11.5.06


J'aime beaucoup voir la ville au loin, comme ça. Elle devient comme un spectacle, une possibilité. Et cette rencontre entre les arbres et les édifices me plaît aussi. L'espèce de soucoupe volante, c'est l'un des seuls édifices marquants de la silhouette du centre-ville, les autres étant majoritairement des tours à condos ou à bureaux. Et ça continue de pousser. Quand je marche avec les enfants sur la rue et que nous avons ce genre de paysage, je leur dis inmanquablement: «Vancouver, les p'tits doux! Vancouver!». «On le SAIT!!!», me répondent-ils, hésitant entre l'agacement et l'amusement.

Je veux qu'ils se souviennent. Et peut-être ne se souviendront-ils que de ce mot qui les agaçait...

Dans le fond, ce n'est pas si important. Il ne faut pas forcer le souvenir. L'esprit compose comme un tamis à travers lequel passe le temps et les événements, et ce qui en émerge doit bien être ce qu'il y a d'important. Ce sera différent pour chacun. Je sui ébahi parfois de certaines choses dont j'ai un souvenir précis, des choses qui remontent à loin, loin, et qui demeurent, collant mieux encore que le sparadrap au nez du capitaine Haddock. J'ai ainsi un catalogue comprenant quelques mauvaises blagues, quelques bêtises, des phrases ou bouts de phrases dites par mon père ou ma mère, quelques visions de lieux sans conséquences comme celle du gymnase de l'école maternelle... Qui sait pourquoi ces choses sont demeurées imprimées en moi, alors que d'autres bien plus importantes ou même marquantes ne sont pas parvenues à franchir la barrière du tamis?

Peut-être, et c'est fort possible, qu'on ne sait pas en fait ce qui est important et ce qui l'est moins. On s'imagine qu'on le sait: une première gifle reçue ou un premier baiser donné doivent bien sûr être de première importance, de vraies bornes dans le parcours de la vie! Et il suffit qu'on ait cette idée, même à l'état de pressentiment, pour qu'on se ferme alors un peu aux autres choses, aux autres événements plus délicats mais, qui sait, plus importants: un regard tendre et compréhensif, une courte promenade avec le grand-père, un après-midi au cours duquel un moment de silence et le simple fait d'être ensemble remplit le monde et constitue l'aboutissement de l'existence.

Le souvenir n'a plus cours légal: il est comme ce vieux billet d'un dollar que je garde dans une boîte quelque part. Il ne sert à rien. Et pourtant il est là, il existe, c'est indéniable, et il possède une certaine beauté dont une partie provient certainement du seul fait de sa dimension archéologique. Une manifestation du passé qui est parvenue à franchir le temps pour construire une tête de pont dans un présent pourtant toujours en mouvement.

J'ai devant moi une photo de traces de mains. Ça vient d'une caverne préhistorique, et les gens d'alors, les Enfants de Lascaux de Sylvain Lelièvre, avaient laissé leur marque en faisant sur le mur des empreintes de leurs mains. C'est très beau, il y a des empreintes négatives et d'autres positives, toutes dans des tons terreux, mais avec plusieurs couleurs. On pourrait croire à une oeuvre moderne. Eux aussi, en faisant ça, se dessinaient une porte qui plus tard s'ouvrirait vers le passé. C'était à une époque lointaine, quand le pays qui allait un jour donner naissance à l'homme qui prêterait sans le savoir son nom à Vancouver était bien loin d'exister.

Les souvenirs sont des ancres légères.

Mais ce qu'il faut maintenant, c'est oublier tout ça et marcher, prendre la rue qui descend sous les cerisiers et marcher, marcher vers la ville et la mer.