17.5.06

Je vais me répéter. Qu'on m'en excuse. Mais je voudrais parvenir à dire toute la tristesse que je vois dans un peuple déchu.

Il fait chaud. La nuit est sublime; émeraude encore à cette heure, le ciel du 49e parallèle. Un petit vent, un ventelet, vient flatter la peau, et même les longs poteaux qui tiennent les fils électriques sont gracieux, coulés qu'ils sont dans l'ombre de Chine, et grimpant dans la nuit, leur cime se perdant presque dans la noirceur. Sur le beau fond verdoyant, les fils à l'onde régulière font une portée, ou encore des lignes où l'on voudrait écrire.

Mais il y a les bruits. Le climatiseur du voisin. Les voitures qui passent sur McGill. Un klaxon par-ci, par-là. Et le trafic général qui roule plus loin, vers le pont ou vers la ville. Un beau cocktail de sons énervants qui font que la texture de la nuit perd une dimension importante: celle du silence.

Je m'en veux d'évoquer l'autrefois, mais en face de ces montagnes millénaires, je ne peux pas m'en empêcher. Je n'en devine plus maintenant que l'arête derrière les lampadaires du voisinage, mais c'est bien assez pour que se dessine une présence imposante, rassurante quoiqu'un peu apeurée peut-être.

Alors j'en arrive à eux, à lui et elle. Lui, je l'ai vu à la banque, au guichet automatique. Il se déplaçait avec une marchette bien qu'il devait avoir dans les quarante-cinq ans, et s'est retrouvé au guichet voisin du mien. Quand j'ai eu fini mon opération (une avance de fonds, bordel!!), j'ai vu qu'il me regardait et me faisait signe. Quelques sons sortaient de sa bouche, mais il n'y avait pas grand chose à comprendre. Il voulait que je l'aide. Sur un papier déplié se trouvait son NIP: 1444, écrit d'une main tremblante. Et malgré que l'écran offre des services en cinq ou six langues différentes, il avait de la difficulté à s'y retrouver. J'ai donc fait toute son opération pour lui, mais le message s'est affiché: carte refusée. Je lui ai suggéré de revenir demain, de parler à quelqu'un. J'ai tenu la porte ouverte pour qu'il puisse sortir, puis j'ai enfourché mon vélo, mais il m'a retenu encore en ouvrant son portefeuille. je ne comprenais toujours pas ce qu'il disait. Il a sorti un papier, l'a déplié pour me le montrer: c'était un relevé de compte. Il voulait me montrer qu'il avait bien cinq cents et quelques dollars disponibles. «Good luck tomorrow!», et je l'ai regardé dans les yeux avant de partir. Il avait le visage buriné, les yeux assez joyeux tout de même, mais son corps l'avait trahi. il ne lui restait, en apparence du moins, que peu de fierté. Mais ses beaux et longs cheveux noirs étaient fiers, comme souvent ceux des amérindiens.

Quelques blocs plus loin, c'était elle. Je n'ai fait que passé à côté, mais je l'ai bien regardée. Elle faisait le trottoir, et était en train de parler à un mec laid sur le coin de la rue. Elle souriait de toutes les dents pourries qui lui restaient, et son corps mince, dissout par l'héroïne, ondulait de la danse incontrôlée des prisonniers de ce monde. Elle portait un t-shirt sale, une petite jupe rayée en coton et, au bout de ses longues jambes marquées de bleus, un seul soulier. Son pied nu était sale et elle l'appuyait sur le côté extérieur en parlant au mec, dans ce geste que font parfois les jeunes filles. Ses cheveux noirs, à elle aussi, semblaient la seule partie inviolée de son corps. Je suis reparti une fois le feu devenu vert.

J'ai vu un autre amérindien, en fait, en m'arrêtant au marché. Lui, c'était un gars du quartier, qui marchait tranquillement vers le coin de la rue avec une petite fille à ses côtés. Mais son air était terne, comme s'il marchait dans un cauchemar ou qu'il tournait en rond dans la cour d'une prison. Il était entouré de tristesse.

Et moi je suis triste aussi pour ce peuple, tout en sachant que je me trompe peut-être dans ma tristesse, qu'elle a peut-être quelque chose de «romantique». Mais je ne le crois pas. Ce que ce peuple a perdu en cent cinquante ans, ce n'est pas croyable. C'est presque tout ce qui tient en vie une âme. Ici, du moins, en ville. Je souhaite ardemment qu'ailleurs il en soit autrement; je n'en sais trop rien. Mais je ne me fais pas d'illusions.

Et je n'ai pas de conclusion.

1 Comments:

At 04:30, Anonymous Anonyme said...

L'autre jour, déjà, la photo de la vieille maison avait retenu toute mon attention. C'est vrai qu'elle a ce quelque chose qui fait qu'on voudrait pouvoir entrer et s'y installer. On imagine une vie, paisible et calme... On imagine aussi la peinture qu'on pourrait en faire, ajouter un personnage...
Et le texte d'aujourd'hui, en totale opposition avec le calme et la sécurité de l'autre jour. Et un énorme sentiment de gâchis. Et la révolte de savoir qu'on ne peut rien y faire. Mais on a comme une sorte de culpabilité sourde... Et de tristesse. Beaucoup de tristesse.
Bravo pour le site, pour les textes, et bonne continuation. Je reviendrai souvent !

 

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