27.5.06


Une fois l'émerveillement passé, le premier geste des hommes parvenus à la mer est d'y jeter des pierres. Ce peut être pour jouer, pour déranger la surface trop tranquille de l'eau, ou alors pour construire quelque chose: un gué vers nulle part, une jetée rudimentaire, une sculpture, un tas, n'importe quoi qui veuille dire «J'étais là».

Et sous le ciel tapissé de nuages, les roches composent une nouvelle géographie temporaire. Les hommes n'aiment pas les paysages bruts. Ils y lancent des roches et se reconnaissent mieux dans ce qu'ils voient une fois l'onde perturbée, le rivage modifié. I was there: il y a eu un avant, il y aura un après; le temps est à présent tranché en deux: c'est pratique. Et surtout ça en casse un peu le caractère éternel: c'est bien à ça que sert l'histoire, non? À relativiser sa propre place dans le temps.

La mer est éternelle, la mer est magnifique, mais la mer, comme le temps, peut faire peur. Alors les hommes aiment à croire qu'elle est à eux. Ils lui donnent des noms merveilleux, en dessinent sur des feuilles les contours, recommencent quand ceux-ci ont changé, mesurent l'espace qui les sépare du fond, recueillent le sel qu'elle cache. Et ils savent bien, au fond, que toutes les pierres qu'ils y jettent un jour se feront engloutir. Il aiment ce mot, malgré tout: engloutir. Mais ils continuent pourtant à en lancer, des pierres. Car en voyant les ondes s'étendre vers leur perte, en créant un nouvel îlot minuscule mais fier, ils se disent un moment: «J'existe».