9.1.06


Depuis très longtemps déjà j'ai cette idée de faire des portraits écrits. J'imagine aller m'asseoir devant des gens (peut-être au départ des amis dont je sais qu'ils seraient assez patients, puis d'autres personnes), j'irais donc m'asseoir devant des gens, crayon et papier à la main, et j'écrirais leur portrait. Ce serait une séance de pose toute classique, à cette différence près que la personne pourrait bouger et peut-être même parler. Difficile de dire, à la fin, si ce serait ressemblant, mais là ne réside pas l'intérêt, de toute manière. Il en résulterait une vision toute subjective de quelqu'un, une vision vivante si tout s'était bien passé. Le portrait écrit, bien sûr, est presque un genre en soi (j'aime particulièrement ceux d'Henry Miller), mais je ne sais pas si on l'a déjà fait «d'après nature», à la manière d'un peintre. Quoi qu'il en soit, en toute justice, je me suis dit que je devrais commencer par moi. Et puis moi je peux me faire sur photo, bien qu'un miroir serait préférable (mais bon, faut bien partir de quelque part et écrire, pis il est déjà 10 heures passées).

Voici donc un autoportrait faussement étonné à la salle de bain.

Christian, tu aurais pu te coiffer. Vraiment, ça fait pas chic. Cette face que je te connais si bien, me semble qu'elle est mieux quand elle est bien entretenue... Cette repousse de barbe, aussi, vraiment! Je sais, c'est ton état habituel, mais tout de même. Pour la photo, t'aurais pu...

Allez, je me dis je. C'est de moi qu'il s'agit, après tout. J'aime jouer un peu. Mais pas trop. Je le vois très bien ici. Je vois ma gêne dans ce sourire dont on dirait qu'il fait des efforts pour ne pas s'ouvrir (et n'est-ce pas la plus belle des fleurs, un sourire bien dentelé, un sourire sans retenue?). J'arrête avant l'éclosion, pourrais-je dire. Et pourtant j'essaie. Mais il aurait fallu un peu plus de mise en scène pour vraiment faire une photo mémorable. Autrement, il ne reste que la photo. Et mon visage, avec les rides creusées dans le front, le menton qui commence à se doubler, le sourcil qui monte plus haut que l'autre, les lèvres inégales. Je sais, les visages sont asymétriques, mais je me demande comment ça a pu se frayer un chemin, cette bouche qui trapézoïde vers la gauche... Le reste, bon, des oreilles, des yeux, faut ce qu'il faut, quoi.

La photo se prête mal au jeu de l'autoportrait écrit. Il manque le mouvement, le respir, quelque chose qui porterait les mots un peu plus. Là, tout ce que je vois, ce sont des yeux écarquillés réduits à leur nature de globes oculaires, ces choses rondes et fantastiques mais médicales, objets d'études, si peu humaines. Je ne peux pas voir le miroir de mon âme sur cette photo. De toute façon, vous savez quoi? J'ai une théorie qui veut que si ce dicton est vrai, et il l'est certainement comme la majorité de ses confrères, eh bien le miroir de l'âme, la psyché si on veut être baudelairien ou brassensien, ne peut être consulté que par autrui. Autrement ce serait trop facile. (Il nous reste cependant le troisième oeil, dont Bernard m'a l'autre jour judicieusement rappelé l'existence, et dont je crois bien qu'il pourrait être examiné par soi-même -- mais ici, pour mieux rendre cette idée du regard profond, j'aurais voulu écrire l'anglais «could be peered into», comme dans le monde de Tolkien on «peer» dans les palantiri, ces pierres qui permettent de voir ailleurs au sens large, soit dans le temps, dans d'autres lieux, dans soi ou les autres... )

Digression est un mot de dix lettres.

Mon autoportrait est raté. Cependant, il aura au moins eu le mérite de me montrer la face. Voilà, c'est moi, dans toute la splendeur de la vie ordinaire, avec serviette verte sans âge et peinture jaune-vieille-fumée-de-cigarette fournie avec l'appartement et jamais remise en question sérieusement parce que, parce qu'il y a tant d'autres choses à faire que de remettre en question la couleur de la peinture quand on n'est pas chez soi. Je voudrais vous sortir un souvenir, au moins, quelque chose, mais je n'en vois aucun qui se pointe le bout du nez dans ce portrait ébahi. Peut-être faut-il, comme le faisait Van Gogh, recommencer, réessayer. Se «modifier le portrait» pour rendre les choses intéressantes ou différentes (mais moi je ne coupe rien sauf les poils, promis). Allez, je remballe mon ordi. Demain, je ferai le portrait de mon pied gauche ou de ma première chanson scoute, mais je laisse tomber le visage. Pour l'instant.