14.2.06

Ah! Que le monde est surprenant! Que l'invention est féconde! Que de paradoxes!

J'écris ce soir du pays de la musique. Très loin, dans la nature immense de la Colombie-Britannique, une rivière coule, son flot retenu pas un barrage. Une turbine tourne sous la force du courant, et des ingénieurs ont oeuvré pour que ce mouvement rotatoire crée un autre courant, électrique celui-là. Des fils inconnus transportent ce courant à travers montagnes et forêts, au-dessus d'animaux insouciants. Le courant parvient à la ville, traverse une station de transformation, est distribué à travers les quartiers. Moi-même, j'y ai accès à travers les prises de la maison: j'y ai donc branché mon ordinateur. J'ai inséré un disque de plastique à l'intérieur, en ai soutiré l'information. À présent, moi-même branché dans le port audio de l'ordi, dernier maillon de cette chaîne commencée dans la rivière, j'écoute la musique ainsi recueillie. Cette musique, un certain Demachy l'a créée en 1685, et Jordi Savall l'a enregistrée en 1977.

Les siècles, les pays se rencontrent, la nature et la technologie s'unissent pour qu'en ce moment je puisse me remplir les oreilles du son philosophe de la basse de viole. Comme le monde a changé depuis il y a peu, depuis que la seule musique qu'il était possible d'écouter, c'était celle que l'on pouvait faire soi-même, ou entendre quelqu'un faire. Pas étonnant qu'à cette époque, comme le chantait Bertrand Gosselin, «on était prêtre ou musicien». On faisait aussi pousser le lin qui servirait à faire ses chemises...

Le monde change; il déboule au point qu'on dirait que quelqu'un l'a échappé. Mon grand-père, mort il y a à peine deux ans, a vécu cent un ans. À sa naissance, ni électricité, ni plastique, ni voitures, ou si peu qu'elles n'existaient pas encore vraiment. Dans les champs, le foin en meules. Pas d'eau courante. Mais de la musique, ça, j'en suis certain. Oh, on ne connaissait sûrement pas la basse de viole. Mais la voix, le violon, les mains, les cuillers. Quand il FAUT faire de la musique, une planche à laver ne suffit-elle pas à la tâche?

Que l'être humain est inventeur... C'est ce qui me réjouit et me donne espoir, parfois, pour peu que je croie que cette capacité d'invention puisse être orientée vers un but riche et généreux. Comme faire de la musique. En apparence une des choses les plus inutiles à la vie sur terre, mais essayez seulement de l'enlever aux hommes: la vie ne serait plus possible. (Il faudrait écrire un roman là-dessus.) L'étrange canon que nous chantions chez les scouts, que j'ai chanté aussi aux enfants, le disait bien:

Tout doit sur terre
mourir un jour
mais la musique
vivra toujours

Étrangement aussi, je ne suis parvenu à le chanter aux enfants que lorsqu'ils étaient bébés. Quand ils ne pouvaient pas en comprendre les mots. Tout de même, quand on chante ces mots, quand on les prononce et qu'on vibre de leur sens, on en vient à se demander si toute la nécessité de la vie ne tiendrait pas dans ce simple geste de passer la musique à d'autres, à ceux-là qui la passeront à leur tour, image de l'étincelle de la vie elle-même, qu'on croit tenir fermement entre ses mains mais qu'en fait on ne fait que soutenir un moment avant qu'elle parte vers ailleurs, comme une plume sur notre souffle ou un Peter Gabriel couché dans la foule.

On pourrait croire tout cela bien futile... Mais si nous n'étions pas là, qu'arriverait-il?