30.9.05


Les nuages sont revenus. Pas ces majestueux passagers blancs qui s'attardent au repaire des montagnes, pas ces voyageurs polaires et marins qui échangent courtoisies et histoires un moment avant de reprendre la route. Non, c'est maintenant la saison des nuages lourds, de la poisse. La ville a été soulevée comme sur la tige d'un haricot et montée en une nuit au pays des nuages. Ils nous entourent, ils veulent s'insérer dans chaque interstice qu'ils trouveront. Ils veulent vaincre et insinuer leur grisaille jusqu'au plus profond de nous.

Une fois rendus en février, mars, ils auront presque réussi.

Pour le moment, Vancouver est automnale, belle dans le brouillard, grisée de griseur. J'ai roulé sous la pluie ce matin, puis suis revenu ce soir dans l'air simplement humide. Sur la rue, les feuilles des chênes tapissaient l'asphalte, aplaties par l'eau et les voitures. «Liquid sunshine», ai-je entendu dire de la part d'un gars à l'esprit décidément positif. Il avait raison.

L'automne est une saison d'odeurs, un deuxième printemps ou fleurit l'humus. Les rues embaumaient la terre et les feuilles détrempées; l'asphalte même sentait bon. Ici et là, le distant parfum d'un feu de bois venait se mêler à cette terrine de senteurs éveilleuses d'appétit: celui de l'âme. L'automne sentait bon la solitude.

Et pourtant tout est relatif. L'autre jour, il avait plu aussi et je passais par le Dowtown Eastside. DTES, disent-ils avec leur manie de tout réduire, de tout sigler. Là-bas, ça ne sentait que l'asphalte trempe. La ville. Ça sentait comme on se sent quand on est surpris par la pluie, que nos jeans et notre chandail sont complètement trempes et qu'on ne s'est pas douché depuis... Ça sentait ordinaire. Pas de feux de bois dans le Downtown Eastside. Pas même ce petit lierre accroché au fil électrique. Pas même cette désespérance, cet essai à bout de souffle. Rien, apparemment, qu'une manière de résignation instantanée. Car si elle ne l'était pas, si elle parvenait simplement à entrevoir le lendemain, tout serait foutu. À quoi bon? (Mais j'y pense... ce serait peut-être justement le contraire.)

Et puis... Quelles odeurs autrefois? Quelles odeurs pour les Homalco, les Sechelth? Quelles souvenances sensuelles aujourd'hui disparues sous l'asphalte? Voilà la vraie archéologie, celle que j'aimerais pratiquer. Ancêtres, j'espère qu'il demeure un relent de votre terre. Je souhaite que les vents qui vous ont caressés ne soient pas déjà disparus. J'essaierai de trouver dans la mer des nuages les senteurs amoureuses du monde qui vous a vu grandir. Je vous écoute. Je vous sens.

29.9.05


Écrire, c'est un combat. Contre l'inertie, contre la fatigue, contre le temps qui passe sans que rien soit raconté. Écrire: combat contre un monde sans histoire. La revue fondé par Sartre ne s'appelait-elle pas, justement, Combat? Dans ce cas, cependant, l'écriture est une arme, et non le combat lui-même. Mais!

Combat aussi contre la peur, en ce qui me concerne. Peur de n'écrire rien de bon. Ça ressemble à un plat qu'on prépare en craignant de le rater, mais en sachant qu'on le mangera quand même. La peur n'est pas une bonne chose.

Attention, chien méchant, peut-on comprendre entre la ligne de ce message -- «Dog in yard» -- trouvé sur une clôture dans une ville au pays des nuages. Attention à la peur, ou plutôt Attention: ayez peur, ça vaut mieux pour votre bien-être. Mon bien-être à moi me demande de passer au-delà de la peur, de la transcender, c'est-à-dire non pas de l'oublier, non, au contraire, mais de la porter comme une plume au chapeau, à l'arrière de la tête.

Car si la peur est le chien, la confiance est le vent, la fourmi ou bien l'aigle. L'objectif: ne plus savoir lire, en quelque sorte. Attention chien méchant: de jolies lignes noires sur un rectangle blanc. Peut-être même ne plus avoir d'yeux, passer, chuchoter, comme le vent exister, combattre l'inertie en avançant parce qu'il faut avancer, il le faut, pour quelque raison qu'on ne saisit pas nécessairement, qu'on devine à peine, on ne sait pas vraiment deviner mais seulement avancer, avancer jusqu'à se retrouver à l'autre bout, dans l'enclos de la mer des Sargasses où finissent tous les vents. Mais ça, c'est une autre histoire.

Un combat pacifique, un combat atlantique, un combat de tous les temps, de toutes les mers, un combat pour ne pas se taire. Pour ne plus se rendre compte que l'on passe à travers les clôtures.

28.9.05


Are you buying rock'n'roll?

Je suis souvent passé par ce quartier. Strathcona. Plusieurs beaux coins. De belles maisons aussi, entourées de feuillages et d'arbres, à la fois altières et simples. Dans une rue particulière, les maisons sont sous le niveau du trottoir: les gens doivent descendre un escalier pour y accéder; certaines ont aussi des passerelles. Mais parlant des trottoirs, comme ce quartier jouxte le Downtown East Side, ils servent aussi de salon, de bar-salon, de piqueries et de bordel. C'est comme ça.

L'autre jour, je marchais pour me rendre au travail, et une des femmes me demande alors que je passe près d'elle si je voulais de la compagnie. Je lui souris, la remercie, lui dit que non. Elle me suit un moment en me déclinant son menu: étonnant comme on pourrait se payer un petit quelque chose pour pas cher. Au prix, probablement, de la plus petite unité de drogue sur le marché. Ecstasy? J'en doute.

Ces femmes me fascinent. Me font pitié aussi. Je ne peux m'empêcher d'imaginer quelque pimp dégueulasse leur rôdant autour, les tenant par des couilles d'autant plus délicates qu'elles sont métaphoriques. J'en vois certaines, les «vieilles», qui doivent avoir 42 ans mais qui ont l'air d'arpenter ces trottoirs depuis des dizaines d'années, et je me demande comment le corps peut en arriver à ce point-là de déchéance. Il doit certainement rester en elles une beauté quelque part, dans leur regard, dans un geste naturel, mais ces femmes-là gardent leur regard pour elles -- c'est peut-être tout ce qui leur reste -- et n'ont plus de gestes naturels.

Certaines sont belles, très belles. Elles ont réussi à conserver un air de naïveté, une certaine rondeur du visage. Ce n'est peut-être qu'une question de temps; je ne sais pas. Pour moi elles n'existent que quelques secondes, parfois une minute. Un jour, j'ai voulu aller les écrire. Aller me placer là où elles se trouvent, les observer de loin, et écrire. Je me suis rendu dans Strathcona, justement, mais j'ai vite réalisé que si l'on devait écrire ces femmes, ce n'était pas de cette façon. Je m'étais placé dans la position du visiteur au zoo, et Dieu sait si je déteste les zoos. Je suis reparti par respect.

Je n'achèterai pas de sexe ni de drogue, dans Strathcona ou ailleurs. Ces choses-là ne devraient pas se mêler à l'argent. Mais l'argent, lui, a ce pouvoir de se mêler de tout. Je rechercherai ce qui est gratuit, et ce qui ne l'est pas encore, tenterai de le rendre tel. Car c'est là que se trouve ce qui est vrai.

27.9.05

No fear. No envy. No meanness.

Ce message est une gracieuseté de Bob Dylan. Lui-même le tenait d'un irlandais chanteur qui lui avait offert cette leçon comme on peut le faire à vingt ans en ayant parfaitement raison. Une leçon? Un programme, un code pour l'honneur. Oui, je regardais tout à l'heure Bob Dylan à la télé, et on voyait le New York des années 60 à grand renfort de souvenirs de personnalités du temps, la plupart sympathiques à voir comme Pete Seeger, Mavis Staples, Allen Ginsberg, l'irlandais en question et d'autres musiciens inconnus. No fear.

J'ai regardé ailleurs, aussi. Sur le lit, à côté, Céline dormait déjà. J'ai observé un moment son beau visage perdu dans le sommeil. Comme c'est tendre ce que le sommeil fait à quelqu'un; il y avait là une paix contagieuse, une douceur. J'ai souvent regardé les enfants dormir, aussi. J'aime voir leurs visages tranquilles et sans soupçons. Parfois je les ai regardés jusqu'à me sentir un peu mal: d'observateur j'étais devenu voyeur, j'avais le sentiment d'empiéter sur le peu qu'ils ont de moments privés. Je les embrassais et allais me coucher à mon tour.

La vérité, aujourd'hui (car j'ai songé ce midi que ces écrits devaient être pétrits de vérité, même d'une vérité imaginaire), ne se trouvait pas dans les nuages. Je ne sais même plus s'il y en avait. Je ne les ai pas regardés. La vérité n'était pas belle à voir. Elle était faite de trahison envers moi-même, de prostitution bourgeoise, de ce mensonge du travail fait pour la paie. Fear it is, that's driving me, I'm afraid. Étirements. Écartèlements. Serais-je devenu à mon tour cet oncle perdu dans l'étendue du cosmos, incapable de voir ce qui se trouve devant lui par peur de la grandeur effrayante du monde et de la nécessité de payer de lait, du pain, du beurre? Une guitare dans un étui empoussiéré.

Je ne sais pas ni ne veux le savoir. Je voudrais simplement ne plus penser comme ça. Je suis dur avec moi. No meanness, ça s'applique aussi à soi. No envy? Je ne m'aventure même pas sur ce chemin-là.

La vérité? Quelques corneilles qui jacassent. Le vent doux de l'automne, cet automne-ci, le combientième? Ne pas compter, surtout ne pas compter. La vérité assise sur les marches en béton qui mènent au stationnement sur la rue Alberta. La vérité en pantalon de coton, avec des bas repliés parce qu'il fait chaud. La vérité les yeux fermés, un crayon à la main. Un carnet traîne par terre. No fear, no fear.

26.9.05


Les choses qu'on voit passer dans la nuit.

Les rêves. Les films. Le temps. La vérité. La honte. La pureté. L'autre. La lune. L'oubli. La peur. L'attente. La jeunesse. La tendresse. L'union. Le repli. La falaise. La mer. La chute.

J'aimerais avoir une bonne image de la lune, une image qui soit vraie, une seule image qui présenterait la chose telle qu'on la voit vraiment. Mais tout n'est que re-présentation.

L'hallucination. L'imagination. L'autodérision. La prière. Le silence. La jouissance. L'abandon de conscience. Le rappel. La délivrance.

Je sais. Je n'ai qu'à penser à la lune, je n'ai qu'à l'imaginer, qu'à imaginer la lune et la photo devient inutile. La photo perd son sens. Je n'ai qu'à penser, qu'à imaginer, qu'à forcer les choses à exister. Je n'ai qu'à fermer les yeux.

La confiance.

25.9.05


Je me mets au clavier en écoutant des Nocturnes de Chopin. Ce genre de chose, il me semble, existe si peu ici. Ce raffinement, ce relent d'européanité, cette présence de la musique qu'à Montréal au moins on sent, dont on est au courant qu'ils existent, auxquels on participe, ici ne sont pas parvenus.

Ou peut-être est-ce simplement que d'avoir quatre enfants me garde trop à la maison. Je n'arriverais plus à sentir le monde qui m'entoure de la même manière? Non. Vraiment, ici, l'Europe est loin, bien plus loin que la Chine, le Japon, Hawaii. Et comme c'est étrange, je viens tout juste de remarquer la parenté apparente entre Hawaii et Haida Gwaii, aussi nommées «Îles de la Reine-Charlotte». Vous ne savez pas qui fut la reine Charlotte? Moi non plus. Je ne sais pas non plus qui furent Baker, Seymour, Robson, Fraser et tant d'autres dont les noms ont été poivrés sur le paysage, comme diraient les anglais. Chopin, lui, n'a laissé son nom qu'à la musique, et lui je le connais bien.

Pauvres amérindiens. Ils n'avaient pas l'écriture, et ça leur a coûté cher. Toute une culture à la tradition exclusivement orale: essayons d'imaginer ça, pour voir... Je sais que dans certaines culture amérindiennes, on donnait à certains individus la charge de la mémoire du peuple. Dans un exemple que je connais, chaque année était résumée par une phrase rythmée, ce qui facilitait la mémorisation de l'histoire... tout en la simplifiant à l'extrême. Un explorateur blanc était tombé sur un personnage qui portait ainsi en lui environ deux siècles de l'histoire de son peuple: ici des guerres, là un accident, ici un enlèvement, là encore une famine.

Sans écrits, on vit dans le présent, on ne peut pas faire autrement. Une forme de zen qui porta malchance aux «Premières nations». Facile de faire oublier ce qui n'est que paroles, quand on a le sens de l'honneur élastique des «découvreurs».

Aujourd'hui, à Vancouver, les hommages aux cultures amérindiennes sont partout. Totems, dessins, noms ressuscités, légendes et histoires qu'on apprécie d'autant plus qu'elles sont lointaines et mythiques. Tout y est, sauf les principaux intéressés. Quand ils ne sont pas dopés à mort au coin de Main et Hastings, ils passent apparemment le temps dans une réserve miteuse à flanc de zone industrielle ou sur le bord d'une route à vendre trois saumons ou du bois pour pas cher. Sur Hastings ou ailleurs, cependant, même regard absent, sans l'iris absinthe de Gainsbourg.

Et si, devant Science World (maitenant nommé Telus World of Science dans un geste qui illustre bien le fait qu'on ne donne même plus, aujourd'hui, les noms de personnes supposées illustres à nos monuments, mais bien ceux de corporations) on trouve des pavés moulés qui portent des mots amérindiens comme celui qu'on voit sur la photo, cela semble comme une plume flottant dans l'air à quelqu'un qui n'aurait jamais vu d'oiseau. Qu'est-ce que ça fait là? Qu'est-ce que ça veut dire? Trace inutile et hors contexte, dans une langue à qui l'on a prêté les lettres d'une autre culture pour pouvoir l'écrire.

Il n'y a que les blancs qui aient pu penser à ce genre d'hommage. Il n'y a qu'eux aussi qui aient pu aussi bien rater leur coup.

24.9.05


Un seul petit nuage ce matin dans le ciel de Vancouver. Temps sec, temps frais, rosée matinale et ciel orange, mon capitaine. Prêts à prendre le large.

Chose promise, chose due. À 6h30, j'enfourchais la bécane, faisais mon chemin dans les rues fraîches (Eton, Kamloops, Dundas, Powell, etc.). Aux alentours du parc Oppenheimer, tout semblait calme, ordinaire, étrange. Puis Gastown, et plus loin le chic Coal Harbour où il y a bien longtemps qu'on n'a pas vu de charbon. Aujourd'hui, les tours à condos s'y font plus aguichantes les unes que les autres, et les fontaines lancent des jets qui veulent symboliser la beauté et l'opulence. Enfin, Stanley Park.

C'est de là que j'ai mis le matin dans ma boîte à images. Au loin, la silhouette du mont Baker voisinait celle d'une des grues du port. Je dis « Baker » en sentant toute la fausseté de ce nom. Un nom qui n'a pas deux siècles (deux siècles pour une montagne!), un nom d'emprunt comme peuvent l'être ceux du Colisée Pepsi ou du GM Place. Un nom qu'on achète. Si je connaissais son vrai nom, je l'utiliserais. Demain, je parlerai des vrais noms.

Dans le parc Stanley, donc. (Un parc peut s'appeler Stanley, c'est correct, un parc est une création humaine.) Il faisait encore frais, assez pour que plus loin ma gorge devienne asthmatique. Des joggeurs sautillaient le long du chemin. Vancouver, ville de jogging. Le parc fourmillait des senteurs décadentes de l'automne que je ramassais au passage, heureux et essouflé: le vent, tu comprends... Oui, le vent de dos, le vent de face, le vent fantasque et fantastique qui se jouait de moi, qui voulait m'écarter comme il l'avait fait des nuages. Le vent qui m'est rentré dans le corps pour me faire oublier je ne sais plus quoi.

Comme l'oubli peut être tendre. Ce doit être aussi ce que pensait cet homme couché sur le sol du guichet automatique où je suis entré plus tard, cet homme à la tête cachée dans un manteau, membres à demi-nus, assommé par un sommeil d'artifice. Quel était pour lui le prix de l'oubli?

23.9.05

Ce fut un jour de fatigue, d'attente, un jour à côté de soi. Ma tête dodelinait. Assis devant l'ordinateur, au bureau, j'ai de longs moments fait semblant de travailler. Restant là, attendant que passe le temps. Quel déshonneur.

J'ai mal à la tête de fatigue et de trop m'être assis. J'ai besoin de bouger, de redevenir l'animal que je devrais être. Trop d'immobilité pour le corps, et l'esprit meurt aussi, ou abandonne, ce qui est pire. J'étais là à attendre la fin de semaine à deux jours de distance, et à me trouver ridicule de le faire.

Alors.

Alors demain je quitterai à sept heures. J'enfourcherai mon vélo et j'irai faire le tour de Stanley Park avant de rentrer au travail. Le chemin contournera le parc et ses arbres, longera l'eau. Le petit matin sentira le sel et l'air humide et frais. J'aurai mal à l'aine, mais ça ne sera pas dramatique. Faut ce qu'il faut. Je saluerai les aigles partis surveiller leur domaine et planant près de Siwash Rock. Je me réchaufferai à ma propre chaleur. Car demain doit être un jour d'éveil.

Demain.

Alors demain j'existerai. Je sentirai mon coeur pomper la chamade, si je puis m'exprimer ainsi. D'ailleurs je n'aurai aucune idée de ce que peut bien être la chamade, mais je m'en foutrai, je serai loin de tout dictionnaire et ne penserai même pas à me poser cette question, habité seulement par ce son et ce mouvement mystérieux du sang à travers moi, par ce flot intime et inconnu, et mes jambes moulineront pour monter la côte vers le pont et descendre ensuite, je laisserai la technologie être présente pour me permettre de vérifier que j'ai bien atteint les 45 kilomètres heure, et je verrai que cela est bon, je respirerai.

J'existerai.

22.9.05


Ce serait l'histoire du temps. Ce serait une tempête de temps. Tout serait emporté: amitiés, amours et amourettes, certitudes, platitudes, doutes, regrets et remords. Tout reviendrait à la normale? Non, non, j'ai tout faux. Voilà ce qui fait le temps, voilà ce qui est sa matière comme le levain est celle du pain. Autrement: galette.

Ce serait une tempête de mots, car les mots aussi font la pâte du temps. Les mots, les regards, les élans, les sourires. Surtout ceux que l'on fait à soi-même, presque sans y penser. Ce serait un mouvement. Oui, toute tempête est mouvement, tout mouvement est tempête. À peine peut-on essayer de mettre de l'ordre là-dedans. Difficile.

Rester debout, tenir la barre, garder un cap quel qu'il soit, non pas qu'il faille exercer la volonté, mais plutôt simplement exister dans la tempête, simplement dire je suis là, adopter peut-être l'attitude du roc en sachant néanmoins que le vent et la mer, plus patients, viendront tout de même à bout de nous. Mais patience. Je suis là.

Ce serait un jour parmi tant d'autres. Ce serait maintenant.

21.9.05


Silences de la corneille.

Je l'ai trouvée sur Adanac, en revenant vers la maison. J'ai hésité à m'arrêter, avant de finalement ralentir, rebrousser chemin et déposer mon vélo. Voyeur de mort, je me suis approché.

Mais pas trop.

J'éprouvais un sentiment étrange à mesure que le corps noir et figé devenait plus réel, plus là, capable d'être touché, devant moi. Un vent doux faisait se lever quelques plumes, ce qui donnait à l'oiseau qui n'en était plus un un air presque vivant. j'avais l'impression qu'il allait bouger une patte et au moins gratter le sol dans un dernier effort pour avancer encore. Avancer. Mais non. Le dernier cri de cet être avait été lancé sur Vancouver.

J'ai pris quelques images. Je ne voulais pas m'éterniser. Je devenais impoli. J'ai eu une pensée pour les photographes de guerre qui fixent sur la pellicule ou, plus probablement maintenant, sur la carte mémoire, des corps humains à peine évacués par la vie... Ici, maintenant, le bec entrouvert, le corps de la corneille pensait peut-être encore à ce qu'il avait été, flottant sur l'air du Pacifique, régnant dans cette ville sans pigeons. À présent, noir, seulement noir. Virgule de malheur sur l'asphalte, trait tiré sur un bref moment à profiter de l'air, à l'emprunter, le temps seulement d'avoir transmis à d'autres le pouvoir de le faire. Étrange destin.

Je n'ai pas d'affection particulière pour les corneilles. Ce serait même plutôt le contraire. Mais, petite soeur, je t'ai souhaité bon repos.

20.9.05


La mer, là-bas, se voyait très bien au-delà des parcs, des jardins et des maisons opulentes. De longs bateaux marchands aux cales allégées attendaient, comme soulagés, beaux probablement parce qu'on ne les connaît que de l'extérieur. Parce qu'ils s'en vont. Plus loin encore, les montagnes, habitées de beaux quartiers agrippés à leurs flancs puis, plus haut, de forêts bien entretenues.

De retour de chez la chiro, je roulais sur la 1ère Avenue, ou Cornwall, je ne sais plus trop. Pour me rendre au pont Burrard, à la rue du même nom et ensuite par Hastings jusque chez moi. Oui, Vancouver était magnifique dans la fraîcheur d'aujourd'hui. Au-dessus d'elle, de gigantesques cumulus glissaient dans le ciel. Et pourtant, tout cela n'était rien.

Je suis arrivé à la maison. Marguerite jouait à faire glisser sur la rampe du perron une feuille de cette plante qu'on appelle "oreilles de lapin". Nous nous sommes embrassés et je suis entré. Benoît a souri en me voyant. Debout devant le piano, il faisait sa musique à bout de bras. Il s'est retourné et a souri. Puis il est redescendu sur ses quatre pattes et a commencé à gambader vers moi; une fois arrivé, il s'est relevé et a fait en sorte que je le prenne dans mes bras. J'avais encore mon casque sur la tête et mes gants dans les mains. Il a couché sa tête sur mon épaule et m'a tapoté le dos de sa main gauche pendant que je faisais de même dans son dos à lui. Ses jambes s'agitaient dans un mouvement de grimpe, comme quand on veut se réfugier en quelqu'un et qu'on sait qu'on n'arrivera pas à se blottir aussi bien qu'on voudrait. Le geste alors de se blottir devient un remplacement de cet état que jamais on n'atteindra aussi bien que l'idée qu'on s'en fait. À mon tour je souriais. Un sourire ne coûte rien, rappelle un dicton zen, mais il change la chimie du cerveau.

Je suis éternellement reconnaissant d'avoir pu vivre un moment comme celui-là.

19.9.05

La télé ouvrait une fenêtre sur deux pays: celui du Québec, tout collé contre le fleuve dans le coin de Trois-Pistoles, et celui de l'écriture. Celle de Victor-Lévy Beaulieu. Et ce nom, d'abord, d'où lui vient-il? Quel parent pouvait bien, dans un rang du bas du fleuve, appeler son fils Lévy? Il en a pourtant bien été ainsi.

Je ne connais pas les écrits du barbu, mais lui, comme personnage, a toujours eu une sorte d'aura, de présence jusqu'à moi perceptible. Et les quelques mots que j'ai pu entendre ce soir, lus par Michel Garneau l'inimitable, me sont rentrés dedans comme une saison nouvelle et tranquille, ou un vol d'outardes.

Images d'une maison pleine de silences, aux antipodes de ce qu'est la mienne qui pourrait avoir plus d'affinités avec la grange de Beaulieu, pleine de chèvres, de moutons, de volailles, de chevaux. Pleine du mouvement de la vie. Mais la vie, n'est-elle pas aussi dans l'écriture? Oui, oui. Et voilà que nous la voyions telle que lui s'y soumet, avec son crayon feutre bleu et ses feuilles de notaire. Avec passion. Et simplicité aussi. C'est comme tomber dans le vide qu'offre une falaise. Plus que simple, attirant. Nécessaire? En rêve tout au moins, comme symbole. S'abandonner, totalement. Mais activement. Ce qui fait que l'image de la falaise me fait peut-être défaut.

Il est tard, et je dois me rendre au travail demain. Gagner ma croûte, payer mes dettes. Dérision qu'un moment je confierai au sommeil le soin de mettre de côté. Buenas...

18.9.05


La lumière est passée
comme une bête surprise

et j'ai pensé au retour
le retour de l'hypocrite

flagelles inutiles nés d'élans mal compris
flaques d'eau invisibles
portolans oubliés

la liste des retards, des mauvais chemins
il ne vaut pas la peine de la commencer
quand on rate, s'asseoir
yeux fermés
recueillir sous les simples paupières
les émois électriques d'un éclair jaune ou blanc
la naissance

les contours de la noirceur
sont ciselés de frontières imprécises
c'est de là que toute vie s'échappe
comme une bête surprise

17.9.05


J'étais au café aujourd'hui. Écrire. Partagé toujours entre un sentiment sincère ("je dois écrire; c'est ce que je peux apporter de bien au monde") et un autre sentiment d'incapacité à jamais pouvoir mener quelque chose à bien... dans ce domaine, du moins. Inconfiance.

Et pourtant j'ai connu quelques réussites. J'ai accompli des choses dont je suis fier. Plus d'une fois s'est levé en moi le savoir que ce que je faisais était bon, essentiel: ce que doit ressentir un arbre qui pousse et produit feuilles, fleurs, racines et fruits. Un sentiment rare, que seulement m'ont procuré aussi la musique, l'amour, les enfants. Peu de choses en somme, mais de grandes. Et pourtant, toujours, toujours, cette impression que ça ne sert à rien, que jamais rien de vraiment accompli ne pourra émerger du peu de travail que j'arrive à faire.

J'écris, l'encre coule. À la main, c'est à la fois plus vrai, plus près du coeur et toujours comme "en préparation". Comme si ce n'était pas vrai. Et pourtant... J'écris et des éclairs parfois illuminent la page. Quelques mots absolument vrais, quelques mots qui n'en sont plus mais qui deviennent autre chose, non pas création mais évocation ou invocation. Magie, quoi. Une magie si fugace cependant qu'à sa remorque toujours de trouve une question: qu'est-ce que ça vaut?

Ce temps et cette énergie que tu mets là, Christian, es-tu bien sûr de ne pas les gaspiller? Gaspiller: tu commences à vraiment comprendre le sens de ce mot, n'est-ce pas?

Oui, je crois que oui.

Et pourtant je ne peux abandonner. Alors je me demande si je ne continue que par amour-propre, par défi: ces choses qui font que l'écriture ne vaut rien. Je n'ai jamais voyagé avec la confiance à mes côtés. Elle a toujours été comme ces filles trop jolies que jadis je n'ai pas osé abordé: cercle vicieux. Et le plus vicieux dans tout ça, c'est qu'il m'est arrivé quelques fois d'apprendre que certaines de ces filles n'auraient pas détesté que je les aborde. Laisser de côté l'amour-propre. D'abord, l'amour, ça doit être sale, parfois. Et ça ne supporte pas de qualificatif.

Écriture, geste d'amour? Oui, au fond, même si elle est aussi un geste de colère, de revendication, de méditation ou d'invention. Sinon, tragédie: geste de rien.

16.9.05


Je me suis retrouvé un jour au pied de la grande pyramide de Gizeh. Ce que je voyais ressemblait assez à ce toit de garage d'une ruelle de Kitsilano. Sauf que c'était en pierre, et beaucoup plus haut, bien qu'en réalité devant cet amas incroyable il était difficile de juger de la hauteur.

Je me souviens très bien de ces énormes blocs de pierre dorés par des siècles de soleil, de cette masse pyramidale qui avait l'air, vue d'en bas, de former un mur, un énorme mur infranchissable. Tout de suite, l'envie de grimper m'avait pris, mais des pancartes interdisant de le faire, peintes à la main, étaient disposées sur les premiers rangs de pierre, et avec la quantité de gens qui tournaient autour de soi, touristes, badauds, vendeurs de tours en chameaux, on sentait que ce n'était pas la chose à faire.

Nous étions quand même allés, avec Richard, jusqu'à la troisième et plus petite des pyramides du groupe. Là, personne. Le désert qui commence. Le goût de faire quelque chose de mémorable. Alors nous sommes entrés. Il y avait une ouverture ostensiblement gossée en plein milieu de la face principale de ce tétraèdre pharaonique, un trou fait si je me souviens bien par des pillards d'autrefois. Nous avons grimpé le degré qu'il fallait pour atteindre ce trou et avons pénétré dans cette noirceur de grotte souterraine. Oui, les pyramides, ou le désir apparent de recréer au-dessus du sol les profondeurs de la terre.

Nous n'avions pas pu aller bien loin. Peut-être avons-nous fait quelques dizaines de pieds dans cette antre, soudain au frais dans le pays du soleil. Richard avait craqué une allumette et nous avions senti qu'il y avait de la vie là-dedans, insectes, chauves-souris, quelque chose. Nous ne nous étions pas éternisés. De la fraîche suffocation des entrailles d'un tombeau, nous passions à l'étouffante suffocation de cette ville-pays: Le Caire. Al Kahira.

Aujourd'hui, j'arpente les ruelles de Vancouver. Contrairement au Caire, l'air y est frais, le climat doux et, dans Kitsilano tout au moins, l'opulence dont on est entouré appelle à une certaine nonchalance. On peut y aimer sans crainte ces toits de garages en bardeaux de cèdre moussus qui rappellent parfois les pyramides. Dans l'oubli relatif des ruelles, on peut rêver au passé et même, si on est porté vers ce genre de tourment, se demander si vraiment il a existé.

15.9.05


Je ne t'attendrai pas au Molly's Coffee Shop.

Pour la bonne raison qu'il s'agit en fait d'un restaurant tenu par des Chinois où l'on sert des hamburgers et des frites vraiment passables. Leurs sautés de légumes et tofu sont peut-être meilleurs, mais qui aurait l'idée de choisir ça sur le menu du Molly's Coffee Shop?

Ce que je peux faire, cependant, c'est inventer le Molly's où j'aimerais t'attendre.

Tu serais en retard. Ce serait un jour pluvieux de fin d'automne vancouvérois, un jour de repli. Ce livre que j'aurais, je ne le lirais pas; il serait peut-être déposé sur la table, inutile. Je t'attendrais en ne pensant pas vraiment à toi, puisque je te verrais dans quelques minutes. En fait, je ne penserais à rien.

Tiens? Le son de la pluie devient plus fort, annoncé par un grincement. La porte s'est ouverte, un client est entré. Il connaît Molly, la salue par son nom. Je pensais bien avoir deviné que c'était elle; maintenant, je sais. Depuis quand tient-elle ce café, depuis combien d'automnes regarde-t-elle des gens en attendre d'autres? Elle finit par passer et remplir ma tasse à nouveau sans qu'un mot ait été dit. Je la remercie d'un regard assorti d'un sourire. Je te réserve mes paroles, et je crois qu'elle comprend. Molly en a vu d'autres.

Des hommes lisent des tabloïds; le papier humide des journaux retombe comme un pétale fatigué. Sur la table en formica, grise comme si elle était faite de l'air du temps, ma main gauche est immobile. Je sors mon crayon et tente d'en faire un croquis sur le napperon de papier. Mon trait s'égare, devient tourbillon, gribouillis, impatience. Tu es en retard et l'impatience ne fait pas de bons dessins.

J'aime t'attendre chez Molly's cependant, sans raison particulière, parce qu'il me semble que c'est un lieu façonné dans l'attente, dans toutes ces heures passées par tous ces gens à en espérer d'autres. Les heures fertiles de l'attente. Tiens, te voilà peut-être dans ce son de la porte à nouveau qui s'ouvre. Oui, vraiment, te voilà vêtue de pluie. Tu veux t'asseoir? Non. Il faut sortir. Je voudrais te parler mais ici règne le silence des bruits quotidiens, qu'il ne faut pas troubler.

Viens, allons sous la pluie.

14.9.05


Yoga.

C'est la seconde fois que ce mot se retrouve dans ce journal. Mais cette fois-ci, c'est différent. Il ne s'agit pas d'une simple mention, mais bien de la première fois où j'ai pratiqué ce... quoi, au juste?

Quand ça a fini, j'étais couché à terre, complètement détendu, tous mes muscles ou la plupart mous et lourds, le corps heureux. L'esprit aussi. Auparavant, contorsions, étirements, saluts et mains priantes. Le corps devenait un temple. Le corps reprenait sa valeur de temple pas du tout absurde mais bien évident, le seul en fait que nous puissions vraiment habiter. Le cobra, la pyramide: noms de postures lissés par des siècles de pratique, aussi connus dans certains cercles que dans d'autres le fait que dans son café on met de la crème, du lait ou, Dieu nous en garde, du Coffee Mate.

Je venais au yoga pour le corps, pour tenter de soigner ce dos et cette aine qui me tourmentent. J'ai toujours mal, mais j'ai entr'ouvert la porte sur le temple, et ça fait du bien. Elle était fermée depuis longtemps, endimanchée de toiles d'araignées comme la barrière de Félix Leclerc. Moi qui ai pratiqué le zen, je voyais un peu dans ce yoga le zen en mouvement. La même recherche d'équilibre pour laquelle on ferait confiance au corps autant qu'à l'esprit. Dans le zen, la respiration est peut-être plus centrale dans le sens que toute la posture s'ancre sur elle. Dans le yoga, elle est aussi primordiale, mais tous ces mouvements du corps imposent une discipline plus complexe. Plus difficile d'harmoniser le corps et la respiration, peut-être. Nous en saurons plus la semaine prochaine, alors que notre héros retournera dans l'antre des yogis pour une deuxième portion de sabardhanapratha.

En attendant, comme disait l'autre...

Namasté.

13.9.05


À voir de telles images, on croirait la haine impossible.

On croirait le monde un endroit de beauté. Mais rien n'est si simple. En fait, il ne faut pas rechercher la simplicité, mais l'acceptance, je suppose. La marée humaine déplacée par cet ouragan au nom de femme fatale. Les enfants morts par milliers lors de l'autre catastrophe d'il y a quelques mois seulement, déjà oubliée dans nos contrées pressées. La souffrance existe, même et surtout quand les caméras ont disparu. La souffrance est pire quand on est seul. Mais il faut accepter.

Or le monde est endroit de beauté. Les humains, nos frères les animaux, les choses, les plantes: tout cela est infiniment beau. Seulement voilà que le beau n'est pas tout. Il existe ce qu'on pourrait appeler une sorte de complexité de l'existence, qui évidemment doit être bien plus grande que tout ce qu'il nous est possible même de concevoir. Et qui sait si à force de complexité, d'immensité inouïe de l'incompréhensible, les choses finalement n'en finissent pas par devenir simples, évidentes. Peut-être le saurons-nous un jour. Quand nous nous retrouverons au bout d'un nouveau cordon par lequel nous serons quelques temps encore reliés au monde d'en bas. Avant de passer pour de bon de l'autre côté des nuages.

À voir de telles images, on croirait que la paix est possible.

12.9.05


Le vélo est l'avenir de l'homme. Plus que la bagnole, en tout cas. (Bagnole. J'aime ce mot copain qui enlève tout esprit techno et performant aux voitures trop présentes dans nos vies. Vous saviez ça, vous, que le Vancouver Sun, édition du vendredi, comporte toujours non pas un seul mais deux cahiers entiers consacrés à l'automobile? Du sous-journalisme, des publi-reportages déguisés réalisés aux frais de ces immenses compagnies de moteurs. De la prostitution, et bien payée à part ça. Dans ces pages comme dans les semblables qu'on retrouve dans tous les journaux nord-américains, on ne parle pas de bagnoles mais bien de chars... Mais le vélo, vraiment, est l'avenir de l'homme.)

Nous étions à vélo aujourd'hui. Évidemment, comble du paradoxe, nous nous sommes rendus en voiture à l'endroit où nous voulions faire du vélo. Nous ne sommes pas encore sevrés, loin de là. Petite balade sur terrain plat, en partie le long de la Pitt River, large, au cours doucereux. Dix-sept kilomètres, puisque nous comptons tout maintenant: les enfants l'ont trouvée un peu longue. Ils ont bien fait malgré tout; ils étaient fatigués en rentrant et dorment déjà tous, ce qui est pas mal.

C'était beau. Chaque jour qui passe maintenant sent un peu plus l'automne qui approche, ou alors le sent d'une manière différente. Tout à l'heure, c'étaient les feuilles qui craquaient sous nos roues, la lumière angulaire du soleil pourtant encore bien chaud, un petit je-ne-sais-quoi dans l'air affairé des gens que nous croisions. Quelques heures de campagne pour les citadins. Ça sentait bon. Des chèvres paissaient (si on peut dire que les chèvres paissent) sur le terrain de la ferme Minnekhada. Un bouc brun broutait tranquillement avec sur la tête des cornes pas possibles qui lui grattaient pratiquement le dos. Sur un petit chemin, les arbres venaient faire une voûte par-dessus nos têtes de leurs feuillages vert-jaune. Merci, les arbres.

De retour au stationnement d'un parc de Port Coquitlam, nous avons repris la voiture et fait comme tant d'autres le trajet vers la maison. Sur la route vers Vancouver, à un moment, il y a dix voies de large. Ça, je ne sais pas ce que c'est, mais ce n'est pas l'avenir de l'homme.

11.9.05


Un jour c'est ainsi que je verrai Vancouver. En arrière, dans le rétroviseur, comme l'enfance ou la visite chez le dentiste de mardi dernier. (Le dentiste, seulement, on y retourne toujours... jusqu'à ce que ça n'en vaille plus la peine.) Devant nous, la route s'ouvrira. Il aura fallu faire les adieux. S'arracher à cette terre humide, quitter les copains. Consoler les enfants.

Il y aura un dernier trajet en vélo vers la job. Dernière descente sur Adanac, dernier passage le long du garde-fou de False Creek. Dernier respir de l'air salé qui ne goûtera alors, comme maintenant, que l'air ordinaire. Embrassades, certaines émotives, d'autres obligées. Et puis il faudra bien regarder vers l'Est.

Car c'est dans l'Est que se trouve la Demeure. Le pays. Ici, nous sommes des voyageurs, même si le périple dure depuis déjà plus de deux ans. Nous sommes Ailleurs. Et ailleurs, parfois, on est un autre. Je ne dis pas que ce soit mon cas. Je ne crois pas qu'on puisse dire ça de soi. Et puis il arrive que ce soit ce qu'il faut. Anne Hébert à Paris, Paul Bowles à Tanger, Kazantzaki à Antibes, Michel Tremblay à la Clé de l'Ouest. Je est un autre, disait quelqu'un dont je m'étonne de ne pas savoir de qui il s'agit. Sartre?

Peu importe.

Je suis parfois fâché de ce sentiment d'attachement. Je voudrais être libre, pouvoir aller sans problème au gré des vents. Mais se pose le problème du temps. Celui qu'il reste, celui qui passe, maintenant. Vouloir revenir n'est pas tout à fait la même chose que vouloir être ailleurs. Et puis il y a les enfants. Mais ce sentiment d'avoir un chez-soi est très fort; ça aussi, j'aimerais que les enfants le connaissent, bien qu'ils s'en foutent probablement. Les enfants ne s'intéressent pas à ça; ils sont chez eux là où ils se trouvent. Ce n'est que plus tard, peut-être, qu'on cherche à garder son ancre dans le terreau qui a vu notre enfance. Qu'on s'imagine un pays.

Un pays, est-ce autre chose finalement qu'une habitude?

Oui, probablement. Car il y a les autres. Les amis, la famille, ceux qui composent notre vrai paysage. Et tout dépend de l'importance qu'ils ont pour nous, ou de celle qu'on leur accorde. C'est en roulant vers ce paysage-là que je jetterai un coup d'oeil dans le rétroviseur, quand le temps sera venu. Je verserai probablement une larme, alors, comme je l'ai fait dans l'avion, le jour où nous avons débarqué au pays des nuages. Le 1er mars 2003.

10.9.05


Au pays des trottoirs je me suis égaré. J'ai lu dans les dates en ciment des destins inutiles. Comme le seront le mien, le tien. Bien sûr, ce n'est pas vrai. Sauf que ça l'est également. Je pense à l'homme qui a pressé dans le trottoir frais ces chiffres. Ce ne sont peut-être que ceux de l'adresse la plus proche, mais j'imaginais qu'il s'agissait plutôt d'une date. Une année où l'on se relevait encore de la guerre.

À Montréal, les plus vieux trottoirs portent ainsi des inscriptions, parfois joliment inscrites dans une feuille d'érable en laiton. « J.P. Perron 1949 », l'humble signature du fabricant de trottoirs. Je m'ennuie sans jamais l'avoir connue de cette façon de faire pleine de fierté. Signer le trottoir qu'on a coulé: amour du travail bien fait. C'est ainsi que je veux écrire, en plaçant des lignes bien droites aux endroits indiqués, en lissant les surfaces qui doivent retenir la pensée comme les surfaces des trottoirs doivent retenir les pas. Ne pas déraper, surtout. Et signer d'une belle impression artisanale, d'une simple date ou alors de mon nom de tâcheron. Christianus fecit.

Ce trottoir de Vancouver fut-il terminé en 1949? Ce serait possible. Il longe une rue de Kitsilano, un quartier d'au moins cette époque, presque perdu dans la verdure de plates-bandes incroyables. Derrière celles-ci se cachent des maisons aujourd'hui inabordables mais qui retiennent encore le caractère seulement petit-bourgeois qu'elles eurent jadis. Des maisons qui furent peut-être celles d'une classe moyenne maintenant effacée. Parce qu'on voit la mer, là-bas, à travers les arbres. Combien de lieux pareils existent sur terre?

Mil neuf cent quarante-neuf... Maman avait six ans et s'enfuyait de chez elle à la recherche de l'amour ou, simplement, de la considération. D'un peu d'attention. Cela se passait à Sherbrooke, dans un monde dont je me demande parfois s'il a vraiment existé tant il semble différent de celui d'aujourd'hui. Cependant, j'aime profondément cette mémoire imaginaire que je possède, intégralement transmise par maman et pleine de bonnes soeurs, de Fêtes-Dieu, d'angoisse du péché et de chansons scoutes. Papa, en 1949, avait sept ans, et je n'ai aucune idée de ce qu'il faisait. Il habitait rue Québec, à Sherbrooke. Vancouver aussi a une rue de ce nom: depuis quand?

Mil neuf cent quarante-neuf...

L'automne approche. Comme j'aimerais un automne québécois.

9.9.05


La pluie tombe tranquillement sur Vancouver. Un son enveloppant, qui prend parfois de l'ampleur pour ensuite perdre de l'intensité. Un son qui respire.

Aujourd'hui, les nuages étaient majestueux, enfargés dans Lynn Peak, dans Grouse Mountain, dans ces vallées aux noms anglais. Tous ces endroits qui ont perdu leurs noms anciens et qui portent à présent, depuis quelques dizaines d'années seulement, ceux de notables british, de directeurs de chemins de fer, de géographes royaux. De colonisateurs à la petite semaine.

Comment se nommaient les nuages pour les Squamish, les Nuuh-Tsa-Nulth?

À la télé tout à l'heure, le documentaire sur le référendum de 1995, à l'occasion du 10e anniversaire. Émotions. C'est passé si près... mais la peur a fait son oeuvre. Je me souviens de cette peur. Mais je préfère garder en mémoire l'espoir, le désir de franchir le pas une fois pour toutes. Y aura-t-il jamais une autre occasion? Gilles Vigneault chantait la veille, plein d'énergie du haut de ses soixante et quelques années d'alors. Se pourrait-il que lui qui a tant chanté le pays à faire ne le voie jamais? Ce serait une disgrâce. Si nous le devons à quelqu'un, c'est à Gilles. Mais je suppose qu'il ne faut pas voir ça comme ça.

Les nuages passent toujours, inintéressés par ce genre de choses, peut-être simplement un peu plus acides, un peu plus chauds, un peu plus pollués qu'alors. Les idées des hommes ne les affectent pas, que les montagnes et les vents. Mais leur souffle est là qui remplit le ciel et nous dit: homme, respire-moi et continue.

Alors il faut bien continuer.

8.9.05


Je veux écrire un roman. Oui. Une idée de fou, probablement. Un défi plus qu'autre chose, peut-être. Mais je veux écrire un roman.

J'ai commencé, d'ailleurs. Un titre (qui me trotte dans la tête depuis plus de dix ans), des essais, des mots, quelques chapitres manuscrits. Et puis voilà que j'ai commencé à travailler à l'ordi et que rien ne fonctionne. Est-ce l'heure tardive, la tisane assoupissante, l'énergie manquante? Peu importe, puisque le résultat est le même. J'ai l'impression de me trahir. Voilà pourtant des idées qui semblent bonnes, une idée maîtresse, un élément liant, le vent, qui doit souffler à travers tout ça. Et puis je suis capable de bien écrire. Alors? Qu'est-ce qui fera que la sauce prenne, justement? Le travail? Je viens de passer une demi-heure devant mon écran à écrire des niaiseries parce que je n'acceptais pas de ne rien écrire. Ça ne valait plus la peine.

Trop de projets pour le peu de temps que j'ai? Il y a bien sûr ce journal dont j'espère qu'il puisse être complémentaire à tout autre projet dans lequel j'aimerais me lancer. Il y a cette nouvelle que j'ai commencée et qui me semble prometteuse. Et puis ces autres histoires, un peu oubliées parce que rejetées une fois ou pas envoyées à la bonne place, ou auxquelles manquent une touche finale. Trop de choses? Je serais perdu dans un fouillis de mots, de lettres, d'heures fatigantes devant un écran d'ordinateur. Je fondrais.

Mais non, je ne peux accepter une telle situation. Je suis partagé entre le désir de vivre simplement, au gré du vent et des jours qui passent, et celui de bouger pour créer quelque chose. Quelque chose. Il me semble que ce doit être de l'écrit... mais, doute ultime, je sais que je me trompe peut-être là aussi. Et puis, et puis cette idée (imaginaire?) de vouloir faire honneur à un certain talent. De ne pas me gaspiller.

Il faut revenir sur la bonne rue. Celle qui n'est pas barrée. Mais pour le moment je n'ai que le goût d'aller dormir. Étrange, ce désir de m'oublier dans le sommeil. Car m'oublier, c'est aussi ce qu'il me faudrait faire pour parvenir à écrire.

7.9.05


Soleil du soir.
Visite chez les rues, mes voisines.
Dentelle de la lumière, oubli magnifique devant
l'éclair d'une structure de métal.
Souvenance des rondeurs de la terre:
ah, ces pas que d'autres ont marché avant moi !

Aujourd'hui, nous suivons
nous géométrisons les trottoirs
nous allons perpendiculaires
nous venons, passagers.
O sentiers à jamais ensevelis sous l'asphalte
je regrette vos parcours arrondis
O chemins d'autrefois, vieux
comme les gestes, vieux
comme l'espace entre les mots

Mais soleil, soleil du soir
sous le geste de la lumière
tu t'allumes aussi, tu oublies
que le temps te fera refermer
et peut-être éteindra tes parfums
imaginaires

6.9.05

« La tristesse devant la mort vient des attitudes occidentales. La pensée occidentale doit être inversée. »

Je continue sur les leçons hindoues de l'au-delà. La citation vient d'un texte trouvé sur le net et sagement intitulé « Life after Death ». Tout change avec les hindous, si on en croit ce qu'il y a là. Le nom même de la mort serait mahaprasthana, ou le « grand voyage ». C'est autre chose dès le départ: une gare ouverte sur l'inconnu plutôt qu'un trou dans la terre.

-- Vous voyagez? Vers où? Pour combien de temps?
-- ...
-- Oui, on dit que c'est magnifique par là. J'espère bien aller y faire un tour une de ces fois. Je vous souhaite du beau temps, à tout le moins.

La mort dans cette optique devient sadhana, une occasion d'éveil spirituel. D'éveil: faut le faire! Un événement qui nous permet enfin un niveau de détachement nécessaire pour avancer dans la réalisation de notre essence divine.

Mais comment donc les mêmes humains ont-ils pu évoluer en développant des façons si différentes de voir le grand passage? Il me vient parfois à l'esprit, tout de même, que la vision proposée par le christianisme n'est peut-être pas si éloignée que ça de d'autres comme celle des hindous. Peut-être ne suis-je que trop habitué à ces images, à ces histoires qu'on nous a enseignées, à tel point qu'elles ont pris des airs de bandes dessinées. Libérez Barrabas. Difficile d'avoir un regard neuf sur certaines choses, d'adopter l'attitude émerveillée, confiante et richement naïve des enfants.

Le grand voyage... Qui ne veut faire un grand voyage? Reste à déterminer où. On parle ici, dans mon document, de niveaux différents de conscience--il y a donc conscience tout de même. Apparemment, dans les plus hautes sphères, on s'approcherait de plus en plus de Dieu, on évoluerait vers le but ultime: s'unir à lui. Ton sein plein d'Abraham, chantait Charlebois. On n'est pas si loin de nos bons vieux saints catholiques. (Décaper leur vernis de statues de bois. Enlever la couleur, les défigurer s'il le fallait, pour retrouver leur essence d'êtres humains.)

Et Vancouver, dans tout ça? À Vancouver aussi on meurt, puisqu'on y vit. Ville qui vibre au yoga, Vancouver adoptera-t-elle une vision plus orientale de la mort? Sera-t-elle le lieu d'une rencontre entre l'Est et l'Ouest? Elle n'a pas le choix à bien des égards. Mais il faut que le yoga soit plus qu'une affaire de pantalons moulants à logos chics ou de pendant féminin et non mécanisé du gym. Peut-être l'est-ce. Je n'ai jamais encore mis les pieds dans ces studios où l'on part en quête de la respiration et du mouvement idéals.

Avant de partir pour ailleurs.

5.9.05

Les étoiles sont de retour. Chassés, les nuages. Obligés de se réfugier dans leur repaire de la rive nord, dans les replis des montagnes d'où nul ne les déloge jamais.

Vancouver est bonne pour les étoiles. Entourée de hauteurs où la ville n'a pas prise, arrêtée à l'ouest par la mer, elle tient dans un écrin de noirceur fait pour ceux qui aiment à perdre leur regard dans l'immensité. Évidemment, tout ça fait aussi augmenter le prix des terrains comme ce n'est pas permis. On ne peut pas tout avoir.

Si on a d'abord vécu à Montréal, par exemple, on est surpris en arrivant ici de connaître à ce point la nuit à partir d'une ville. On est là, sur son perron en béton, avec les ambulances qui passent et l'autobus qui chuinte, avec les gens qui jasent dans les rues en sortant d'un concert à l'amphithéâtre voisin. C'est le soir dans la ville, mais on n'a qu'à lever les yeux pour tomber dans le monde des étoiles. Les constellations sont là, apaisantes, aussi claires que si elles venaient d'être dessinées. On peut montrer aux enfants comment trouver l'étoile polaire, laisser son regard suivre le chemin de la Grande ourse ou bien se perdre dans ce paquet de soleils inconnus et passés, là-bas. De son perron, on peut faire des voeux..

C'est une bonne nuit pour les étoiles. Je sortirai tout à l'heure; le film à rapporter au club vidéo est un prétexte comme un autre. Dommage que j'en aie besoin. Je passerai comme un voleur à travers le quartier endormi, comme les bonnes soeurs disaient à ma mère que viendrait la mort. Pourquoi cette image de la vie qui doit être volée? George Harrison et William Blake, paraît-il, attendaient eux la mort en chantant et en profitant des derniers moments avec leurs proches. Ils mettaient la main sur la poignée de la porte à franchir. Les étoiles évidemment me reparlent de cette porte, elles aussi, parce que j'ai appris à me demander ce qu'il peut bien y avoir derrière ce que je vois.

Là-haut?

J'ai trouvé l'autre jour des récits sur ce qui se trouve au-delà de la mort. Ils provenaient de la tradition hindoue, où il semblerait que l'on « sait » ce qui se trouve de l'autre côté. Sur l'autre rive, pour reprendre l'image de la tradition zen. Je crois à cela, que certains humains puissent devenir assez sages ou éveillés pour apprendre, d'une façon qui m'échappe, en quoi consiste le prochain chapitre. Et ces récits étaient, comment dire, pleins d'espoir d'une certaine façon.

Au-delà des étoiles, qu'y a-t-il donc? Question inutile. Mais en attendant, pour nous tous qui devons vivre de ce côté-ci, mieux vaut profiter des moments où nous pouvons les admirer. Dehors!

4.9.05

On n'a qu'à embarquer sur le ferry, et une autre dimension s'ouvre à nous. Oh, pas grand chose, mais tout de même: pour quelques instants, nous quittons notre condition de terriens.

Nous nous rendions à Barnston Island. La traversée ne doit pas prendre plus de cinq minutes. Sur l'eau vert-brune du Fraser, la petite barge fait inlassablement le même trajet ennuyant. Des hommes travaillent là-dessus à la journée longue, et le capitaine du rafiot qui fait avancer tout ça porte ses épaulettes comme n'importe quel autre. Sa chemise blanche bien pressée quand même ouverte de quelques boutons. Les chaînes; les blocs à poser devant les roues des camions; les gants, les vestes fluorescentes; les passants que nous étions, toujours les mêmes, à vouloir oublier la ville un moment.

Nos vélos sortis, nous étions sur le petit chemin de campagne, prêts à faire le tour de cette île à vingt minutes de Vancouver. Dans ce pays magnifique, les champs ne sont qu'interludes. Dès qu'elles le peuvent, dès qu'elles ont laissé l'espace qu'il faut pour laisser passer le cours de l'eau, les montagnes se redressent d'un coup, refermant l'horizon mais se posant en porte ouverte à l'imagination. La route n'était qu'on prétexte à chasser ces mûriers dont on dirait qu'ils aimeraient envahir tout le pays. À aller dire bonjour aux chevaux philosophes derrière la clôture. À passer doucement sous les aigles tournoyants, écoutant leurs cris, admirant le déploiement de leurs plumes, voyant presque le ciel à travers la partie la plus mince de leurs ailes. Les aigles dorés si sûrs d'eux-mêmes.

Sur le territoire de la bande indienne, comme souvent c'est le cas, le paysage change dès la limite franchie. Des cabanes délabrées, des roulottes, des endroits en lambeaux comme j'imagine leur âme à tous ces oubliés. Mais je peux me tromper. J'en reparlerai, de ces humains pour moi mystérieux, à qui on a tout volé ou presque. Il leur reste tout de même au moins le pouvoir de respirer. Autrefois cousins de ces aigles dominoyants, on les a appelés sauvages parce qu'on savait ne pas vouloir employer le mot « libre ». On savait cependant s'occuper de tout ce qui était qualifié de sauvage. Des indiens aujourd'hui pêchaient sur le fleuve tranquille en écoutant Madonna dans leur bateau. Les bruits et les odeurs des moulins à papier se manifestaient dès qu'on s'approchait de l'eau. Mais il en faut beaucoup à la beauté avant qu'elle abandonne un endroit.

Nous sommes revenus en ville où seulement il avait plu.

3.9.05


Marguerite a vu un aigle dans les nuages. Un aigle géant comme les oiseaux-tonnerre qui fendaient autrefois le ciel au-dessus de ces contrées. Les indiens se cachaient peut-être alors. Mais celui-ci était léger comme le ciel, bienveillant. Je l'ai vu aussi.

L'après-midi, je suis sorti, une bière à la main, sur le perron, dans la chaleur du soleil de cinq heures et le vent doux. La bière se réchauffait vite dans sa bouteille brune. Il me manquait quelque chose. Je sentais le besoin de tenir contre moi ma guitare. Il y avait déjà des semaines que je ne l'avais pas touchée, depuis Galiano je crois. Je me suis levé pour aller la chercher à son clou. Elle était là, patiente, patiente. Je l'ai prise délicatement par le manche. Puis j'ai ouvert ma petite boîte à picks: j'ai choisi le Jim Dunlop gris moyen. Ça m'a fait penser à Jérôme.

Revenu dehors, je savais que je ne serais bon à rien, mais ce n'était pas grave. Il me fallait faire quelques notes, quelque chose. J'ai gratté un accord de mi. Le son a vite attiré Jeanne qui est sortie avec moi. Claquement de la porte en aluminium. J'ai continué à gratter, j'adore jouer quand je suis dehors. Il m'a fallu quelques minutes à voir tournailler Jeanne autour, sur le gazon et le petit trottoir en ciment, pour comprendre qu'elle bougeait au son de ce que je jouais. Elle vivait cette petite musique du jour.

J'ai ajouté deux accords à mon arsenal, un do sans le do haut et un la sans le do dièse. Je ne sais pas quels noms ça leur fait. J'ai joué. Inventé un petit quelque chose, pendant que Jeanne dansait. Et malgré l'impression que j'ai toujours maintenant, que la musique sort de moi peu à peu, qu'elle m'oublie comme un ami qu'on néglige de rappeler, je parvenais à l'aider à remplir son rôle. Je suis toujours trop dur avec moi. Je ne me fais pas confiance.

Jeanne, elle, n'a pas ce problème-là.

2.9.05

Voici la nuit.

Armé de deux chandelles dans des globes de verre, je suis venu tout raconter. Ou si peu, je ne sais pas encore. Mais ce soir marque un début, celui d'une année d'écriture. Une autre.

Une année à Vancouver.

Devant moi, au-delà de la cour où le garage démoli a laissé un grand vide, au-delà de la rue McGill, au-delà du quartier qui surplombe le port, puis des bateaux immenses et discrets qui mouillent dans Burrard Inlet, les montagnes s'élèvent, invisibles. Invisibles mais bien là: on peut faire confiance aux montagnes. Les jours ont raccourci, elles se drapent plus tôt dans l'anonymat de la nuit. Elles retournent dans un sommeil agité; elles ne parviennent plus à bien dormir.

Une chatte miaule ses chaleurs. Le ciel? Gris sombre, sans étoile, fouillé seulement par les quatre faisceaux indiscrets des projecteurs du Pacific National Exhibition. Un endroit comme tant d'autres dans cette ville qui se veut Pacifique. Un des endroits dont j'aurai à parler peut-être. Mais ce soir je veux oublier le nom des choses.

Pas toujours facile.

Même les lumières électriques toujours allumées au sommet de la montagne, là-bas, j'en ai déjà créé comme une constellation dans ma tête, un dessin dans lequel instinctivement j'essaie de reconnaître un lézard, une araignée, un skateboard. Ce soir de nuages serait le meilleur pour parler des étoiles.

D'étoiles, de montagnes, de mers, il sera certainement beaucoup question. D'enfants, d'amours, d'espérances. De nuages aussi. Puisqu'il faut s'ancrer quelque part, c'est en eux que je place ma confiance. Dans cette contrée de montagnes et de mer, de ville, de ciel et de pluie, ils sont la certitude de cette saison qui commence, mais aussi la création fantastique, l'alchimie unique de ce paysage. Si je pouvais les lire, c'est sûrement dans leurs formes improbables que je trouverais les meilleures histoires.

Mais justement, je ne peux pas. C'est pourquoi je les aime encore mieux. Et c'est en les invoquant que j'écrirai chaque jour, ici, au pays des nuages.