28.2.06

Et nous voilà revenus en ville.

Bernard et Dominique, avec Laure et Claire, sont nos hôtes pour deux jours: nous sommes donc dix dans la maison! Résultat: me voici devant l'ordi à la nuit tombée, aors que tout le monde est parti se coucher. Marguerite et Jeanne dorment ensemble dans le divant-lit, dans le salon. Elles sont chacune de leur côté tandis que Abbie, la poupée, a le centre du lit pour elle toute seule. Je leur ai mis un sac de couchage en duvet recouvert de la vieille courtepointe qu'une des soeurs, ou enfin une femme de la famille de Roger avait faite, qui est très belle bien que déchirée par endroits, bref, les filles ont l'air d'être bien. Quelle vision peut mieux réjouir un papa que de voir ainsi ses enfants dormir, en apparence contents, détendus, entourés de douceur.

La petite Claire, malheureusement, s'est réveillée, et ses parents devront s'occuper d'elle dans la nuit. C'est long, les voyages avec des enfants, et après quelques jours on a hâte de retrouver ses pénates et ses habitudes. Ça permet de penser moins, de s'occuper seulement de l'essentiel. Oui, c'est l'avantage des environnements contrôlés. Les moines, je crois, ne diraient pas autre chose.

Mais l'essentiel est de dormir. Ce à quoi je vais maintenant m'employer.

27.2.06

Assis au lit, les jambes complètement défaites, j’accomplis un dernier geste avant de m’abandonner au sommeil. J’ai finalement passé quelques heures sur la montagne, sur Blackcomb pour être précis, à skier dans la neige nouvelle. C’était bien, très bien, mais malgré le lieu fantastique, malgré l’occasion unique, je préfère encore le ski de fond et la forêt silencieuse. En ski alpin, finalement, on ne fait que regarder la pente blanche qui se trouve devant soi... Il est vrai qu’aujourd’hui, avec la neige qui tombait, il n’y avait de toute manière pas de paysage à contempler. C’eût été tout autre chose par une journée ensoleillée, avec les centaines de sommets enneigés dans toutes les directions.

J’ai eu beaucoup de plaisir sur certaines pistes où nous skiions dans la poudreuse intouchée, dans celles où il n’y avait pas trop de bosses et où je pouvais onduler selon mon vouloir (et mon habileté à skis). Revenu au chalet, j’ai passé l’après-midi à me déplacer comme un petit vieux, courbaturé de partout. Et puis l’argent qu’on dépense... c’est fou.

Voilà, c’est tout, malheureusement. Je suis crevé. Je sais qu’il n’y a rien là de très intéressant. Désolé.

26.2.06

Dans l’ensemble, la journée a été très agréable. Mais c’est surtout du fait d’avoir retrouvé Dominique et Bernard, et d’avoir la chance de passer du temps ensemble dans ce chalet. Un chalet, c’est toujours sympathique. Et puis c’est bien juste parce qu’on n’est pas chez soi. J’ai loué des skis de fond au Québécois qui tient la boutique au golf Nicklaus North. J’ai essayé de marchander un peu son prix ridicule, mais le bozo m’a fait savoir que ça ne faisait pas son affaire. «Comment je vais manger, moi?», qu’il m’a dit, sous-entendant «si je fais des deals à tout le monde qui m’en donne». C’est pas comme si on ne lui avait rien donné: on a dépensé environ soixante dollars dans sa baraque pour aller faire un tour et initier les enfants... Sans compter le prix des billets eux-mêmes; heureusement qu’on se les est refilés. Et je suis sûr que le gars ne rate pas souvent un repas. Ça ne me dérange pas qu’il refuse, mais tout est dans la façon de faire. Enfin.

Au programme demain: ski alpin sur Blackcomb. On se refilera encore les billets, une demi-journée chaque. Finalement, je me rends compte que du fait d’être ici, dans ce lieu supposément mythique de Whistler, on se dit Bah, profitons-en, et on dépense un peu plus que prévu. Ça doit être comme ça pour tout le monde, et les commerçants en profitent. En tout cas, le plus important est de se retrouver entre amis.

Ces temps-ci, le pays des nuages se fait plus anecdotique, je sais. J’ai peur d’ennuyer les quelques voyageurs qui me lisent, et de perdre leur regard si important. Je n’y peux rien. Je crois que le travail me draine de toute velléité littéraire. Je cherche des excuses. Je n’ai pas de plan. Ça va revenir, j’en suis certain. Je suis patient, j’espère seulement que je ne serai pas le seul à l’être.

Révélations du jour: Voir ses enfants jouer avec les enfants d’amis. (Ils se sont drôlement bien entendus.) Se rendre compte de l’importance du confort de l’amitié. Pas un confort pépère, mais bien comme une odeur qui fait dire qu’on est à la maison. Et trouver merveilleux que cela soit, même à des lieues et des lieues de endroits qui nous on vus nous connaître. Nous avons vaincu l’espace: saurons-nous faire le même sort au temps?

25.2.06

Juste un petit mot pour ne pas perdre le fil. Demain nous partons pour Whistler, le plus tôt possible, alors il faut dormir. La journée d'aujourd'hui n'a été qu'une course folle pour abattre le plus de boulot possible avant de partir, aller chercher les skis et les bottes, les billets.

«The choices we make dictate the life we lead», dit le personnage de Danny DeVito à ses étudiants dans un film à la télé. Il y a une petite musique feel good, lesson learned. C'est un film américain, quoi, et ça se passe dans l'armée en plus. J'aime bien le petit Danny, il est capable de faire de bons trucs (mais pas là-dedans). Ce que je ne supporte pas, c'est les films-pubs qu'ils font sur l'armée, et la musique omniprésente qui te dit comment tu devrais te sentir. Zoin-zoin.

Demain, des nouvelles des montagnes.

Demain, être loin. Un peu.

Demain, dehors.

24.2.06


Jour de neige sur demande.

Roulez quelques kilomètres, suivez la route qui grimpe la montagne. Profitez. Le boss nous payait la sortie en raquettes pour détendre l'atmosphère et aérer les esprits qui en avaient bien besoin. Quelques heures à ne pas être assis! À profiter du soleil magnifique et de quelques centimètres de nouvelle neige! À fermer des yeux qu'on voudrait presque oublier pour se concentrer sur la chaleur, le vent et les flocons qui caressent la peau.

Nous sommes allés rendre visite à «Old man of the Mountain», un vieux cèdre bourru et creux mais néanmoins vivant qui se trouve au bout d'un des sentiers. Quelques écureils d'un roux sombre criaillaient de la profondeur des feuillages et couraient en laissant de petites traces dans le blanc. Un aigle doré est passé à une trentaine de pieds au-dessus de nos têtes, l'air pesant et léger à la fois dans le ciel cristallin. Plus haut, les nuages s'effilochaient à toute vitesse, poussés par un vent olympique. De temps à autre, cela voulait aussi dire des arbres qui se déchargeaient de leur bagage en se secouant. Dans l'espace privilégié des rayons du soleil, les flocons secs devenaient poussière d'or. Le silence, le bon silence riche de la forêt...

En bas, dans la lueur de l'après-midi, le détroit de Georgia était une grand tapis miroitant, aveuglant. Je suis resté un instant baignant dans la lumière d'en haut et d'en bas, comme mes tantes qui se faisaient bronzer en plaçant des tryptiques de carton argenté sous leur visage pour doubler l'effet du soleil. Au loin, on pouvait deviner les belles îles qui se voulaient grecques, ou plus probablement elles-mêmes, tout simplement, seules, chaudes déjà de l'espérance du printemps.

23.2.06

Je revenais du travail à vélo
tard, trop tard
le corps las
sur Hastings, le peuple des saccadés cherchait
le chemin de l'oubli
chacun arpentant le trottoir
perdu comme un satellite
ces frères et ces soeurs habillés de cauchemars
j'ai continué
la ville devenait mouillée
les feux rouges alliés me faisaient ralentir
arrivé sur Eton, un beau grand virage courbe
m'a fait retrouver la ruelle
puis descendre de ma selle
mes pas sur le gravier, craquements
mon phare clignotant prêtait un pouls lumineux au passage plein d'ombre
arrivé à la porte, décrochées les valises
puis posées sur le sol
je me suis retourné comme
si quelqu'un me suivait
un bruit de sauterelles ou de tentative
existait dans mon dos
mais rien
d'autre que le gazon, la clôture
éteints
et ce bruit?
ce n'était que le son de la pluie qui descend sur les choses

mais un moment, le temps que je fasse moi-même silence
que je pose mes soucis
j'avais vu que la pluie répandait dans le monde sa voix
les feuilles d'herbe parlaient
comme la boîte à compost et le bois grisonnant
qui sépare ceci de cela
chez moi de chez toi
la pluie réveillait chez les corps le désir
l'importance de dire

et vous
la pluie
que vous a-t-elle dit?

22.2.06

Quand vient le temps de lire un de ses propres textes devant d'autres, devant des inconnus, c'est le moment du test. Écrire seulement, ce n'est rien. J'écris maintenant; vous lirez peut-être plus tard. Évidemment, ce sera «maintenant» pour vous à ce moment-là, c'est ce qui fait qu'on lit encore Homère aujourd'hui et c'est une des richesses uniques de la littérature. Lire, c'est réécrire un peu. Mais quand le «maintenant» est le même pour celui qui donne le texte et celui ou ceux qui le reçoivent, il se passe quelque chose de différent. (Ce qui est intéressant cependant, c'est qu'alors, le «maintenant» de l'écriture est passé, tandis que celui de la lecture n'est pas encore là; on se trouve dans une espèce d'entre-deux qui confine à l'acte théâtral. D'ailleurs tous ne lisent pas avec le même bonheur.)

Mais voilà: on se trouve devant d'autres, et il faut prêter sa voix, sa propre voix à son texte. Il faut lui donner son sexe, à ce texte, comme dirait Léo. Et d'après ce que j'en connais, il y a une condition absolument nécessaire pour pouvoir le faire: l'abandon. Oh, il peut venir de contrées diverses, l'abandon. Il peut venir d'une absence de gêne naturelle. D'un désir d'avancer en partageant, comme on se rend à une entrevue juste pour se mettre dans le bain, en sachant bien qu'on n'aura pas le poste. La confiance, aussi: on sait que le texte est bon. Ah! Pour ma part, j'ai connu les deux derniers états. Il en existe sûrement d'autres.

J'ai «appris» l'abandon dans des ateliers. Il fallait lire, il fallait prêter sa voix au texte. Je me lisais depuis longtemps à haute voix à moi-même, mais ça ne comptait pas. C'est comme la masturbation: ça a du bon, mais il ne faut pas en rester là. Alors j'ai lu, appris à instaurer un certain détachement. Ça arrive un peu par magie, un peu par volonté: le texte devient autre, trouve une nouvelle dimension. On n'en reconnaît plus certains morceaux, alors que d'autres prennent une saveur nouvelle qui vient comme une amélioration à un plat connu. Le texte acquiert un «maintenant» : c'est fabuleux.

Juste avant de venir à Vancouver, en 2003 (février, je crois, donc voilà trois ans), j'ai participé à la soirée de lancement d'un numéro de Brèves littéraires, où une de mes nouvelles était publiée. C'est la dernière en date: comme le temps passe... Je revois le trajet solitaire en voiture jusque dans les recoins sombres de la nuit lavaloise... la petite bibliothèque de quartier aux marches en terrazzo... Une atmosphère sympathique, honnête, sans prétention, un rassemblement de gens qui aiment les mots. Et nous tous qui nous voyions publiés ce soir-là passions chacun notre tour à l'avant de la salle pour aller lire un extrait de notre contribution. C'était un plaisir de découvrir tous ces univers si différents dont certains nous laissent indifférent et d'autres nous appellent... Alors on va dire un mot à ceux par qui les textes sont nés. Rencontres. Parler d'écriture avec d'autres qui savent, qui savent même mieux. Un regard...

Partager: voilà le mot sur lequel doit se terminer ce billet. Voilà ce que permet la lecture à d'autres. C'est si facile d'écrire dans son coin, de se morfondre sur la platitude de sa propre écriture. D'écrire en rond. Mais voilà que si on peut partager, tout prend un nouveau sens, tous ces mots deviennent offrande, toute cette écriture devient travail, et ce travail vient justifier notre existence. Alors, que demander de plus?

21.2.06

J'ouvre ma fenêtre. Je la déplie devant moi. Je peux y voir ce que je veux. Les lumières de la ville à travers les arbres, vues du chemin de la montagne. Les mots d'une fille, autrefois. Les rêves touffus et innoncents, tellement innocents (les mensonges). La table qui attend dans l'ombre d'un café. Le grand Antonio, habillé de sa fierté de cirque, sentant la tristesse. Le banc de bois grossier près des machines à laver. L'espace entre les lilas et la clôture, qui était une fenêtre en soi, ou une porte sur l'une des multiples dimensions de l'enfance.

J'ouvre ma fenêtre et je vois Montréal. Le Montréal d'autrefois, le seul qui m'appartienne en propre (en connaîtrai-je jamais un autre?). Le Montréal de la solitude féconde. Mais la solitude n'est telle que parce qu'elle s'appuie sur son contraire. Elle doit contribuer à l'équilibre. Pourtant, de ma fenêtre, je ne vois que les images de peu de mots. Comme si les mots gâchaient le paysage, les impressions, ou les reléguaient au second plan. Les mots: parfois insectes dérangeants.

Dans l'été, je parcourais le royaume de mon ennui: longues cours d'école vides, toitures chaudes et molles, ruelles silencieuses. (Cette maison de la rue Girouard m'était suspecte parce que trop lisse, trop «propre» avec sa fondation peinte contre laquelle venait buter une surface d'asphalte jalousement entretenue.) On pouvait parfois croiser d'autres gars seuls aussi, qu'on regardait du coin de l'oeil: pas intéressé à me rapprocher d'un loser solitaire! Plus tard, j'allais bien souvent rencontrer encore ce genre de gars et de fille, et les côtoyer un moment parce que c'était ce qu'il y avait de facile et de rabaissant. D'autres navires sans quille. Ô soirées interminables perdues parce qu'on ne savait pas se parler franchement. À soi-même! Adieu!

Il faut apprendre, peut-être.

Mais dans tout ça que de découvertes! Certaines tristes, d'autres ennuyantes, mais certainement toutes importantes. Souvent on ne connaît l'importance que plus tard, qu'ailleurs. Avec la nostalgie, qui pousse dans le même bagage de tristesse et d'ennui. Qui le transforme en un vieux livre poussiéreux qu'on est bien content malgré tout d'avoir dans sa bibliothèque. Il y a là-dedans des mots... des mots à la saveur amère et passée... des mots comme du miel fort et chaud.

20.2.06


Un autre anniversaire, une autre borne. Fort joyeuse celle-là: comment faire autrement quand c'est cinq ans qu'on atteint? C'est ma petite Jeanne, mon petit Bijou, à qui c'est le tour. Ça nous a donné l'occasion de repenser aux circonstances de sa venue au monde, par une soirée de tempête à la maison de naissance de Pointe-Claire. Nous avons relu le journal des événements de la soirée d'alors, tel que tenu par la sage-femme, avec entre guillements quelques citations de Céline qui trimait dur... et parlait un peu plus crûment que d'ordinaire! Ce fut la plus étrange des quatre naissances que j'ai vues. Céline travaillait fort, mais avec elle ça n'a jamais été bien long. Cette fois-là, le bébé était parvenu à faire émerger sa tête du corps de sa maman, une petite tête toute mauve, qui ne respirait pas encore. Et les sages-femmes avaient décidé de donner un répit à Céline juste à ce moment-là. Oui, mais le bébé est là, me disais-je, n'osant pas interrompre leur plan de match, mais inquiet tout de même, et de plus en plus à mesure que passait le temps. Une minute, deux minutes, trois minutes et la petite tête mauve était toujours là, tout ce qu'on connaissait de notre bébé, et qui ne respirait toujours pas. Ce que je ne réalisais pas, c'est qu'elle (mais à ce moment-là je ne lui connaissais pas encore de sexe!) n'en avait pas besoin. Bien qu'ayant les cheveux au vent, elle était toujours alimentée par le cordon. Finalement, ce fut le temps de continuer le travail, et la petite Jeanne était née.

Nous avons passé cette nuit-là à la maison de naissance, à trois dans le grand lit tandis que les deux autres enfants étaient ailleurs, oubliés un moment, pris en charge par les grand-parents. Ce ne fut pas une nuit de sommeil profond, mais une nuit de détente tout de même, une nuit sans souci, une nuit incognito, avec rien à penser à part le fait qu'un nouveau bébé était là et qu'une autre aventure commençait. Dehors, la neige tombait.

Le lendemain, il faisait beau cependant. Et après les nettoyages et préparatifs nécessaires, nous avions quitté la maison de naissance pour revenir vers la maison. Je me souviens très bien du trajet en voiture, nous avions pris la route qui longe le fleuve plutôt que l'autoroute, et à plusieurs endroits c'était très beau, le ciel était bleu, il n'y avait pas beaucoup de monde, nous avions le temps. Sur la banquette arrière, une nouvelle-née nous accompagnait, fatiguée d'avoir été arrachée à l'inconnu. Une nouvelle-née qui dormait.

19.2.06

« Non, le but de la terre n'est pas l'homme, n'est pas la vie. Elle a vécu sans eux, elle vivra sans eux: ils ne sont qu'une étincelle lancée par sa vertigineuse révolution.

Embrassons-nous, serrons-nous, unissons nos coeurs, nous les humains! Tant que le permettra la température de cette terre, tant que nous n'aurons pas été exterminés par les tremblements de terre, les déluges, les avalanches et les comètes! Créons un cerveau et un coeur pour la terre. Créons, donnons le sens humain à l'inhumain combat! »

* * *

La floraison de l'amandier, le sel de la Méditerranée, la douceur de la nuit, de l'amour, la cruauté qui naît, moisissure, dans le coeur des gens. Tu as dit tout cela pour rapprocher les hommes, les inviter à regarder devant, à s'élancer en haut. À poser des questions.

Sur les trottoirs de ville Saint-Laurent, je te lisais en marchant dans la lueur grise du jour puis, le soir, sous l'éclat intermittent des lampadaires. Mon étui à guitare dans une main, mon livre ouvert dans l'autre.

Ton île odorante laissée derrière toi, tu as couru le monde pour comprendre, gardant sur la tête comme un bonnet la chaleur du soleil millénaire de là-bas. Il n'y a qu'à plonger dans tes mots pour connaître, nous aussi, cette chaleur, ainsi que celle de la fierté, de l'authenticité.

Bon anniversaire, Nikos Kazantzaki.

18.2.06


Ah. Lumière de l'aube. Harmonium chantait plutôt Lumière de nuit. Pourquoi pas. Mais l'aube est aussi tranquille, aussi propice à l'introspection, quoique plus fugace. Instable. A fleeting glimpse, comme chantait Pink Floyd, un fleeting glimpse ralenti. Difficile à saisir. Sylvie Massicotte a écrit quant à elle Les habitués de l'aube. C'est un beau titre. Moi, je ne m'habitue pas à l'aube. Je me laisse émerveiller sans relâche. Comme si c'était encore une fois le premier jour («Réveille-moi comme au premier jour de ma vie», Harmonium).

Je vous laisse donc avec une photo de mon aube la plus récente, telle que surprise du balcon d'en arrière. Oh, ce n'est qu'un pâle reflet de la vraie chose, qu'une toute petite fenêtre sur cet infini, mais ça donne une idée de la couleur, et du paysage à la fois ordinaire et merveilleux. Ordineux ou merveillaire, quoi. Bien au-delà des mots: c'est pourquoi certains deviennent peintres.

17.2.06

La chaleur liquide de la tisane pénètre en moi comme une fumée trop lourde. (Ah, ce soir je fumerais bien, si j'étais fumeur, je fumerais en écrivant et dirais ce que c'est que de fumer. Mais je bois une tisane.) Ma fatigue est comme un réseau de toiles d'araignées qui me tapisse l'espace à l'intérieur. Le liquide passe à travers tout ça, emportant avec lui les fils, créant de l'espace, facilitant la respiration. La fatigue est toujours là, mais elle change de nature, elle devient plus légère, elle berce plutôt que de contraindre. Elle devient confortable comme un oreiller.

Et la nuit qui vient sera la bienvenue. J'essaierai de lire un peu cet étonnant St. Urbain's Horseman, commencé il y a quelques jours, puis j'ouvrirai toute grande la porte à la nuit. Elle entrera, posera ses bagages de noirceur un peu partout, me racontera un moment son voyage, et son récit m'endormira. Comme il est agréable de s'endormir au son d'une histoire! C'est une des grandes choses qui manque au monde adulte. Souvent remplacée par la litanie des «informations», catalogue de défaites qui fait tout sauf prédisposer au sommeil... Je veux la nuit en manteau sombre, la nuit aux yeux d'étoiles, la nuit et sa berceuse de vent. (Messiaen mettait le chant des oiseaux en partition... mais le vent, lui, a-t-il jamais été pris par ces barrières? C'est une image, bien sûr. Je suis certain que le travail de monsieur Olivier en était un d'amour. Mais la liberté, l'insoumission du vent, qu'est-ce que ça fait du bien!)

Les yeux grand fermés, comme disait l'autre, je partirai dans les alpages des rêves, transhumance noctuelle vers des paysages changeants. Ces derniers jours, personnages et décors étonnants me sont apparus, pleins de cette réalité bouleversante qu'on ne trouve qu'en rêve. C'est chaque fois un rendez-vous avec un inconnu... mais qu'on regarde dans sa poche et voilà le nom et l'adresse de cette personne jamais vue. La fatigue se transforme en foulard. La nuit déchire un pan d'elle et m'en fait un bâton. Je rassemble mon troupeau d'abandons et je pars. Tiens? Dans ma poche... une vieille pipe et du tabac.

16.2.06


Bientôt la moitié du chemin, et je me rends compte que je n'ai pas encore parlé de mon travail franchement, en toutes lettres. C'était peut-être intentionnel, dans une certaine mesure. C'est que le but de ce journal est justement d'écrire, d'ouvrir sur un monde autre que celui du gagne-pain. Ouvrir sur le gagne-âme.

Mais voilà: je passe tellement de temps au travail, ces jours-ci, qu'il m'est difficile de m'en détacher, de penser à autre chose. Cette photo: l'ombre de moi-même se rendant au travail, au moment de passer dans le grand espace asphalté qui longe False Creek, là où les camions-bennes viennent à longueur de journée déverser dans des barges la terre excavée sur les sites des multiples projets de construction qui parsèment et transforment Vancouver. La plupart des chauffeurs de camions de transport de terre son Indiens sikhs, allez savoir pourquoi, un peu comme les Haïtiens font le taxi à Montréal. À longueur de journée, ils remplissent des barges de terre, et les barges vont jeter cette terre un peu plus loin dans le détroit de Georgia. Faut travailler.

Quant à moi, je bosse au 149 de la quatrième avenue ouest, le domicile principal de Mountain Equipment Co-op. Rédacteur en chef, c'est mon titre, un peu pompeux je l'admets, mais néanmoins vrai. Ce que je fais ces jours-ci? Travailler à la réalisation de notre célèbre catalogue, une entreprise de nombreuses semaines au cours desquelles il faut se pencher sur des descriptions de produits, des textes peppés sur les bienfaits de la coopération (qui sont manifestes) et les objectifs louables de notre entreprise. J'ironise un peu parce que tout travail en entreprise m'a toujours paru un peu ironique, quelque fabuleuse que soit l'entreprise en question. Et faut gagner sa croûte. Alors je n'ai pas à me plaindre de ce côté, mais en tant que cheval, que taureau astrologique, je crois pouvoir dire que je cultive un côté sauvage et indépendant, que je ne supporte pas trop longtemps d'être attaché. Je nage dans les flots de la rivière de Paradoxe, que vous ne connaissiez peut-être pas, parce qu'elle se trouve juste en-dehors du cadre de la fameuse carte du pays de Tendre.

Nous sommes à la bourre, comme ils disaient dans Pilote en 1976. On a énormément de pain sur la planche si on veut que nos membres reçoivent à temps ces jolies pages pleines de vêtements et de matériel dément qui nous aident tous à apprécier nos sorties en plein air! Alors on bosse, mon vieux, on bosse. Heureusement, le travail d'écrire en est un qui ne peut qu'ouvrir sur.

Sur quoi?

Sur tout. La vie, les gens, les histoires, les défis, les rencontres, l'amour, la mort, les choses, les idées. C'est un beau travail, même quand on doit le faire dans les limites qu'impose une entreprise ou un domaine. Et puis il y a les copains. Pour avoir travaillé seul aussi jadis, je peux dire que j'apprécie la présence des copains de boulot. Le matin, quand mon ombre et celle de mon vélo se promènent par les rues de Vancouver (ou alors sont dissoutes dans la grisaille), je suis heureux de me rendre au travail, vers une autre journée de mots à donner.

Mais malgré tout, le cheval piaffe, le taureau gronde. Le Paradoxe est une rivière où s'abreuver, mais aussi un obstacle à franchir. Le regard de l'animal ne parvient pas encore tout à fait à distinguer ce qui se trouve de l'autre côté.

15.2.06

Ommmmm, avons-nous chanté trois fois en suivant le rythme proposé par Jenn. Assis en tailleur yogique dans le crépuscule foncé de la salle de réunion libérée de ses chaises, nous terminions la session de yoga en chantant notre respiration. Oui, c'est exactement ce que j'aime de cette discipline, de cette pratique: elle propose de chanter l'être.

Je viens de voir à la télé quelques patineurs artistiques faire leur routine aux jeux olympiques de Turin, et je fais le lien. Le yoga, c'est aussi une danse, ce serait comme un patinage artistique méditatoire... et sans patins, évidemment. Quoique on ne sait jamais ce qui pourrait s'inventer. Prendre la pose, ou plutôt, comme le dit si bien Jenn, la «trouver». Respirer; faire passer le souffle dans tous les espaces de son corps. Je l'ai dit, je le répète: c'est zazen en mouvement.

Le corps aussi est une fleur. Est une planète. Est une saison. Il doit bouger, grandir, tourner, orbiter, passer. Et nous devons, ou pouvons en tout cas, le découvrir comme une montagne, le célébrer comme un temple. Gloire et honneur au commandeur des croyants, disait-on dans Iznogoud... C'est un peu l'attitude qu'il faut avoir, le respect, mais avec évidemment plus d'humilité que devant un calife. Pour nous, pas de hiérarchie, seulement l'émerveillement.

Nous sommes magnifiques, vous et moi. Il ne faut pas l'oublier. Fragiles, souvent, mais magnifiques. Omm.

14.2.06

Ah! Que le monde est surprenant! Que l'invention est féconde! Que de paradoxes!

J'écris ce soir du pays de la musique. Très loin, dans la nature immense de la Colombie-Britannique, une rivière coule, son flot retenu pas un barrage. Une turbine tourne sous la force du courant, et des ingénieurs ont oeuvré pour que ce mouvement rotatoire crée un autre courant, électrique celui-là. Des fils inconnus transportent ce courant à travers montagnes et forêts, au-dessus d'animaux insouciants. Le courant parvient à la ville, traverse une station de transformation, est distribué à travers les quartiers. Moi-même, j'y ai accès à travers les prises de la maison: j'y ai donc branché mon ordinateur. J'ai inséré un disque de plastique à l'intérieur, en ai soutiré l'information. À présent, moi-même branché dans le port audio de l'ordi, dernier maillon de cette chaîne commencée dans la rivière, j'écoute la musique ainsi recueillie. Cette musique, un certain Demachy l'a créée en 1685, et Jordi Savall l'a enregistrée en 1977.

Les siècles, les pays se rencontrent, la nature et la technologie s'unissent pour qu'en ce moment je puisse me remplir les oreilles du son philosophe de la basse de viole. Comme le monde a changé depuis il y a peu, depuis que la seule musique qu'il était possible d'écouter, c'était celle que l'on pouvait faire soi-même, ou entendre quelqu'un faire. Pas étonnant qu'à cette époque, comme le chantait Bertrand Gosselin, «on était prêtre ou musicien». On faisait aussi pousser le lin qui servirait à faire ses chemises...

Le monde change; il déboule au point qu'on dirait que quelqu'un l'a échappé. Mon grand-père, mort il y a à peine deux ans, a vécu cent un ans. À sa naissance, ni électricité, ni plastique, ni voitures, ou si peu qu'elles n'existaient pas encore vraiment. Dans les champs, le foin en meules. Pas d'eau courante. Mais de la musique, ça, j'en suis certain. Oh, on ne connaissait sûrement pas la basse de viole. Mais la voix, le violon, les mains, les cuillers. Quand il FAUT faire de la musique, une planche à laver ne suffit-elle pas à la tâche?

Que l'être humain est inventeur... C'est ce qui me réjouit et me donne espoir, parfois, pour peu que je croie que cette capacité d'invention puisse être orientée vers un but riche et généreux. Comme faire de la musique. En apparence une des choses les plus inutiles à la vie sur terre, mais essayez seulement de l'enlever aux hommes: la vie ne serait plus possible. (Il faudrait écrire un roman là-dessus.) L'étrange canon que nous chantions chez les scouts, que j'ai chanté aussi aux enfants, le disait bien:

Tout doit sur terre
mourir un jour
mais la musique
vivra toujours

Étrangement aussi, je ne suis parvenu à le chanter aux enfants que lorsqu'ils étaient bébés. Quand ils ne pouvaient pas en comprendre les mots. Tout de même, quand on chante ces mots, quand on les prononce et qu'on vibre de leur sens, on en vient à se demander si toute la nécessité de la vie ne tiendrait pas dans ce simple geste de passer la musique à d'autres, à ceux-là qui la passeront à leur tour, image de l'étincelle de la vie elle-même, qu'on croit tenir fermement entre ses mains mais qu'en fait on ne fait que soutenir un moment avant qu'elle parte vers ailleurs, comme une plume sur notre souffle ou un Peter Gabriel couché dans la foule.

On pourrait croire tout cela bien futile... Mais si nous n'étions pas là, qu'arriverait-il?

13.2.06


J'ai eu connaissance, ces derniers jours, de prévisions plutôt terrifiantes sur l'avenir de l'humanité. Réchauffement de l'air et des mers, ralentissement des courants marins, changements météorologiques, écosystèmes culbutés... Évidemment, ce pourrait n'être que vers 2050. Mais ça pourrait aussi être avant. Et malgré que beaucoup d'hommes et de femmes travaillent à ouvrir les esprits et faire changer le mode de vie, on reste avec l'impression que, en gros, c'est business as usual.

Ici, à Vancouver, on va fort probablement contruire un deuxième pont sur l'une des artères autoroutières qui mène en ville. Juste à côté du pont existant. Bien sûr, ils disent que si on ne le fait pas, la congestion, déjà emmerdante, sera intenable dans dix ans, et que la ville perdra son avantage concurrentiel côté transport de marchandises. Bon. Mais le problème, c'est qu'il faut fort probablement repenser toute l'origine du problème auquel on répond en construisant un pont de plus, et qu'il semble qu'on ne soit pas prêts à le faire.

Il ne s'agit plus de choisir entre les sacs de papier ou de plastique. Entre le Hummer et la Prius. Il faut repenser les choses en profondeur. Et je ne suis pas certain, en fait, que ce soit faisable rien qu'en évoquant des scénarios d'avenir, soient-ils réalistes et inquiétants. Je pense que pour faire bouger le monde, il faudra un craquement dans l'étoffe de notre vie habituelle. Et ça risque de craquer fort.

Ce qui est étrange, c'est que si on se retrouve en campagne, ou même en ville, dans un joli quartier où il n'y a pas trop de voitures, où la vie semble agréable (les étals des fruiteries sont pleins de couleurs, des paniers de fleurs pendent aux auvents, les gens discutent et sourient comme en réponse au soleil qui brille), on se dit, mais tout va bien, la vie prend bien soin de nous, que peut-il arriver?

D'autres fois, on est témoin de l'embouteillage monstre qui habille l'autoroute, on en fait peut-être même partie, et arrêté quelques minutes on se dit t'imagines, c'est comme ça dans toutes les villes d'importance de l'Amérique du Nord, et ça s'étire ensuite sur des kilomètres et des heures même quand l'embouteillage est vaincu. Des fois, dans un moment comme celui-là, on se demande comment on a pu en arriver là, comment ça pourrait continuer.

Ça ne peut pas.

On est allés acheter des bobettes pour les enfants aujourd'hui. Pour dix dollars, t'en avais soit une faite au Canada, soit trois faites en Chine ou au Bengladesh. J'ai pris la canadienne parce que les autres n'étaient pas du modèle que je cherchais et étaient bariolées de Sponge Bob et autres personnages télévisés dont on voudrait nous gaver jusqu'à ce qu'ils nous sortent par le foie ou, préférablement, par le portefeuille. J'étais content qu'il en soit ainsi. sauf que ça m'a coûté dix piasses. Pour une bobette. Et j'ai quatre enfants à habiller. On a aussi acheté des bas qui, eux, avaient été fabriqués en Chine, et là tu peux être sûr qu'on en a eu pour notre argent. En apparence du moins.

Je ne sais pas. Ça me contrarie, moi, qu'un pays ne soit même plus en mesure de fabriquer ses propres articles nécessaires: vêtements, souliers, gogosses de la vie de tous les jours. Et ne parlons même pas d'ordinateurs ou de bricoles techno. Ici, je vois de plus en plus de bouffe en provenance de la Chine. Faut relativiser, quand même, parce que si cette même bouffe provenait de l'Italie, j'en penserais peut-être du bien! Mais c'est l'effet de masse, l'effet de dompage. L'effet cheap, aussi.

Il faut, je pense, revenir plus près des racines. Mais d'aucuns semblent dire que ça ne fait déjà plus de différence. Que, en trois mots, nous sommes foutus. Ce serait triste. Quand j'y pense par rapport à moi, je me dis bon, ce serait plate, mais le passage doit bien se terminer quelque part. Sauf que quand il y a des enfants en jeu, on pense différemment. On porte la responsabilité de leur présence ici. En partie, en tout cas. Alors on ne veut pas de tragédie, hein?

Allez, il pleut, une belle pluie qui lavera peut-être mes idées noires. Et demain, au boulot à vélo. Je fais ce que je peux.

12.2.06

Aujourd'hui je rêve aux rêves perdus
comme des clés échappées
entre les barreaux de la bouche d'égoût
à genoux, vite, à genoux
mais le corps est trop lent pour les rêves
en bas, le flot
l'emportement
la rivière sans retour

Les mots changent de saveur avec l'âge
ce qu'aujourd'hui j'appelle rêve
autrefois n'aurait peut-être pas eu besoin
d'être nommé
autrefois aurait été une évidence
ou une peur

Mais les mots s'accumulent avec le temps
et construisent des merveilles
des murailles
c'est pourquoi le silence importe tant
aussi

Un rêve de perdu, dix
d'imaginés
ils sont comme les pluies de l'été
sauf qu'on leur donne des noms
et certains ont leur place dans l'histoire
de cela qui est nous

Mots que tout ça, même
maintenant est un mot
le plus important peut-être
le plus élégant
le plus élément
aire
l'espace qui compte la vraie géographie
faite de la chaleur des cartes brûlées
des regards qui se rencontrent
des regards qui soi rencontrent
des sourires ces dictionnaires de la parole inutile
ces croissants d'étoiles
ces rêves
en polaroïd

11.2.06


Ce qu'il se passe dans les ruelles. Comme une autre vie, une existence parallèle. Comme un réseau décalé de celui où je me trouve d'ordinaire. Comme une autre dimension. Cette femme m'a parlé, tout à l'heure, peut-être mécontente du fait que je tournais vers elle mon appareil. À vrai dire, je n'ai remarqué qu'elle se trouvait là qu'en le rangeant, l'appareil. Et je n'ai rien compris de ce qu'elle disait. De toute manière, elle se parlait plutôt à elle-même, avec cette manière de parler, qui n'attend aucune réponse, qu'ont ceux qui sont habitués d'être ignorés. Prostituée de ce quartier près du port? Voyageuse des pays improbables de la drogue, qui cherchait la prochaine étape? Résidente de mauvaise humeur? Je n'ai pas cherché à en savoir plus; je ne lui ai même pas dit que je n'avais pas compris. Je regardais la ville se draper de couleurs et commencer à se cacher dans le crépuscule. Je faisais l'effort de voir la beauté des ruelles, qui pour seuls arbres ont ces poteaux électriques compliqués. Paysage inquiétant de blocs de béton et de barbelés où j'étais allé chercher quelques fruits et légumes à rabais. Combien sont-ils, dans cette ville, pour qui ce paysage est celui du quotidien, celui des habitudes? Les ruelles, assez cachées pour qu'on y soit tranquille, assez publiques pour qu'il s'y trouve une sorte d'atmosphère de communauté. Les ruelles où l'on pisse, où l'on chie, où l'on passe le temps, les ruelles où toujours les seringues savent trouver leur chemin. Les ruelles où l'on dort. Et fait-on l'amour, dans ces vies oubliées? Si oui, ce doit être parfois dans les ruelles qu'on le fait. Elle est là, la vraie beauté désespérée, là où la vie existe malgré tout, là où disparitions et amitiés, violences et voisinage coexistent. Dans certaines ruelles à l'ouest d'ici, l'atmosphère semble parfois appartenir plus à une petite ville européenne, où tout se passe à ciel ouvert, qu'aux zones délabrées d'une grande ville nord-américaine. Et qui sait si ce ne sont pas là les deux vérités de ce monde décalé?

10.2.06

J'ai trouvé hier un calendrier du peuple Salish. Lunaire. Treize mois. Un autre monde. Un calendrier qui ne s'occupe pas des astres (à part la lune,bien sûr), mais de la terre -- de la mer aussi. D'environ mai (récolte des algues) à septembre, les mois sont tournés vers la mer. Juin à septembre tirent leurs noms des différents peuples de saumons qui «reviennent à la terre»: rouge, coho, rose, kéta. Et ce n'est qu'entre novembre et décembre qu'arrive le temps de «ranger ses pagaies», le nom du mois d'alors. L'hiver est le temps du repli sur la famille, sur les humains, pourrait-on dire, après tout ce temps à s'occuper de saumons! Le mois des anciens termine l'année et laisse sa place à celui des enfants et de la naissance. Le cycle peut alors recommencer.

Je me demande jusqu'à quel point il serait possible que cette façon de mesurer le temps compte encore des adeptes aujourd'hui. L'hiver, pour les Salish d'aujourd'hui, est-ce encore Centolen? Et sinon, comment ont-ils fait pour parvenir è oublier tout ça? Ou pour mettre ça de côté, plutôt, obligés par la nécessité de s'accorder au rythme des autres? Est-il possible de délaisser sa façon de faire tourner la roue du monde, son langage, sa façon de se nourrir, et de continuer comme si de rien n'était? Je sais, tout ça ne s'est pas fait du jour au lendemain. Au Québec, je n'avais jamais perçu ce crépuscule de la culture amérindienne de façon aussi intense. Ici, c'est qu'on en sent tout de même encore la présence, même en ville, même si dans la réalité quotidienne on a vu plus souvent les indiens associés à la dope qu'à autre chose. Je raconterai une autre fois celui que j'ai vu se piquer sur le trottoir.

La saison sacrée est sur le point de commencer. Le temps de la purification. Le temps de remettre les canots à l'eau. J'espère qu'il s'en trouve toujours pour suivre, réellement ou métaphoriquement, ce temps d'une année à treize lunes.

9.2.06

Un grand vent s'est levé sur Vancouver. Nuages chassés. Cieux nettoyés. Ce soir, dans le grand lac noir et pur, Orion se tenait droit, solide et franc sous la lune. Il aurait pu être en plein yoga. Virabhadrasana, le Guerrier.

Le vent venait de l'ouest. Ni chaud, ni froid. Puissant. Un vent de loin, de ce monde encore mystérieux des océans, où de petites îles comme des constellations tentent de se tenir ensemble. Des îles habitées: comment? O mystère des arrivées, que l'on tend à délaisser comme de vieux vêtements une fois qu'on est établi. Des vêtements passés de mode, qui nous font un peu honte.

La Pacifique est immense. Mais le ciel qui flotte sur le Pacifique l'est plus encore. Le grand ballet des courants les unit, partenaires d'une représentation infinie... à moins que... Réussirons-nous à tuer le mouvement même de ces grands océans d'air et d'eau? C'est une possibilité. Attention: de ce mouvement, nous ne pouvons nous passer, pas plus que de celui de l'air qui entre en nous si doucement, si facilement que nous n'y pensons jamais, ou si peu. Attention. Attention à laisser les choses libres, à leur laisser le goût et le loisir de bouger.

Puissent d'autres vents se lever et se faire entendre encore longtemps, longtemps.

8.2.06

-- Là, je te comprends pas.

-- Moi non plus. Moi non plus! D'ailleurs je t'ai jamais compris! Jamais!

-- Jamais...

-- Oui, jamais... Je veux dire non, jamais, si tu veux le savoir.

-- Oui.

-- Quoi?

-- Oui, je veux le savoir. Moi, je te dis que je te comprends pas maintenant, mais c'est à cause de la niaiserie que tu viens de faire, j'aimerais juste que tu m'explioques, mais toi tu me dis que depuis toujours...

-- C'est ça.

-- Depuis toujours. Qu'est-ce que tu fais ici, alors? Qu'est-ce que moi je fais ici? Qu'est-ce qu'on fait ici? Viens pas me dire que tu comprends rien de ce qui se passe depuis six ans?

-- Je comprends ce qui se passe, c'est toi que je comprends pas.

-- Puisque t'es encore là, on pourrait croire que ça te dérange pas tant que ça de ne pas me comprendre. De toute façon je comprends pas ce que tu peux ne pas comprendre. J'ai rien à te cacher, aujourd'hui comme hier.

-- ...

-- Ben quoi?

-- Je sais. Je sais que t'as rien à cacher. C'est pas ça... J'imagine que ce que je veux dire...

-- Eille, arrête d'imaginer pis dis-le, ce que t'as à dire, OK? Parce que peut-être que toi tu comprends rien, mais moi j'aimerais ça comprendre.

-- Patrice, est-ce que tu m'aimes?

-- Ah non. Commence pas ça, là.

-- Réponds... Réponds.

-- Hhh. Oui. Oui, je t'aime, pis tu le sais, à part ça. Oh oui, tu le sais. Mais change pas de sujet.

-- Non. Je change pas de sujet. C'est ça que je comprends pas. Je comprends pas que tu m'aimes. Je comprends pas que tu m'aimes encore. J'ai tout fait... Maudit, j'ai tout fait...

-- Veux-tu ben me dire...

-- J'ai tout fait pour que t'arrêtes...

-- Hélène...

-- Je voulais que ce soit toi qui t'en ailles.

-- Hélène.

-- Je voulais que t'aies pas de mal. Je t'haïs pas, tu sais. Je voulais que tu penses que t'avais pris la bonne décision. Que c'était ce qu'il y avait de mieux pour toi.

-- Hélène, je te crois pas.

-- T'es mieux de commencer à me croire. T'es mieux de commencer à me comprendre, parce que j'ai plus la force de jouer des petits jeux.

-- Tu l'as déjà eue, cette force-là?

-- Je l'ai depuis six ans. Mais c'est fini.

-- Depuis six ans...

-- C'est fini...

-- Je te comprends pas...

7.2.06


La lune s'était levée, soucieuse, sur un monde qui avait de moins en moins besoin d'elle. Autrefois, elle présidait aux naissances et aux décès, ultime lumière dans la nuit inévitable. Elle courait les ciels du monde pour rassurer les peuples dispersés. Elle veillait sur le repli du monde, jetant un regard qui ne jugeait jamais sur tout ce que les hommes avaient à lui offrir. Les hommes, mais aussi les animaux et les autres êtres. Elle souriait de son sourire étrange, parfois pris pour de la bienveillance, parfois pour de la pitié, rarement pour de l'indifférence.

Et puis d'autres lumières sont apparues pour venir lui disputer le ciel. D'abord, à hauteur d'homme, des lampes simples se sont allumées pour éclairer ceux qui peinaient encore ou rapiécaient dans les pays couverts d'ombre. Ensuite, peu à peu, un réseau de projecteur fut érigé, plus haut, et déjà par endroits cela devenait une constellation sur mesure pour les besoins de ceux qui allaient et venaient parce qu'il le fallait, parce que les routes étaient là. Toujours plus hautes, toujours plus nombreuses. Le ciel alors a commencé à se peupler de lumières volantes qui traversaient jour et nuit la grandeur comme pour la rapetisser; comme la navette jette un fil d'un bout à l'autre de la tapisserie qu'ensuite on peut resserrer. Les fibres du monde se serraient, et les lumières concertées faisaient obstacle à la nuit, dressaient un barrage contre l'entrée de la lune.

« Dis-moi, la lune, c'que t'as vu? »

Mais presque plus personne ne songeait à demander ce genre de chose. Pour bien voir la lune maintenant, il fallait faire un effort de plus, s'éloigner de la ville, se procurer une lunette, se ménager du temps... ah, le temps qu'autrefois elle réglait, ce temps même n'existait plus, trompé qu'il était par divers moyens mécaniques, automatiques et physiques, et jusque dans le corps des femmes, où de savantes pilules faisaient disparaître la mesure et le lien magique qui unissait à elle l'humanité. C'était une époque nouvelle.

Cependant la lune toujours souriait de son énigmatique sourire. Elle ne pouvait que continuer à offrir sa lumière et son visage, rassurant pour certains, épeurant pour d'autres. Les hommes passeraient, comme avaient passé avant eux tant d'autres choses. Elle-même savait que son sourire un jour retomberait dans l'oubli. Mais! Pouvait-elle faire autre chose que de continuer à être elle-même, la lune, la donneuse de conseils, la passante, la patiente?

En bas, pour ne pas l'oublier, des hommes le jour sculptaient l'image de celle qu'ils ne parvenaient plus à trouver dans la nuit.

6.2.06

Fenêtre ouverte dans les nuages. Alors, aussitôt le déjeuner avalé, nous avons sauté dans l'auto (ce qui, en réalité, est l'affaire d'un bon quarante-cinq minutes avec les enfants). il fallait aller quelque part. Après consultation de quelques bouquins, ce quelque part s'est avéré être le parc régional de Boundary Bay, une petite rondeur que s'offre la mer à l'endroit où l'on a un jour décidé de séparer la terre entre Canada et États-Unis.

Un petit bout de plage charmant où les gens venaient passer leur dimanche. Des jeux pour les enfants, la plage, de grands ronds de métal pour faire des feux. Profitant de quelques branches boucanantes abandonnées par d'autres, nous avons commencé à bâtir un feu qui mériterait ce nom. L'affaire n'était pas simple, puisque le bois de marée était humide, mais nous sommes quand même parvenus à faire jaillir une belle flambée. J'ai mis au feu un sapin de Noël abandonné ou recraché par la mer qui n'était pas encore tout à fait sec, mais qui a fait l'affaire. De temps à autre, le soleil se pointait et nous réchauffait la couenne tandis que nous écartions nos mains devant le feu comme une voyante agirait en face d'une boule de cristal.

La plage était un beau dépotoir. Le bois rejeté par la mer était organisé en grandes lignes qui pourraient faire penser aux courbes de niveaux des cartes topo. Du bois nu et lisse, enchevêtré, perdu parfois dans un amoncellement d'algues vertes et brunes. Et dans l'eau, pendant ce temps, les oiseaux mangeaient. La baie doit offrir un joli garde-manger, puisque des armées de goélands et différentes races de canards pouvaient être vues partout. Trois ou quatre hérons, perchés sur leurs grandes pattes, la couette au vent, avançaient lentement, dominateurs, dans les eaux minces près de la berge. Des aigles, aussi, volant bas, nous montraient leurs grands doigts fins et tournoyaient au-dessus des eaux, plongeaient sans être vus, puis se posaient sur une bande de sable ou sur une branche et déchiquetaient leur prise innocente.

Dans les cailloux si doux d'avoir été tant de fois broyés par la marée, de petites sortes d'escargots au coquillages en forme de chapeau de lutin vivaient au ralenti, tentant d'être ignorés. Renaud nous les a fait remarquer, et nous avons admiré quelques minutes les dessins de leurs coquilles tachetées, lignées, camouflées. L'eau était calme. J'aurais aimé prendre en photo le dessin que la mer retirée avait laissé dans la matière glaiseuse des sables, mais je n'avais pas l'appareil avec moi.

Quand nous partirons d'ici, c'est une des choses qui me manquera sûrement, cette présence de la mer. Comme si elle était à chaque coin de rue. Avec toutes les anses, les baies et les criques que lui offre le paysage, la mer s'insinue dans le quotidien de ceux qui vivent ici. Il n'y a qu'à partir à pied, à vélo, en auto: cinq minutes peuvent suffir pour la retrouver, pour au moins l'avoir dans les yeux. Je comprends que plusieurs en viennent aussi à l'avoir dans la peau.

Mes mains sentent encore le feu de bois. Elles vont maintenant presser les touches qu'il faut, refermer l'ordi et aller sombrer dans les eaux de l'oubli.

5.2.06

On est tenté de dire: aujourd'hui, ce n'est rien. Rien qu'errandes, que déplacements. À gauche pour aller faire un lavage, à droite pour aller reconduire les filles au cours de danse. À gauche encore pour aller acheter de la bière. À chaque sortie, courir sous la pluie agressive. Courir pour rentrer au plus vite. On est tenté de dire qu'il ne s'est rien passé. Mais il faut faire comme avec la photo: il faut s'approcher d'un arbre, d'une chose, et s'arrêter, puis observer jusqu'à ce qu'on trouve quelque chose de nouveau ou d'ancien, peu importe, quelque chose de toujours là mais jamais remarqué. Jusqu'à ce que le regard change.

Ce mal de cou, ce lavage de vitres, cette respiration étouffée, ce ménage du salon, ce persil coupé... Chaque jour n'est-il pas par nature rempli de choses remarquables? Dans la grisaille ambiante de la ville qui nous entre jusque dans les poumons, qui menace de nous ronger le moral aussi, le vert du persil était la couleur qui sauve le tableau. Une couleur si riche, si intense... Dommage qu'elle ait dû venir de la Californie ou du Mexique à grands frais d'essence et de pollution. Que faisaient-ils donc, avant?

Un sac de couchage à faire laver, des livres à ranger. La table tournante était ensevelie sous deux piles de livres et disques mélangés. J'ai dégagé. Ça m'a permis d'ouvrir la porte à ces vieux vinyles si fidèles. Comme je ris en moi-même, chaque fois que quelqu'un sous-entend que c'est passé, tout ça, en s'étonnant que je m'encombre encore de ces quelques dizaines de galettes encartonnées. Quel trésor, au contraire. J'ai mis Sargasso Sea de Towner et Abercrombie, et Making Music de Zakir Hussain avec John McLaughlin. C'était un mélange de ce réconfort qu'apporte la musique écoutée jusqu'à la corde avec les pointes d'étonnement qui viennent quand on redécouvre quelque chose après longtemps, fort longtemps.

À présent les choses gisent dans le silence. Un silence que seule une pointe de toux de Jeanne vient briser de temps en temps. La pauvre chérie fait de la fièvre; j'entends sa respiration malaisée. J'espère que la nuit lui fera du bien. Quand ainsi les enfants sont malades, on s'affaire à s'occuper d'eux, à leur donner des sirops, à prendre leur température. Et quand la poussière redescend, quand le mouvement du jour a fait place à la méditation de la nuit, on a une pensée pour les enfants qui sont vraiment malaldes, et pour leurs parents. Alors, vraiment, on se demande comment ils font, et on voudrait les épauler de tout coeur rien que de savoir que de telles épreuves sont possibles. Mais on ne peut pas grand chose, en réalité, que veiller sur ces fièvres et ces toux, en espérant que revienne la santé.

Et dire qu'on était tenté de penser que ce jour ne valait rien de bon...

4.2.06

Aujourd'hui j'aimerais être vigneron, brasseur de bière, alchimiste
quelque chose qui fait bouger
qui fait sortir, qui fait courir
oh, parfois écrire, c'est sortir un peu
ça fait voir du pays, ça aère les esprits
ça gambade: les mots sont des pierres
sur lesquelles on bondit
on traverse une rivière
on gravit une colline
mais ce soir, il me semble, les mots
ne sont que leur image
ils ont perdu en chemin une dimension
pauvre peuple de pixels qui repousse un curseur clignotant
je ne parviens pas à être là, avec eux
dans leur monde sans avenir, sans passé
à les inventer une fois encore
je suis possédé du désir de m'éloigner
d'eux
en fait, c'est ce désir que j'aimerais dire
avec des blancs
ou en sifflant, tiens
je sortirais mon harmonica et raconterais en soupirs
ma fatigue mes yeux qui piquent
ma barbe pas rasée
je vous laisse imaginer
oui je m'en vais m'en aller
me laisser imaginer
ce que j'aurais pu écrire
si j'en avais eu le goût

3.2.06

J'étais sagement assis à mon bureau, ce matin. Dehors, le ciel était dégagé en partie, presque ouvert par moments. Soudain, un bruit s'est fait entendre venant de là-haut, au-delà du toit de l'édifice, au-delà de la ville. Un avion passait. C'était un tout petit avion, de ceux qui sonnent comme des insectes. Ça a duré quelques secondes; il se dirigeait probablement vers l'eau, tout près de Stanley Park, là où se trouve leur petit terminus.

Ce son était une porte qui ouvrait sur le passé.

C'était il y a bien des années, disons en 1976. J'étais assis, déjà, mais dans une classe, cette fois. Une classe aux grandes fenêtres à guillotine en bois, grillagées à l'extérieur. Je revois encore ce grillage en losanges, ces tiges de métal ondulant que j'étais content, à vrai dire, de retrouver, parce que ça voulait dire que c'était le printemps. Les fenêtres enfin ouvertes, on pouvait voir et toucher le grillage, sentir l'air entrer dans la classe, être distrait avec plaisir et abandon puisqu'ainsi le voulait le rythme même de la vie sur terre. Les fenêtres étaient donc ouvertes, l'air entrait, et avec lui de nouvelles odeurs. Je me souviens que quand un ouvrier tondait le gazon, le murmure de sa tondeuse tissait une toile de fond pour de longues minutes durant, et que peu à peu l'air sentait le gazon coupé, oui, même au troisième étage où nous nous trouvions, en cinquième année C, classe de Louise, l'odeur du gazon parvenait. Un peu après le bruit, cependant, exactement comme le bruit du tonnerre parvient, lui, après qu'on ait vu l'éclair (ah! les éclairs! saviez-vous qu'il n'y en a jamais, ici, au pays des nuages? quel paradoxe...)

Mais c'est le bruit des avions qui me transformait. Ou peut-être ce bruit additionné à tous les autres, ainsi qu'aux sensations nouvelles qu'apportait le printemps. Mais ce bourdonnement d'un avion, haut dans le ciel, invisible mais bien là, signalait l'extension du monde. Le ciel s'était ouvert, agrandi, étiré comme un métal sous l'effet de la chaleur, mais bien plus, beaucoup plus. L'avion passait, me signalant involontairement toute la profondeur du ciel, me donnant les nouvelles mesures du monde, comme sur les navires on laisse tomber une sonde à l'eau pour en connaître la profondeur. Assis à mon pupitre, maintenant fermé à tout ce qu'on pouvait vouloir me montrer à l'avant de la classe, j'étais attentif aux dimensions du ciel. Je devais me sentir comme si j'allais enfin arriver en mer après des semaines de navigation à vue sur des rivières aveugles. Le jour devenu pâte gonflait. Le monde muait, se défaisait de sa vieille peau une fois de plus, et pour lui laisser l'espace de grandir, il fallait ouvrir les fenêtres, tondre le gazon et faire passer des avions. C'était donc ça, le printemps...

2.2.06


Il existe une musique de la flamme. C'est quelque chose de pur, sans mélodie, quelque chose de contemplatif. Ça s'entend comme le silence, et ce n'est pas très loin de ce que faisait cet Allemand qui frappait sur des pierres dans des cathédrales. À la frontière où le son commence à ne plus s'entendre. Car toute musique doit-elle pouvoir être entendue?

Il existe des musiques de bien des choses qui ne peuvent s'entendre. Il existe la musique de Beethoven. Celle de la flamme a choisi de parvenir à nous par une porte autre que celle des oreilles. Elle vibre comme le respir qui peut être bruyant ou encore silencieux. Elle connaît des amplitudes, des intensités; elle se présente seule ou en groupe, chambriste divertissante ou chorale envahissante. La musique de la flamme est une voix.

C'est cette voix qui m'accompagne tous les soirs tandis que je fais du bruit. Je tapote un clavier, fais craquer mon ordi, je soupire, fais des noeuds de mes pensées. Mais si je parviens à devenir assez calme, si le frigo ralentit son vacarme, alors doucement, cette voix de la flamme s'élève et continue son chant. Un chant de toute éternité pour lequel il est nécessaire de faire une place, comme il faut s'arrêter et soulever des pierres pour se rappeler qu'existent les fourmis. Alors, sans oreilles, sans désir, on entend, on entend...

1.2.06

Un message en spirale, en épingle, en étoile, une bouteille à la mer des idées oubliées, un avion de papier ramassé puis lancé à travers la ruelle jusqu'au fleuve en voyage, un soupir transformé en sourire pour éclater l'ennui, pour retourner la nuit comme un gant comme une lettre anonyme qui n'a pas terminé son parcours et qui doit repartir sur les chemins du temps, d'aujourd'hui, de ma vie, de ton cri, s'il le faut, faut crier fort et haut, ça dégage, ça massage, ça fait passer le message qui poursuit son destin comme la queue le chien, qu'il ne faut surtout pas arrêter, qu'il faudrait encore encourager pour que tourne le monde aussi bien que le pain, que la pâte pétrie dans les mains de la mère d'Anne Hébert, pour que rien ne puisse devenir un travers, une barrière, un retour en arrière, ce qu'il faut c'est aller de l'avant tout en prenant son temps, c'est aller de tout temps, c'est porter son bagage au prochain terminus, à l'arrêt de la mort, et encore continuer au-delà, commencer à nouveau le circuit comme un vieil autobus roulant sur l'habitude, comme des yeux qui s'ouvrent à six heures et demie, comme les corps qui volent et dansent dans la nuit, comme moi qui vous parle, vous invente et vous dis, vous oublie, ça arrive, comme on dit, dans les meilleures familles, et ça rit, bien qu'au fond ça soit triste parfois mais faut bien continuer, faut surtout avancer, et des fois ça veut dire oublier, et parler, et parler, pour effacer l'horreur, la paresse ou l'ennui, ou pour faire comme si, comme si on avait vraiment des choses à dire, et peut-être un message en spirale, en épingle, en étoile, un tout petit mot doux qu'il faudrait dire à l'encre et coucher sur papier, puis lancer dans le vent, puis le voir s'envoler, fermer un peu les yeux et enfin

s'en aller.