19.11.05


-- C'est la «Mondschein».

Hubert était chiant. Mais à l'époque, c'était encore un ami.

-- De Beethov', tu sais?

Va chier. Bien sûr que je sais. Il ne me manque que de savoir assez d'allemand pour épater la galerie, c'est tout. Hubert, avec cet accent français qui lui venait de son père, te lançait de ces vérités avec une assurance déconcertante. Et quand en plus il y avait de l'allemand là-dedans...

Nous étions chez un autre copain, Gilles, et nous écoutions des disques. Gilles, qui aimait courir les ventes de garage, était revenu ce jour-là avec un trésor: une boîte de dizaines de disques qu'on bazardait pour vingt-cinq dollars. Il avait jeté un coup d'oeil et pris le tout sans trop poser de questions. Il avait fait une très bonne affaire, alors pour fêter, il nous avait invités à boire un coup en écoutant le tout. Au hasard. Et on était tombés sur la sonate Clair de lune. Les premières notes nous avaient instantanément fait taire. Sauf Hubert, qui n'avait pas pu résister à étaler son savoir. Mais même lui se l'était fermée ensuite.

Tout le temps du premier mouvement, nous avions regardé à terre ou, couchés sur le divan, nous avions imaginé dans le plafond des horizons lointains. Une grande nostalgie nous enveloppait, et il s'agissait de ne pas rencontrer le regard des autres. La nostalgie, comme la douleur sa cousine, ça se vit seul. Et puis, après un intermède, le troisième mouvement fougueux, déchaîné, autre, bien que comportant toujours une pointe de tristesse, nous avait fait nous redresser sur nos sièges. Nous nous regardions à présent, comme pour s'assurer que nous entendions tous la même chose, à la fois transportés et éberlués par tant de prouesses. Nous portions nos verres à nos lèvres, mais toujours en gardant le silence.

Gilles mettait la musique très fort, alors après les dernières notes, calme plat. Ce silence oppressant que personne n'ose briser pendant, pendant...

-- Un autre verre?

Oui, bien sûr, tout ce qu'il faut pour enfin revenir à la parole. Hubert, lui, était tout de suite revenu à la musique. Il était chiant, mais il en connaissait long. Et de nous raconter la période de la vie de Beethoven qui correspondait à cette oeuvre, avec des désespoirs qui semblaient d'une autre époque, et un amour impossible, beau et mortel comme une mer du nord. On aurait dit qu'Hubert relatait sa propre vie tant il savait les détails, les dates, les moments décisifs.

Je l'écoutais en regoûtant le vin de Gilles, transporté cette fois par des mots. Gilles avait mis un autre disque, de la musique de fond sans conséquence. C'était parfait.

À la fin de l'histoire d'Hubert, Beethoven était mort, ou sourd, ou les deux, et je n'en pouvais plus de déprime. Alors j'ai proposé qu'on sorte. L'air nous ferait du bien, que j'ai dit, et comme de fait, une fois sortis dans la fraîcheur de novembre, tout allait mieux. Les esprits étaient secoués.

Nous sommes allés au bar habituel. Danser, ça ferait du bien. Boum-boum, rien de plus, et adieu les clairs de lune pathétiques. J'espérais aussi, sans que j'en aie rien dit aux autres, rencontrer Michelle avec qui je flirtais depuis quelques temps. Je savais qu'elle serait là. Comme de fait. Sauf que c'est Hubert qui l'a accrochée. En continuant à parler de Beethoven. J'ai bien essayé de faire dévier la conversation, mais rien n'y faisait. Faut croire que ces deux-là étaient dûs. N'empêche, il faisait chier une fois de plus. Alors j'ai continué à boire avec Gilles.

Plus tard, Hubert et Michelle sont passés près de nous en se rendant vers la sortie. Hubert m'a jeté un regard instantané dans lequel il y avait peut-être une pointe d'excuses: «Désolé, vieux.» Mais ce n'était pas ça qu'il disait, je l'entendais qui parlait à Michelle. Il lui disait «Mein liebe».