16.1.06

Quand je croise les bras contre ma poitrine, je sens mon coeur battre sur mes deux mains repliées. Un peu plus fort à gauche, tout de même. Ah, le coeur, quel raconteur! Souvent le soir, si je me couche sur le côté gauche, je ne parviens pas à m'endormir tant il jacasse. Et fort, à part ça! Il parle fort comme un voisin du dessous, il frappe, il pioche, il n'arrête pas, à tel point que je sens ma tempe secouée de pulsions, ma poitrine cognée d'un écho, mon cou vibrer et siffler. Quel raffut! Je n'ai pas d'autre choix que de me tourner de bord ou me placer sur le dos. Ce qui est étrange, c'est que ce n'est pas toujours comme ça. D'autres fois, il se fait plus calme, ne laissant entendre qu'un murmure, comme s'il restait tranquille dans son sous-sol à écouter Keith Jarrett. À fumer un petit joint. Rythme lent, intérieur. Mais le coeur aussi a des histoires à raconter. Tenez, en voici une:

Un jour, mon coeur a voulu sortir de ma poitrine. Pas comme dans l'expression qui veut dire qu'il battait à tout rompre. Non, ce jour-là, c'était vrai. Je le sentais tenter sa chance entre les barreaux de sa prison, tentaculant par-ci, s'amincissant par là. Évidemment, il n'y avait rien à faire. Toute thoracique qu'elle soit, ma cage faisait bien son boulot et le gardait en place. Sur le moment, j'avais plutôt été surpris et à vrai dire apeuré par tout ce remue-ménage. Je pensais avoir chopé une maladie exotique, je voyais des bibittes. Le mouvement s'était enfin arrêté, et j'avais repris mon parcours ordinaire. Puis, le soir, une fois allongé sous les draps, je me couche du côté gauche et je sens mon coeur battre un rythme nouveau. Me rappelant l'événement de la journée, je décide, un peu gêné d'en avoir même l'idée, de demander à mon coeur ce qu'il a. Évidemment, il m'a répondu. Et sans même avoir besoin de battre le code Morse. C'était... Comment dire... Je n'entendais rien d'autre que l'habituel boum-boum-boum, et pourtant je comprenais, un message passait. Pourtant, les coeurs ne font pas de télépathie, il me semble? Enfin, il me parlait, et voici ce qu'il avait à raconter.

«Aujourd'hui, j'ai voulu te quitter. J'espère que tu ne m'en voudras pas. C'est de ta faute, aussi. Je ne sais pas ce que tu faisais, mais soudain j'ai senti que tout était changé. J'ai reçu des ondes, des fluides, des décharges électriques, de ton corps et de ton âme tout entiers tu me communiquais quelque chose d'unique, de si fort que je me suis demandé ce qui se passait. C'était la première fois, de toutes ces années que nous avons passées ensemble, où je sentais quelque chose de semblable. Mais il s'agissait de plus que ça. On a eu bien d'autres énervements, toi et moi. Je commence à te connaître. Cette fois-ci, il y avait quelque chose de si fort que j'ai pensé que j'allais éclater, ou qu'enfin je ne serais plus tout à fait utile après. Alors je me suis dit qu'il fallait que je sorte. Qu'au moins je puisse assister à ça, voir par moi-même de quoi il en retournait avant de peut-être me voir réduit à néant. Mais nous sommes bien attachés à ceux que nous servons, nous les coeurs. Et après, j'ai eu honte d'avoir même songé à te quitter de moi-même. Mais c'était plus fort que moi. Je te demande pardon.»

À présent, c'était à mon tour d'être mal à l'aise. Car je ne comprenais pas vraiment ce qui avait pu faire ressentir à mon coeur quelque chose d'aussi puissant. Je repassais les événements de la journée dans mon esprit et, vraiment, je ne voyais rien qui eut pu l'énerver à ce point. J'avais vu le soleil sortir entre deux nuages, le sommet des montagnes s'enflammer de lumière, j'avais parlé blues avec le vieux Hyacinthe, pris un café pour me réchauffer. Au moment où mon coeur s'était emballé, je me trouvais dans le parc et je marchais vers... je ne sais plus... je marchais. Des enfants jouaient et se balançaient. J'étais perdu dans mes pensées aussi bien que dans mes gestes. Et puis ce coeur qui se met à vouloir sortir...

J'ai souhaité bonne nuit à mon coeur, mais j'en ai eu pour longtemps à m'endormir. Comment mon coeur avait-il pu percevoir, à travers moi, quelque chose qui ne m,avait même pas marqué? La journée me paraissait étrangement ordinaire... Et pourtant, il devait y avoir eu quelque chose: c'est sensible, un coeur. J'avais peur d'avoir manqué quelque chose d'important que lui aurait saisi. Ce que j'avais pris pour un malaise était peut-être le signal de quelque chose de grandiose -- à moins que mon coeur, tout simplement, se soit trompé. Mais j'aurais eu de la difficulté à le croire. Alors, tous les deux, nous avons dormi sur ce mystère.