21.11.05

Je continue. À savoir si l'écriture demeure utile quand on atteint un certain état d'osmose avec le monde. Quand on fait un avec le grand tout, si je puis m'exprimer ainsi.

(Il faut toutefois se poser une question essentielle: est-on vraiment jamais séparé du grand tout? Bien que notre ego puisse nous conduire à le croire, est-il seulement possible que nous, créatures faites de morceaux du grand tout, puissions jamais être séparés du grand tout? On peut en douter. Que nous soyons le sucre dans le gâteau ou le sel de la terre, comment se dissocier du reste? Mais bon, je pense que puisqu'on peut s'imaginer, se croire, se sentir dé-lié de tout ce qui n'est pas nous, le problème se pose. Ça se complique.)

Prenons Vancouver aujourd'hui. La soeur de Céline est en visite, alors nous avons voulu lui faire voir Stanley Park. Un bon début, quand on se trouve à Vancouver. Cependant, en fait de faire voir, c'était raté: une brume incroyable avait envahi la ville. Elle est toujours là, d'ailleurs: sortez, et vous vous sentez comme si le p'tit Jésus avait parti l'humidificateur. L'air vous rentre dedans à moitié liquide, vous le sentez se déposer sur l'intérieur de vos poumons plein de moiteur. Pas étonnant que les arbres dans le coin aient tous le tronc verdâtre de mousses...

Mais ne nous égarons pas et prenons Vancouver aujourd'hui: cette brume, ces plages, ces arbres, cet air, cette mer invisible mais bien là, quelque part, ces montagnes imaginaires mais néanmoins massives, immémoriales, cette belle-soeur, cette blonde, ces enfants, ce moi. Tout cela est fait des mêmes matériaux de base. Tout cela provient du même ragoût primordial. Tout cela est relié. Pourquoi nous en rendons-nous si peu compte? Pourquoi voyons-nous avant tout ce qui nous sépare? Il y a probablement bien plus qui nous lie qu'il y a qui nous distingue. Nous sommes peut-être plus «un» que nous aimerions même le croire...

Je crois que l'écriture sert en partie à poser ce problème, et en partie à tenter de le résoudre. Elle peut bien sûr servir aussi à une foule d'autres choses, comme elle peut probablement aussi ne servir à rien. C'est au choix, ou au besoin. Et si elle est un moyen de la recherche de l'unité, que devient quand l'unité est atteinte? Peut-être qu'elle devient alors unité elle-même. Je pense à Thomas Merton, un grand bonhomme qui a peut-être atteint l'unité. (Si lui ne l'a pas atteinte, alors qui le fera?) Henry Miller: même chose, dans un registre absolument différent. Et pourtant ces gars-là on écrit jusqu'au bout. Peut-être quête au début, l'écriture est ensuite devenue rayonnement; de question elle s'est métamorphosée en déclaration. D'amour, en majeure partie. Car une fois que l'unité est atteinte, peut-on parler d'autre chose? (Ce n'est pas à moi qu'il faut le demander!)

Dire Vancouver aujourd'hui, c'est replonger dans le vécu d'il y a quelques heures tout en étant immergé dans celui de maintenant. C'est inventer un degré de profondeur à l'existence, c'est se faire l'écho de la manifestation. Je proclame par exemple la beauté de cet épaulard sculpé en totem, à l'évent devenu une bouche autour de laquelle deux mains en éventail font le geste qui accompagne le cri, et je me rapproche à nouveau de lui, plus même que j'ai pu le faire en le voyant à trente pieds de distance. Je veux m'unir à lui, à cette beauté plastique, mais aussi à l'intention de ceux qui l'ont créé, à l'animal réel dont on a fait l'image, qui fend les mers quelque part à l'ouest, à l'arbre qui a donné le bois et la vie pour permettre la sculpture, à l'existence qui a permis cette rencontre étrange entre des êtres morts et vivants, vrais et imaginaires. Au temps, dont je ne sais plus trop s'il nous sépare ou nous unit.

L'écriture est comme la brume. Elle peut tout cacher de son écran magnifique ou être ce qui unit et pénètre toute chose. Et elle peut bien sûr être les deux à la fois.