12.1.06


Alors voilà. Je marchais dans le soir humide de Vancouver, m'en revenant du London Drugs, les Drogues de Londres, quoi, ce joyeux magasin qui nous vend de tout et de rien (mais qui est bien pratique au demeurant), et je défaisais le papier alu du tube où se cachaient les deux premiers comprimés Rolaids que j'allais ingurgiter de ma vie. (Ce doit être une affaire qui accompagne la maturité, puisqu'on ne voit jamais de gars de 20 ans dans les pubs de ce genre de produit: «Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure et je sortis de ma poche les deux premiers Rolaids...»)

Crounche, crounche. Saveur de baies en folie, ou quelque chose du genre.

Dans l'humidité du soir de Vancouver, donc, voilà que quelques étoiles étaient visibles. Comment ne pas en faire des dieux lointains et (on l'espère du moins) bienveillants? Je marchais, me concentrant sur mon souffle pour tenter de faire passer ces étranges douleurs stomacales, et l'air humide était bon. La noirceur transformait les choses, ou les poétisait. Deux arbres: le premier, dont le tronc noueux devenait branches comme si le tout eut été une composition de lierres acoquinés, abritait un couple d'amoureux enlacés; le second était un danseur qui suivait le mouvement ondulatoire d'une musique lente, lente....

Vous ai-je déjà parlé des haies de Vancouver? C'est une des merveilles de la ville. Hautes, hautes, comme s'il n'existait pas de règlement pour venir en saboter la beauté, comme si elles cachaient les terrains d'un peuple dont nous serions les chiens de poche. Et faites de cèdres, de genévriers, d'arbustes aux grandes feuilles grasses d'un vert brillant. À beaucoup d'endroits, les entrées qui permettent d'accéder à l'hypothétique maison cachée derrière sont carrément constituées par une trouée dans la haie, mini tunnel qu'il faut franchir avant de parvenir à ce monde secret de l'autre côté. Et ces haies sont pleines d'oiseaux le jour et d'odeurs la nuit: humus, parfums boisés, pêche vanillée, café rance, noix de pacane rôtie (non, attendez, ça je l'ai pris de cette idiote chronique des vins du Vancouver Sun...). Bref, au moment où je passais près d'une de ces grandes haies, mon pas ralentissait de lui-même, me permettant d'allonger d'un moment le temps consacré à savourer ces parfums du soir. Et dans cet îlot de nature je voyais des visions, parfumées aussi, peut-être une maison dans la nature, justement, avec de grandes fenêtres donnant sur les arbres et le ciel, et à l'intérieur une pièce avec quelqu'un, moi par exemple, dans un bureau en train d'écrire, de faire en tout cas quelque chose d'utile et de beau, tant l'un ne peut aller sans l'autre il me semble. Mais au moment précis où je franchissais la ligne d'arpentage marquant la fin du terrain, la haie aussi se terminait.

Les visions, c'est bien, mais cette soirée n'est pas mal non plus.

J'arrivais sur Eton. Là-bas, au loin, la rive nord, qui abrite les chic villes chères, était une constellation de cristaux jaunes accrochés au flanc des montagnes. Ouaip. Vous pouvez me croire, tout ça s'est passé il n'y a pas trente minutes. Et déjà j'étais de retour au foyer, avec dans mon sac de coton les quelques effets achetés plus tôt: un rouleau de Rolaids entamé, deux brosses à dents et trois filtres Brita qu'on m'avait vendus, grâces soient rendues à notre monde de pub et de consommation, avec une tasse pour l'auto EN PRIME! (tel que l'annonçait fièrement l'autocollant sur l'emballage). Et puis c'est bête, je ne saurais pas dire encore si les Rolaids font effet.