6.6.06

Il est déjà arrivé, par des jours étranges et solitaires, que j'entre dans des tableaux. J'étais entré dans un musée par intérêt ou par désoeuvrement, et je marchais du pas de ceux qui parviennent, un moment, à se trouver hors du temps. Alors, parmi la multitude des images s'offrant à mon attention, il s'en trouvait une qui accrochait mon regard. Je m'approchais lentement, soudain curieux, comme s'il s'était agi de courtiser une jeune fille. Parfois, dans les vieux musées, le plancher de bois craquait comme il ne le fait que si on avance doucement; dans les musées modernes et bien éclairés, je m'avançais simplement vers le tableau dans l'air parfait. Je ne m'asseoyais pas.

Une fois, j'ai visité un port. Étrange: il était vide. Et pourtant c'était en plein jour -- non, vers la fin de l'après-midi. Je me souviens que le soleil commençait à pencher assez fort vers l'horizon, faisant orange la mer et la pierre des temples. L'eau tranquille venait laper le quai, lui aussi en pierre, à l'endroit où des escaliers permettaient d'aller la rejoindre. À gauche, un petit édicule se laissait caresser sans cesse par des lierres secs qui ruisselaient sous le vent. À droite, des bornes terminées par des anneaux de fer, auxquels aucune barque n'était attachée. Tiens, c'est vrai, voilà une voile: elle s'éloigne vers le couchant. Elle est tout ce qui bouge dans ce paysage, mais si lentement, et elle est déjà loin, on ne voit personne à bord du bateau qui la porte. J'ai un moment l'instinct de lever le bras pour envoyer un au-revoir inutile, mais je retiens mon geste. Je suis seul comme dans un rêve, perdu à une époque improbable, dans une ville sans nom. Un peu triste. Je sais qu'une fois que je serai retourné au monde des choses sensées, personne ne viendra plus écouter le clapotis de l'eau sur les vieilles pierres.

Une autre fois, ce n'était pas un tableau mais une assiette. Une lune persane y avait été peinte, qui avait les traits d'une belle jeune fille mystérieuse. Alors moi, mine de rien, je me suis arrêté pour la saluer... et je ne suis plus reparti. Elle avait des yeux noirs comme la nuit, c'est évident, mais grands, et aux cils magnifiques. Ses cheveux faisaient une couronne autour de son visage qui lui donnait des airs de princesse, une princesse seule et nostalgique. Je lui ai fait ma révérence et, en m'inclinant, ai tenté d'initier la conversation, mais elle était distante et semblait baigner dans un autre temps que le mien, dans une autre durée que la mienne. Ah, comme j'aurais voulu entendre le son de sa voix, mais à la longue j'ai dû me rendre à l'évidence et repartir avec rien dans les mains que le souvenir de son regard. Plus tard, j'ai tenté de la dessiner, mais mon griffonage sur papier ne valait pas la princesse de la nuit persane, couchée dans son assiette séculaire. Il m'a cependant permis de la garder à l'esprit...

Une autre fois encore, je suis entré dans un monde tissé d'or et peuplé de grands personnages attachants mais sérieux, solennels. Installés dans des postures inconfortables qu'ils n'auraient pourtant quittées pour rien au monde, ils considéraient sévèrement leur entourage, comme conscients de la place qu'ils occupaient dans l'image et bien déterminés à ne pas la perdre. Même les enfants semblaient adopter cette attitude et n'avaient pas la douce légèreté qu'on veut souvent, plus tard, retrouver. Alors, une fois de plus, c'est en étranger que je me promenais dans ces paysages qui n'étaient ni intérieurs ni extérieurs mais beaux, cependants, oh, beaux. Et il poussait là des fleurs magiques.

Je suis toujours revenu, à chaque fois refranchissant la ligne floue qui ramène à ce bon vieux monde où l'on a des transferts d'autobus et des vingt-cinq sous dans les poches, une envie de pisser et un sac devenu trop lourd.

Et je me demande parfois si, advenant que je me retrouve devant ces mêmes oeuvres, je serais capable d'y pénétrer à nouveau.