangiez ?
Je ne crois pas qu'ils aient disparu

Car je vois moi aussi cette porte, cet escalier
ces sandales qui t'attendaient, toi
qui marchais du pas des anges
ou des malades
(que si peu séparent parfois)

Parmi la joie des feuilles mortes
quelles tensions décousaient
lentement
l'étoffe exotique de votre amitié ?

Ah ! L'amour aussi se dépose
comme la lie se retire au tréfonds des bouteilles
et abandonne discrètement sa saveur
son souvenir

Vos pas si parallèles ont bien cru
se rejoindre
pareille rencontre est-elle vraiment possible
avant que tous les pas aient disparu ?
Si les forêts nous offrent leurs chemins
c'est bien pour que nous essayions

14.12.05

La journée se perd
dans le règne de la nuit
nouvelle envolée


parlant de nouvelle
on m'a retourné la mienne
échec ou virage ?


dans un temple zen
deux genoux vissés au sol
qu'importe l'échec ?


je sais espérer
je sais où je ne suis pas
oui, c'est un début


maintenant voilà
le vent qui claque dehors
dans l'étoffe noire


nous, les endormis
les poissons, nous espérons
le filet des rêves

13.12.05

Mères, je pense à vous
pauvres mères

J'ai vu des images
certaines vraies, des photos
sur l'écran
d'autres dans ma tête
et pourtant
je sais bien qu'elles sont vraies

Vos fils, vos filles
je les ai vus
broyés par la guerre
j'ai vu un demi-bras
un bras au barbecue de bombe
d'où émergeaient deux os longs et blancs
et rouges
et ce bras, cette horreur
avait pourtant un corps qui le continuait
un corps en vie et taché
à jamais

J'ai vu des jeunes filles
très jeunes
au regard perdu pour la vie
à la bouche ouverte et silencieuse
et je sais qu'il était authentique
le son de la photo

À qui crier sa peine quand maman
est morte?

J'ai vu des pieds pendants
retenus par la peau fragile

Si fragile

Et je sais que dans des pays de fausse opulence
mères, vous recevez la visite des cavaliers
de l'hypocrisie
ils mentent alors qu'ils feraient mieux de se taire
vous savez ce qu'ils veulent dès l'instant
où ils frappent à votre porte
à travers la contrée ils marchent deux par deux
pour venir vous remettre
des colis de silence
il faudrait ne jamais l'ouvrir mais comment
résister?

Et le vide emplit votre maison

Alors, mères, vous doutez
À quoi bon tout cela?
Oserez-vous jamais demander
pourquoi?

Pendant que dans les usines
celles de Lockheed Martin par exemple
(62 dollars l'action aujourd'hui,
était 42 dollars début 2003)
le bruit de l'industrie bat comme un nouveau coeur
pendant qu'on imagine, qu'on fabrique
qu'on colporte
des bombes qui s'appellent
Hellfire II
oui pendant que ces bruits continuent
en essayant de passer pour la rumeur ennuyante du commerce
vous, mères
trompées jusque dans l'utérus
vous étouffez
de silence

12.12.05


Tends-moi la main et je te comprendrai
regarde-moi et jamais
je ne t'oublierai
prenons le temps
d'attendre
le temps d'expirer
l'un pour l'autre
de comprendre
les saisons les respirs
connaissons la tempête
parcourons les ennuis
viens
laisse tes doigts dans les miens
et jamais nous n'aurons
à implorer
reviens

11.12.05

Abraham Motorola chantait le long de plages sans écho, donnant à chaque fin de couplet un coup de pied au cul de son chien-saucisse aveugle. Kaï, disait souvent le chien. Et Abraham à ce signal se lançait dans le couplet suivant. Abraham Motorola, nudiste de profession, avait ainsi fait le tour du monde des plages, choisissant celles d'où l'écho s'était retiré parce qu'il savait qu'il chantait mal. Il avait pitié des autres, mais ne pouvait s'empêcher de chanter. Il faisait ce qu'il aimait. Et Omar, son chien, le comprenait: autrement, pourquoi se serait-il ainsi laisser botter le derrière? Omar admirait qu'un homme vive en suivant ses désirs, parcourant le monde de plage en plage. Omar ne connaissait pourtant pas beaucoup les hommes; il n'avait eu qu'un autre maître auparavant, mais comme il devait à un coup de pied de celui-là sa cécité, il trouvait qu'Abraham n'était pas mal. Un pied au cul, un pied nu de surcroît, ça fait toujours bien moins mal qu'une botte au visage. Et puis il voyageait. Abraham Motorola, lui, appréciait la compagnie de son chien; celle des autres hommes lui pesait. C'était en partie pourquoi il avait choisi la profession de nudiste: déjà une bonne partie du monde ne tenait pas beaucoup à le voir. Et sur les plages on le laissait tranquille. Il avait chanté, lui, sirène de deux cent trente livres, sur les mers de quatre continents, fier d'avoir fait tant et plus le tour du monde (sa mauvaise connaissance de la géographie lui jouait des tours). À travers sa barbe grise et longue, il criait sa joie de vivre en couplets et refrains dont la moitié était inventée pour les besoins de la cause. Le monde manquait de chansons, pensait-il toujours. Son chien Omar, lui, profitait du grand air et s'étonnait des odeurs variées du monde, attendant parfois le prochain coup de pied avant d'avancer, parce qu'il ne savait jamais s'il allait se lancer dans des sables ou dans l'eau tiède d'une mer inconnue. «Et puis quand nous aurons fait l'tour, nous recommencerons, quand nous tomb'rons en amour, nous nous relèverons», chantait Abraham Motorola le long d'une plage sans écho.

10.12.05


Centième jour.

Avec les vents, les marées
avec la mémoire
avec les roses que je cueille dans l'air frais du soir
je calligraphie un soupir
est-ce le mien seulement?

ô souvenir souverain
de la lune et des coeurs
ô jeunesse parfum
ô poumons perforés
je vois ma vie en kaléidoscope
en prisme newtonien
en éclats de verre à vin

cheveux, cheveux
dans les mains
premières nations de l'amour
continents
de musique muette

à la bibliothèque des regards
des rayons : les déçus, les tranquilles, les fiers
aussi les amoureux
tous fugitifs mais grandioses
comme des pyramides

quelques amours en crue
servent à donner vie
à mille jours, à mille nuits
ordinaires
et nous font ériger tous nos temples

une galerie solitaire
un clair de lune
et la paix de la nuit intérieure
est permise

chaque rencontre est une forêt
mais dans mes herbiers il n'y a
que des parfums

je n'ai jamais creusé pour l'or
mais l'ai trouvé en surface
chaque fois il avait
la chaleur d'une main

9.12.05

Faire l'amour avec une ville
est-ce possible?

Dans la froideur de Vancouver je suis revenu en vélo
tard, tard
par les rues tranquilles
les rues à vélo
la 10e, Lakewood
à travers Mount Pleasant
ce quartier cher sans être chic
cet endroit si beau

Enrobées de lumières de Noël
les grandes maisons de bois sommeillaient
à côté
magnolias aux bourgeons poilus
attendant le printemps
bambous intrépides
essayant un nouveau continent

Dans la noirceur de la nuit personne
d'autre que cette femme qui passait
en chantant une chanson écossaise
ah! nous avons mangé de la chair animale
et bu le fruit de la vigne
et l'alchimie céréale
merci, êtres qui avez donné votre vie
pour notre plaisir plus que notre subsistance
merci et pardon
mais tout était si beau, si gratuit
la nuit si tendre
qu'on s'y laissait tomber
et plus tard
j'avançais dans les lumières
la poitrine enfin libre
dans une ruelle du paradis

8.12.05

La frayeur a tombé comme au soir le vent
à Montréal, un papillon d'hiver battait de l'aile
un ami parlait d'une voix rassurante
toutes choses qui apaisent
pendant ce temps sur Commercial
je marchais dans le froid relatif
inconnu
le coeur grand ouvert à l'air frais
aux visages passants
aux histoires
les marquises des commerces, vivantes et colorées
s'ouvraient comme des rideaux sur mon passage
Paranada
Beckwoman's
La Grotta
dans les rues la mort semble une chose lointaine
et pourtant
j'ai poussé la porte du bouquiniste
et dans l'air chaud et les livres
j'étais bien
perdu dans l'après-midi, loin du travail
fugitif replié sur mon coeur
plein d'oubli
ah, que de pareils moments reviennent
et ne me trouvent pas tout seul
pas craquant
espoir n'est pas un mot solitaire
autrement je ne serais pas ici

7.12.05

Ne pas être bien
avoir mal

Difficile

À l'intérieur de moi, quelque part, des éléphants s'accotent
innocemment
contre ma cage thoracique
et ça craque, et ça tire
des taupes habitent mes poumons
grattant de ci, de là
malaise

je n'aime pas les médecins volants
ceux qu'on voit dans un bureau sans âme
où ils ne font que passer
armoires en faux bois
dessus des tables étrangement vides
c'est pourtant l'un de ceux-là que j'ai vus
parce qu'il était libre
l'autre, le vrai médecin de quartier
celui qui habite vraiment son cabinet
était pris pour la journée
il était correct, le volant
sans plus
armé de son papier, je suis descendu au labo
seringue, haleine, ecg
rentrez chez vous
c'est ce qu'on m'a dit
si vous avez très mal allez voir le médecin

mais madame, c'est pour ça que j'étais venu

rentrez chez vous

me voici donc couché au lit
armé d'une pop-tart, d'une tisane et d'un ordinateur
la poitrine toujours tendue
par un grand vent de l'intérieur
qui fait craquer les voiles
j'essaierai de lire, mais je ne sais pas
j'ai laissé tomber Vol de nuit au beau milieu
et c'est un livre qu'il ne faut pas laisser tomber
les pilotes qui l'habitent, eux, ne lâchent pas

et puis la nuit viendra et j'aurai peur
comment faire autrement quand il fait noir
et que la poitrine craque?

il faudra que je rappelle demain
moi
pour aller chercher l'info
à un médecin russe volant qui butine les cliniques de Vancouver
nos mécaniciens sont plus de service que ça
et au moins on sait où les rejoindre

6.12.05

Une image
ressurgie du passé
comme un navire émerge de la brume
je me suis vu à quatorze
quinze ans
marchant sur la rue Terrebonne
dans ce bon vieil air printemps de NDG
juste derrière cette école, là
il faisait soleil, il faisait trottoirs et gazons secs
enfin
c'était mai
le ciel bleu, le petit bout de rue voulaient dire maintenant
je ne sais plus où j'allais, je m'en fous
j'avais les cheveux encore mouillés
les cheveux longs
et je les laissais sécher au rythme de la jeunesse
je ne sais pas si j'étais heureux
mais insouciant, insouciant
oui
j'allais peut-être chez François-Éric
alors, je tournerais à droite
sur Draper sans arbres
chez Jérôme, ce serait deux rues plus loin
on passerait l'après-midi à ne rien faire
c'est parfois ainsi que naissent les amitiés

Aujourrd'hui, je me regarde de quelques rues plus loin
j'ai tourné la tête, sourcils froncés
quelque chose de curieux m'a fait regarder en arrière
comme quand on s'est senti observé
et je me vois, là-bas
une autre ville, une autre saison, un autre âge

Où était-ce, alors, tout cela?
L'aimée, les enfants, les douleurs, la quête
les maisons habitées et laissées
les espoirs
où donc était tout cela?
Ça devait bien tenir quelque part
dans un repli du regard
comme dans le gland se trouvent le chêne et deux cent cinquante ans de vies de feuilles
une existence à développer comme un bijou d'origami
petit cosmos qui n'avait pas encore fait bang
où était tout cela dans mes cheveux au vent
dans mon visage au soleil
celui dont ma tante Madeleine disait qu'il était si doux?
(mais ça, c'était déjà avant)

Il y avait déjà une histoire
il y en a toujours une
qui commence ou qui continue
comme ce jour-là
sur la rue Terrebonne

5.12.05

La neige tombait au milieu des arbres
au milieu de nous
en vastes apparitions morcelées

Le ciel en déroute ne se souvenait plus de rien
et si les oiseaux y passaient --
aigles, goélands et corneilles --
ce n'était plus pour rejoindre tel lieu
mais pour jouer:
qu'y a-t-il d'autre à faire
quand le jour en brouillard a mis fin à la quête
éternelle
d'autres êtres à se mettre dedans
les entrailles?

Trève. Et cela nous valait la beauté
des ailés qui glissaient
un moment sans souci
qui tournaient
dans le grand monde gris

4.12.05


Il y a d'autres voies, d'autres ports, des cités plus vieilles que le souvenir. Dans le matin tranquille on y gravit les ruelles en pente où le soleil ne pénètre jamais. Salutations, gestes d'habitude, pierres creusées par des vies de passages. Des petits temples aux portes ouvertes sortent murmures et prières, qui feront place aux odeurs quand le jour sera plein. Poissons, épices, coffres de bois sombre, vies de voyages ou d'attente: les quais voient tout passer. Mais ce sont des cités où l'on revient peu. Des cités de l'oubli. En rêve, un jour, certain peintre les verra et voudra évoquer leur souvenir. Des images naîtront alors, pleines de nostalgie et de vieux bâtiments aux murs lisses. Plus personne n'y sera vu marchant le long des murs, cherchant l'ombre du soir. Les odeurs s'en seront allées comme elles le font des flacons vides, des bois secs, des arbustes fanés. Mais de ces images montera la chaleur de l'espoir, tranquille, et presque le son du ballottement des flots contre l'ancienne jetée. Et pour ceux qui pourront regarder le tableau, une paix s'offrira, une ligne de partage au couleurs de coucher de soleil. Ce sera cet heureux pays du jour bien accompli, quand il n'y a plus rien à attendre que de tout recommencer.

3.12.05

Et je m'enveloppe à nouveau de noirceur.

La nuit de décembre est arrivée qui met fin aux choses. Qui éteint. Alors, dans le chapelet de villes qui s'agrippe à la côte, on allume, on combat. On refuse. Le temps que se montre à nouveau le jour gris et visqueux on attend.

Et pourtant la nuit d'ici est immense comme la mer, comme le creux des montagnes. Elle enveloppe, elle étreint, elle égare. Il faut la voir comme le filet de l'acrobate et y tomber les yeux clos. Ah, tomber dans les bras de la nuit humide d'ici... Ce serait rêver à jamais, ce serait devenir un vaisseau fantôme, ce serait voir les formes des êtres de la mer qui fendent l'eau sans frontière. Ce serait savoir que la nuit existe encore.

Dans les ruelles, les lampadaires portent des lumières jaunes comme de vieux cierges. Leur succession se veut une prière, celle de cent petites victoires contre une découpe de noirceur. Une victoire toute humaine, fragile, éteinte au premier vent. De petits flocons tombent, qui voudraient inventer la nuit blanche.

Pays de poudrerie liquéfiée, sache garder intacte ta nuit. Qu'elle retombe encore bien longtemps comme la poussière du jour, apportant la paix sans demander notre avis. Que son silence noir vienne taire nos babils.

2.12.05

Amour de la neige et du vent
inconscience

Sur les étals de l'amitié lointaine
reposent des absences passées
des hivers successifs

Amour de la neige
si fine, si cachottière
si prête à tout oublier
à tout recommencer

Amitiés dont on oublie le nom
et qui glissent, grises, entre les troncs
des vieux arbres du parc Autrefois
allongements de l'histoire
déchirements

Amour du vent qui ne sait
ni quand, ni quoi
mais qui va
par amour du mouvement
colonel des ardeurs, rassembleur d'égarés
voyageur, le vent va
contournant l'immobile

Amitiés, ne pensez
surtout pas
descendez, marchandez, sous la neige
éclatez
et semez vos sanglots et vos rires
les flocons de l'été

1.12.05


Le temps semble arrêté sur English Bay. Les immenses bateaux qui y mouillent toujours, au loin, semblent faire autant partie du décor que les montagnes plus lointaines encore. D'anciens arbres dérivent parfois, étourdis, qui ont échappé par mégarde aux bergers-remorqueurs qui les transportent par troupeaux flottants. Sur la plage, des dizaines d'immenses troncs ont été placés comme des estrades devant ce qui est l'un des grands spectacles de Vancouver. Il est bon de se trouver dans une ville et de pouvoir regarder au loin. De pouvoir échapper au babillage incessant de la vie en société.

(Encore que ce dernier refuge n'est pas sans assaillants: au dernier festival de feux d'artifices, Nike avait loué une barge qui s'est promenée de long en large pendant deux semaines, à faible distance de la côte, avec pour toute cargaison un immense panneau, d'ailleurs difficile à lire, qui annonçait des souliers.)

Pendant que la mer veille, et veillera pour longtemps, pendant qu'elle défait le temps à force de vagues, moi je vivais dangereusement un moment bien précis de mon histoire, soit hier matin vers sept heures quarante-cinq. Il neigeait sur la ville, ce qui rendait les choses plus dangereuses encore. Je descendais Adanac à vélo, faisant attention parce que ça glissait, que ma roue libre était en glace et que les gens ici ont de la misère avec la conduite sur la neige. Au coin de Clark, une niaiserie: je vois le feu vert. Malgré un sentiment étrange d'inconfort, je décide de passer, et voilà que je me retrouve en pleine intersection, avec une voiture qui fonce vers moi de la droite. J'ai le temps d'arrêter, et heureusement il ne venait personne de la gauche, mais je trouvais ça bizarre: les deux feux étaient verts.

Évidemment, je me suis rendu compte aujourd'hui qu'il n'y a pas de feu vert dans ma direction sur Adanac. Celui que j'ai vu, c'était celui pour ceux qui roulent sur Clark. J'avais pourtant senti que quelque chose clochait... mais je ne me suis pas fait confiance. J'ai décidé de croire mon cerveau qui disait: Vert? On peut passer! Y a pas de vert, nono. Je passe là tous les matins, je devrais le savoir... Ce qui me frappe là-dedans, c'est le cas de le dire, c'est que ma vie aurait pu se terminer là, au coin d'Adanac, une concurrente de choix pour la rue au nom le plus ridicule, et de Clark, simplement parce que j'avais cru voir un feu vert. J'avais de l'eau dans les lunettes, ou une rêverie dans la tête. Une distraction. Moi qui suis devenu si réglo à vélo, en plus! Ce n'est presque pas juste...

La vie parfois peut dépendre de l'illusion d'un feu vert. D'une bêtise. Incroyable.

Mais je suis là: je respire!

Incroyable...