11.12.05

Abraham Motorola chantait le long de plages sans écho, donnant à chaque fin de couplet un coup de pied au cul de son chien-saucisse aveugle. Kaï, disait souvent le chien. Et Abraham à ce signal se lançait dans le couplet suivant. Abraham Motorola, nudiste de profession, avait ainsi fait le tour du monde des plages, choisissant celles d'où l'écho s'était retiré parce qu'il savait qu'il chantait mal. Il avait pitié des autres, mais ne pouvait s'empêcher de chanter. Il faisait ce qu'il aimait. Et Omar, son chien, le comprenait: autrement, pourquoi se serait-il ainsi laisser botter le derrière? Omar admirait qu'un homme vive en suivant ses désirs, parcourant le monde de plage en plage. Omar ne connaissait pourtant pas beaucoup les hommes; il n'avait eu qu'un autre maître auparavant, mais comme il devait à un coup de pied de celui-là sa cécité, il trouvait qu'Abraham n'était pas mal. Un pied au cul, un pied nu de surcroît, ça fait toujours bien moins mal qu'une botte au visage. Et puis il voyageait. Abraham Motorola, lui, appréciait la compagnie de son chien; celle des autres hommes lui pesait. C'était en partie pourquoi il avait choisi la profession de nudiste: déjà une bonne partie du monde ne tenait pas beaucoup à le voir. Et sur les plages on le laissait tranquille. Il avait chanté, lui, sirène de deux cent trente livres, sur les mers de quatre continents, fier d'avoir fait tant et plus le tour du monde (sa mauvaise connaissance de la géographie lui jouait des tours). À travers sa barbe grise et longue, il criait sa joie de vivre en couplets et refrains dont la moitié était inventée pour les besoins de la cause. Le monde manquait de chansons, pensait-il toujours. Son chien Omar, lui, profitait du grand air et s'étonnait des odeurs variées du monde, attendant parfois le prochain coup de pied avant d'avancer, parce qu'il ne savait jamais s'il allait se lancer dans des sables ou dans l'eau tiède d'une mer inconnue. «Et puis quand nous aurons fait l'tour, nous recommencerons, quand nous tomb'rons en amour, nous nous relèverons», chantait Abraham Motorola le long d'une plage sans écho.