29.4.06

J'ai parfois eu des visions dans les bois.

Je dis ça parce que j'ai devant moi une photo d'un boisé de bouleaux, une bétuleraie, pour utiliser le mot savant, et ce réseau de minces fûts blancs me rappelle distinctement deux moments précis de ma vie en forêt.

J'ai écrit «visions», mais en fait, il s'agit plutôt de moments de grâce, ou d'éveil. Il est difficile de trouver le mot juste. Le mot «entier» me vient à l'esprit. «Magique», aussi.

Les deux fois, c'était dans le contexte de camps scouts. Dans les grands jeux d'après-midi, il y avait parfois place à être seul, soit parce qu'on suivait sa quête vers quelque part, soit parce qu'on s'écartait un moment de l'objectif et qu'on partait dans ses pensées, oublieux de toutes ces histoires de cartons à trouver et d'indices à découvrir. J'étais très bon dans la seconde option.

Je me suis donc retrouvé un jour par les sentiers chauds et secs de l'août, plus pris par mon propre imaginaire que par quoi que ce fût d'autre. Et puis, à l'endroit où le sentier se divisait en deux, je les ai vus.

Il y avait là trois bouleaux qui faisaient tronc commun. C'était tellement bien défini, comme s'il s'agissait de trois champignons ou de trois feuilles partageant la même origine. Mais il s'agissait bien de trois arbres, légèrement courbés à la base, puis droits et clairs dans la lumière de l'après-midi. En haut, leurs feuillages confondus faisaient qu'ils s'unissaient de nouveau. Et je n'ai jamais bien compris pourquoi, mais je me suis dit à ce moment-là «Voici ce que je suis. Ces arbres-là me représentent, ils sont moi.» J'ai pensé ensuite que si un jour je devais avoir un blason, il serait à l'image des trois bouleaux.

Je suis demeuré là quelques minutes, méditatif, l'esprit plein mais sans pensées, me balançant peut-être légèrement comme un arbre dans le vent. Et puis j'ai continué: là-bas, le lac m'appelait, avec à ses berges les rochers chauds et les pins, ces autres arbres magnifiques.

La seconde fois, j'étais devenu animateur. Et dans ces fonctions, parfois, nous faisions des jeux CONÇUS pour que les jeunes aient à se lancer dans quelque quête, perdus dans les bois, ce qui nous laissait quelques temps de repos et de silence. Par un après-midi semblable, j'étais donc allé m'asseoir sur l'immense rocher près du lac. Il faisait beau. Un petit vent doux berçait l'existence. Et je me suis mis à regarder, là-bas, juste au-delà du quai rudimentaire qui nous permettait de sauter à l'eau, un petit peuple de bouleaux (je l'aime donc, celle du peuple, et je la reprends de temps à autre, en tirant mon chapeau à Maupassant). Les feuilles des bouleaux, vous le savez peut-être, ne s'agitent pas autant que celles des peupliers faux-trembles quand le vent s'éveille, mais elles se dandinent quand même pas mal. Et leur danse sans nombre m'hypnotisait, perdu que j'étais dans ces milliers de reflets vert d'or qui disparaissaient aussi vite qu'ils étaient nés. (Jean-François, dis-moi, était-ce là le jour où nous avions débouché le Gewurzstraminer???) La chevelure des bouleaux avait un parfum baudelairien, et ses mouvements évoquaient en moi des souvenirs d'avant ma vie. Les troncs graciles aussi bougeaient selon une chorégraphie plus discrète mais tout aussi touchante, faite d'ondulations fascinantes et de taches d'ombre et de lumière (mais l'ombre est si claire sur la peau blanche des bouleaux!).

Toujours assis sur mon rocher, je regardais cela, et sentais moi aussi le vent m'appeler à la danse. Je partageais le dessein de la forêt.

Mais ces moments sont fugitifs. Un nuage est-il passé, une pensée a-t-elle surgi? Je ne sais plus, mais il m'a bien fallu retrouver mon nom, mon corps, mon esprit d'animateur. Et la journée a repris en jeux, en repas, en feu de camp.

Les bouleaux étaient redevenus des arbres.