23.7.06


Je sais que j’ai pas mal fini un déménagement quand mes trois volumes de la Recherche du temps perdu sont enfin placés quelque part sur le rayon d’une bibliothèque. Ce que je viens juste de faire. Depuis combien d’années trainé-je ces bouquins aux pages trop fines, dont la masse devient lourde et retombe entre les mains, aux pages trop chargées de texte, à tel point que, parfois, en finir une seule relève de l’exploit? Depuis quinze ans, certainement. Alors j’ai développé envers eux, malgré tout, un certain attachement, qui n’a pas été assez cependant pour me pousser, jusqu’à présent, à en finir la lecture, de sorte qu’après plusieurs épisodes de plongée dans la Recherche, j’en suis pour le moment à la deuxième partie de Sodome et Gomorrhe, soit un peu plus loin que la moitié, mais l’entreprise a été mise de côté depuis de très longs mois.

Je suis quelqu’un qui commence beaucoup de choses -- mais qui en finit beaucoup moins.

Les déménagements ont cela de bon qu’ils nous permettent de réaliser certaines choses qu’on saisit autrement plutôt mal: lourdeur de tout ce qu’on amasse sur son chemin; importance très relative de certaines choses auxquelles on croyait pourtant tenir très fort; douleur incompréhensible que cause le fait de ressentir physiquement le passage du temps (on retrouve telle photo, tel dessin, telle lettre, et c’est comme si on voyait soudain notre vie avec, en surimpression, des graduations semblables à celles qu’on trouve sur une tasse à mesurer...). J’ai sorti tout à l’heure d’une boîte des piles de pages remplies d’encre verte, celle que je privilégie. Certaines faites de lignes bien droites, à l’écriture presque calligraphiée; d’autres à la texture croche, avec ratures, dessins, changements de sens. J’ai connu le désir de m’y plonger, de lire moi, mais il fallait ranger et j’ai donc préféré considérer le tout en tant que chose pesante, accomplissement à la livre.

(Autrefois, ma mère achetait ainsi certaines choses à la livre, par exemple chez Favorite, dont nous prononcions le nom en français. Dans cette boucherie au nom pourtant bien anglais, les travailleurs étaient Hongrois, je crois, et les enfants qui y venaient avaient droit à de petits bonbons tendres à saveur de fruits, qu’à ma connaissance on ne trouvait pas ailleurs.)

J’ai donc rangé mes écrits à la livre sur une tablette de ma garde-robe. Il s’agit évidemment du pire endroit pour des écrits: les voici flottant dans de sortes de limbes, pas tout à fait existants, mais pas non plus oubliés complètement.

Et puis il y avait les cahiers (car je parlais jusqu’à maintenant d’écritures sur pages blanches, flottantes, morceaux d’écume sur une mer heureusement infinie). J’adore les cahiers. Voudrait-on me faire plaisir, on n’aurait qu’à m’offrir un beau cahier, belle couverture, pages douces et blanches, ou crème, ou parcheminées, peu importe pourvu que la plume y coule comme un noyé qui serait heureux d’aller trouver l’abysse. Je sais, c’est un peu étrange, comme image, mais pas de censure, Bergeron, pas de censure (aurait pu dire monsieur Valiquette, prof de secondaire à la barbe longue et à la verve démesurée). J’aime les cahiers et j’en possède plusieurs, des grands et minces, des moyens, des petits qui deviennent carnets de notes, des beaux, des ben ordinaires, chacun ayant été acheté avec une fonction assez précise en tête: pour quand je vais écrire au café, pour avoir sur moi en tout temps et prendre des notes sur le vif (ça ne fonctionne jamais mais j’en possède plusieurs de ce type), pour l’écriture matinale quand je la pratique, pour sortir des idées d’histoires, pour laisser place au dessin (les Clairefontaine non lignés).

Acheter un cahier neuf! La joie! Le monde devient un instant fait uniquement de possibles: naîtra-t-elle dans ces pages, la phrase-fleur (oui, il pourrait suffir d’une seule) qui couronnera cette existence? L’opuscule deviendra-t-il lourd d’écriture verte et sans conséquence mais assez beau pour devenir objet agréable à regarder? S’agit-il d’une fenêtre qu’il sera possible d’ouvrir sur le joli paysage du plaisir de l’écriture (et à chaque fois qu’on veut ainsi ajouter une fenêtre à son petit édifice, on se dit qu’il n’y a peut-être plus assez de place sur les murs, mais que peu importe après tout puisque l’essentiel est de voir, voir, voir!).

Et puis on commence à écrire, et l’écriture est chose vivante, l’écriture peut avoir mal, elle est parfois euphorique, parfois ennuyée, elle peut être malade, s’égarer, méditer, exulter, elle peut regorger de confiance ou au contraire vouloir se terrer, anonyme, et même remonter le courant, changer de sens, changer de vie, changer de nom. Et il arrive même qu'on craingne pour sa vie.

Tout ça pour dire que mes cahiers sont souvent laissés à l’abandon. Et je me dis alors, pour m'encourager, que toute ces pages blanches qu’il leur reste leur permettent de mieux respirer... Mais dans ces champs stériles ne poussera aucune herbe folle.

Ces jolis cahiers ne sont que des projets laissés en plan. Des clôtures non terminées. Des cartes du ciel où quelques étoiles seulement apparaissent.

Et pourtant, oui, chacun d’eux est aussi une bouteille où se trouve un espoir, une larme, un souvenir, une image. Et comme de l’écume, jamais la mer ne pourra se lasser de bouteilles.

1 Comments:

At 13:25, Anonymous Anonyme said...

Ah!!! les cahiers, les carnets, les papiers... j'en ai des réserves pour toutes les occasions et pour... des années ! ce qui n'empêche pas que, lorsque j'en vois qui me tentent, je ne peux tout simplement pas y résister...
Bravo pour ce joli texte plein de sensibilité et pour le blog tout court !

 

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