19.1.06


Chaque dimanche, après la messe, Piet se retirait au creux de la forêt. Ses parents tenaient absolument à ce qu'il les accompagne à l'église, mais une fois ce devoir matinal rempli, et une fois la petite famille revenue à la maison, il était libre. Un jour, il avait même abusé de cette lliberté et était resté dans le bois tout le reste de la journée, ne réapparaissant dans la cuisine, qui servait de pièce d'entrée à la maison, que vers sept heures. Sa mère, qui mettait la dernière main au repas, l'avait salué distraitement en goûtant une cuillerée de son mélange. Piet s'était étonné qu'on fasse si peu de cas de sa longue absence. Il était allé lavers ses mains tachées de gomme de pin.

Son nom ne l'aidait pas. À l'école, on se foutait bien de cette histoire de grand-père hollandais courageux pendant la guerre et de qui les parents avaient voulu perpétuer le souvenir. Piet ne voulait pas être un souvenir. Il aspirait à être normal, semblable aux autres, et en fait il sentait bien qu'il l'était, mais les garçons ne voulaient rien savoir, ils ne lâcheraient jamais facilement l'occasion de se payer la tête d'un des leurs. Il suffisait d'un prétexte, d'une tache impossible à effacer. Piet.

Dans la forêt, le dimanche, tout était calme. Piet se demandait parfois si la nature elle aussi observait un temps d'arrêt. Mais peut-être était-elle toujours ainsi, sauf que lui ne pouvait en prendre connaissance qu'un jour par semaine. Dans la fraîcheur de l'après-midi d'automne, la forêt s'étendait, silencieuse et sombre, et Piet en s'y trouvant pensait aux nappes du dimanche, repliées au secret d'une armoire, parmi lesquelles sa mère choisirait celle qui garnirait la table ce soir. Il ne surprenait que rarement un animal: quelques écureuils qui sautaient d'une branche à l'autre, les oiseaux souvent invisibles qui gardaient les hauteurs. Une seule fois, au cours d'une promenade, il s'était retrouvé face à un jeune chevreuil, et un instant les deux étaient demeurés immobiles à s'observer. Mais les animaux savent mieux ce qu'est l'immobilité, et au premier signe de mouvement de la part du garçon, le chevreuil avait bondi vers le côté et Piet, surpris de façon étrangement intense, avait senti son coeur s'emballer, avait fermé les yeux un instant pour les rouvrir sur une forêt apparemment vide. Il avait reculé lentement sur quelques pas avant de se retourner et de revenir à son point de départ.

Ce que Piet aimait le mieux, c'était de grimper aux arbres. Les grandes épinettes, avec leurs branches bien placées en barreaux d'échelle, étaient ses préférés. Quand il ne faisait pas trop froid, Piet enlevait ses souliers avant de grimper. Il faisait plus confiance à ses pieds nus pour trouver les chemins sûrs qui le mèneraient à la cime. Certain de la solidité de l'arbre, il grimpait, «comme sur le dos d'un grand frère», pensait-il. Il se demandait ce que ça pouvait être, d'avoir un grand frère. Il monterait moins haut, mais au moins il pourrait lui parler.

Arrivé au plus haut, quand il devait garder les pieds collés sur le tronc, presque réduit à l'état de branche, pour trouver assez de solidité, Piet s'installait pour observer. Les pieds collants de sève, bien agrippé aux extrémités de l'arbre, à ces jeunes pousses qui l'an passé n'étaient pas encore là, il regardait. Parfois, il n'y avait rien à voir. Il faisait gris et le monde était réduit à un velours de nuages et de brumes. Le vent seul, qui faisait danser ses cheveux au même rythme que les dernières feuilles de l'arbre, lui tenait compagnie. Mais Piet ne recherchait pas vraiment la compagnie. Il ne voulait qu'être là, en visiteur auquel on ne portait pas attention. Il voulait oublier que ce jour finirait, oublier les noms même des jours, et des choses, et des gens, oublier le sien surtout, et ne plus entendre que des bruits sans paroles, sans souvenirs, sans moquerie. Vivant: il se voulait vivant. Comme le vent. C'était tout. C'était donc si compliqué?